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SALLE 3 - VITRINES 4 et 5 : HÂPY, FIGURE DE FÉCONDITÉ

Publié le 26 août 2008 par Rl1948
   Nous voici presque arrivés, ami lecteur, au terme de notre visite détaillée de la salle 3 du Département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre; salle dédiée au Nil envisagé, comme je l'avais expliqué d'emblée dans mon article du 29 avril dernier, selon trois axes primordiaux :  
* l'environnement politique que j'avais évoqué à partir du socle de Nectanébo II (E 11 220) exposé dans la première vitrine;
* le cadre physique et naturel illustré par les deuxième et troisième vitrines. De la deuxième, j'avais détaillé les différentes embarcations dans un article publié le 13 mai; les cuillers en forme de nageuse le 20 mai; la faune nilotique, avec les poissons le 3 juin, les grenouilles et les canards le 10 juin et enfin les crocodiles et les hippopotames le 17 juin
   Et concernant la troisième vitrine, je me suis longuement attardé sur le bas-relief aux poissons, pour lequel je vous ai proposé plusieurs billets dont le premier datait du mardi 1er juillet et à partir duquel j'ai tenté de décoder, dans mon article de rentrée, le mardi 12 août, la traditionnelle scène de pêche dans les marais à l'une desquelles, manifestement, ces fragments du Louvre avaient appartenu. 
* Le troisième et dernier axe de réflexion proposé dans cette salle par les Conservateurs - sujet du présent article - s'attache, à partir des deux dernières vitrines, à envisager l'aspect religieux, avec l'évocation de Hâpy, Génie de la Crue du Nil.

VITRINE  4
 
SALLE 3 - VITRINES 4 et 5 : HÂPY, FIGURE DE FÉCONDITÉ
  
   Statuette de Hâpy, incarnation divine de la crue du Nil, de 12, 3 cm de hauteur, en bronze, datant de la Basse Epoque. Ventre bedonnant, poitrine manifestement féminine, coiffé d'une perruque tripartite surmontée du signe hiéroglyphique de l'eau d'où émergent trois plantes aquatiques, Hâpy est agenouillé et présente une table d'offrandes.
(E 4 874)

  
SALLE 3 - VITRINES 4 et 5 : HÂPY, FIGURE DE FÉCONDITÉ
   Acquis en 2003, cet élément de parure cultuelle en faïence siliceuse ajourée, datant de la XIXème dynastie, représente un génie de la prospérité porteur de deux vases à libations, de papyrus et de nénuphars, plantes héraldiques respectivement de la Haute et de la Basse-Egypte, ainsi que de signes de vie "ankh". Au revers, le pharaon Ramsès II trônant. 
(E 32 663)

  
VITRINE  5
SALLE 3 - VITRINES 4 et 5 : HÂPY, FIGURE DE FÉCONDITÉ

   Relief des Génies de la Crue du Nil, en grès, datant de la XXVème dynastie. Sur des plateaux chargés de vases à libations ornés de fleurs des marais, ils apportent "toute chose bonne et pure" à Chépénoupet II, divine adoratrice d'Amon.
Au bas, une frise de signes "toute vie et pouvoir".
(E 27 208)
  
   Il est assez paradoxal de constater que le panthéon égyptien n'a nullement proposé de personnification des cours et des étendues d'eau du pays. Car même si, par facilité, certains égyptologues emploient encore très souvent l'expression "dieu du Nil", il est absolument avéré qu'il n'y eut jamais semblable divinité dans l'Egypte antique, probablement parce qu'un dieu ne peut être que bon, et que manifestement, le Nil ne fut pas toujours bénéfique, loin s'en faut ...
   En revanche, et parce que précisément ce fleuve leur permettait de subsister en leur apportant la nourriture grâce à ses débordements annuels quand ils étaient suffisants, les Egyptiens accordèrent le statut de divinité à un concept : celui de prospérité, celui de l'abondance et de ses causes dont, nul ne l'ignore plus depuis Hérodote, la principale est l'inondation bienfaitrice. 
   SALLE 3 - VITRINES 4 et 5 : HÂPY, FIGURE DE FÉCONDITÉ  
   Et à cette personnification de la crue du Nil, fleuve nourricier, fut attribué le patronyme de Hâpy, qui s'écrivait phonétiquement en y ajoutant bien évidemment le hiéroglyphe de l'eau en guise de déterminatif, répété trois fois pour signifier le pluriel. Parfois aussi, certaines graphies se terminent par le hiéroglyphe d'un personnage assis.
   Plus d'une dizaine de possibilités se retrouvent d'ailleurs dans la langue égyptienne pour signifier Hâpy comme, par parenthèses, en français dans la mesure où, jusqu'à présent, les égyptologues ne se sont pas encore mis d'accord quant à l'orthographe définitive à employer. On trouvera donc, dans la documentation le concernant, tout aussi bien Hâpy (version la plus courante néanmoins) que Hapy, Hâpi ou Hapi, toutes ces orthographes constituant de toute manière la translittération phonétique des trois hiéroglyphes : h pour la corde tressée, a pour le bras tendu et p pour le socle cubique. J'ajouterai, pour être complet, que certains ouvrages entretiennent la confusion avec un homonyme, souvent orthographié Hâpi, et qui est en réalité un des quatre fils d'Horus : rien n'est donc simple en la matière ...  
  
   Hâpy est toujours représenté sous les traits d'une personne andogyne. Même si certains égyptologues maintiennent qu'il doit être considéré comme un homme, à cause de sa barbe; un homme présentant en fait les caractéristiques de la suralimentation, puisqu'il est l'image même de la prospérité nourricière, sa poitrine abondante étant dès lors celle d'un homme quelque peu obèse, la majorité de la profession reconnaît en Hâpy un être ambivalent.
   Dans le Papyrus démotique de Berlin (B 13 603), on peut lire ce passage, très clair à ce sujet : 
   L'image de Hâpy, dont une moitié est un homme et dont l'autre moitié est une femme ...

   Enfin, et pour clore ces petites mises au point, j'ajouterai qu'il est maintenant la plupart du temps admis dans la communauté égyptologique de ne plus employer, pour le caractériser, des formulations telles que "Dieu du Nil", "Génie du Nil", mais plutôt "Génie de la Crue du Nil" ou, mieux encore, " Figure de Fécondité".  
   Quoiqu'il en soit de l'orthographe de son nom, du sexe et de la dénomination exacte à lui attribuer, durant toute l'histoire égyptienne, Hâpy bénéficia d'un culte et de manifestations festives en rapport avec l'espoir que l'on plaçait en lui : permettre une agriculture abondante.
   Il me semble opportun, ici et maintenant, de brosser à grands traits le cycle calendérique égyptien, à tout le moins pour ce qui concerne l'agriculture.
   Prenant sa source au coeur même de l'Afrique, le Nil, produit en fait de l'union, à Khartoum, au Soudan actuel, du Nil blanc naissant au niveau du lac Victoria et du Nil bleu provenant des montagnes abyssiniennes, a parcouru quelque 6 670 kilomètres quand il se jette dans la mer Méditerranée.
Il faut aussi savoir qu'en pénétrant sur le territoire égyptien proprement dit, il a déjà effectué pratiquement 80 % de son trajet.
   C'est évidemment le Nil qui fut l'élément cardinal motivant la tripartition de l'année par les Egyptiens :
1.  Saison "Akhet", de la mi-juillet à la mi-novembre : saison de l'inondation. SALLE 3 - VITRINES 4 et 5 : HÂPY, FIGURE DE FÉCONDITÉLe fleuve déborde, offrant à ses rives, sur quelques kilomètres de part et d'autre, non seulement l'eau tant attendue, mais aussi le limon fertilisant constitué des déchets  et des débris volcaniques qu'il arrache et charrie tout au long de son cours. Quant à la quantité d'eau apportée par la crue, elle dépend essentiellement de celle des précipitations que le fleuve a connues dans les montagnes d'Ethiopie.
2. SALLE 3 - VITRINES 4 et 5 : HÂPY, FIGURE DE FÉCONDITÉ  
Saison "Peret" : de la mi-novembre à la mi-mars. Le fleuve étant rentré dans son lit, les paysans préparent la terre et effectuent les semailles.
3. SALLE 3 - VITRINES 4 et 5 : HÂPY, FIGURE DE FÉCONDITÉ  
Saison "Chemou" : à partir de la mi-mars. C'est le temps des récoltes, et de la sécheresse avant le retour cyclique de la crue.
   Il est certes évident que les paysans égyptiens de l'Antiquité ignoraient totalement l'origine réelle de la crue annuelle du Nil : ils la croyaient en fait provenir d'une grotte souterraine située sur l'île d'Eléphantine. C'est la raison pour laquelle, dans toute la vallée, d'Assouan jusqu'au Delta, ils vénérèrent Hâpy en tant qu'incarnation de la crue afin de lui demander de fournir suffisamment d'eau et d'alluvions pour permettre une récolte florissante.
   Ce fut aussi à Eléphantine que de hauts fonctionnaires administratifs et militaires vinrent rendre hommage au fleuve; là enfin, qu'à l'époque ptolémaïque, les rois grecs puis, plus tard, à l'époque romaine, les préfets d'Egypte accompliront les actes du culte. 
   Sénèque lui-même, répercutant cette croyance, affirmera dans ses Questions naturelles que c'est à Eléphantine que les prêtres sont maîtres des premiers renseignements concernant la crue à venir.
   Dans tout le pays, des fêtes étaient organisées qui correspondaient à des événements agricoles réels :  quand on évaluait les promesses de la hauteur de l'inondation; quand le Nil commençait à lentement monter dans son lit, au solstice d'été; quand, vers le 19 juillet, le lever héliaque de Sothis matérialisait la crue, le débordement effectif; quand, enfin, dans le courant du mois d'août, la hauteur espérée, jugée suffisante pour qu'une bonne irrigation soit possible, était atteinte. Mais, chaque médaille ayant son revers, c'était aussi le signe que les impôts seraient exigibles ...
   Ces rassemblements festifs prenaient en fait la forme de réjouissances gastronomiques : on pouvait alors banqueter sans arrière pensée, assurés d'être à même, dans peu de temps, de renouveler les nourritures consommées.
   A l'époque gréco-romaine, ces fêtes connaîtront un regain d'intérêt dans la mesure où y seront associés des spectacles de théâtre et de mimes, des récitations de textes d'Homère, mais aussi des compétitions sportives, comme des combats de lutte, de pancrace ..., le tout étant pris en charge, pécuniairement parlant, soit par les dirigeants des nomes, soit par les prêtres, soit par des contributions en nature (des mesures d'orge, par exemple, pour la préparation de la bière) accordées par des particuliers aisés.
   Lors de certaines festivités, des objets étaient jetés dans le fleuve, en guise d'offrandes, sorte de do ut des avant la lettre : ce pouvait être de la nourriture, mais aussi des petites figurines de Hâpy, voire même des extraits d'invocations à lui adressées.
   En l'honneur de la crue du Nil, toujours, des sanctuaires furent un peu partout érigés, des processions organisées. Il n'est d'ailleurs pas rare de rencontrer, représentées sur les soubassements de certains temples, de longues théories de personnages replets, mamelles pendantes à l'image de Hâpy et portant  un plateau abondamment chargé de nourriture. Souvent au nombre de 42, ils personnifient chacune des divisions administratives de la Haute et de la Basse-Egypte, les nomes, et sont accompagnés d'animaux voués au sacrifice, comme des petits veaux, des gazelles, des oryx, de jeunes autruches ... 
  Ainsi, ceux de mes lecteurs qui ont déjà visité Thèbes se souviennent-ils peut-être de ces processions de génies de la fécondité (que les guides appellent aussi parfois "processions des Nils" ou "procession des nomes"), gravées en creux, notamment sur la Chapelle rouge dédiée à la reine Hatchepsout, au musée en plein air; ou sur la base du colosse d'Aménophis III, au Xème pylône du temple d'Amon, à Karnak. 
  A propos de ce dernier souverain, d'ailleurs, considéré comme un dieu dès avant son décès, il faut savoir qu'il fit exécuter statues et statuettes le représentant bedonnant, tel un Hâpy, visant ainsi, par mimétisme, à démontrer la prospérité qu'il avait apportée au pays durant son règne et le plaçant - propagande politique oblige - sur le même plan qu'une divinité créatrice. Il s'assimilait de la sorte à l'abondante moisson due à la crue bienfaitrice.
   Il faut savoir aussi qu'à plusieurs endroits de la vallée avaient été construits des nilomètres, sorte de puits destinés à déterminer la hauteur du fleuve et donc la politique agricole à mener. Ainsi, pour l'irrigation du Delta notamment, le plus important d'entre-eux se trouvait à Memphis. Là était organisée chaque année une manifestation appelée "Fête du Déversement d'en haut", assimilant ainsi la crue à une chute d'eau céleste. Nous retrouvons évidemment là une évocation du mythe ancestral des larmes d'Isis. Cela signifierait-il, finalement, que la cause réelle de la crue du Nil, à savoir les pluies éthiopiennes que j'ai mentionnées ci-avant, étaient connues des prêtres ?
   Indépendamment des fêtes, des sanctuaires et des nilomètres sur lesquels je viens de m'attarder, je m'en voudrais de ne pas évoquer ces immenses stèles érigées à la frontière entre l'Egypte et la Nubie antique, à Silsileh, là où les falaises arabique et libyque sont tant rapprochées qu'elles s'engouffrent verticalement dans le fleuve. Au nombre de quatre, matérialisant la délimitation territoriale entre les deux pays, elles datent de la XIXème dynastie, sous les règnes de Séthi Ier, de Ramsès II, de Mineptah et de Ramsès III. Elles relatent en fait les plantureuses donations que ces souverains effectuèrent à des dates précises de l'année, au Nil, à son entrée sur le territoire égyptien.
   Assez profondément enfoncés dans le sol, entre deux colonnes, ces monuments respectivement de 257, 254, 248 centimètres de hauteur; la dernière, celle de Ramsès III, plus simple, n'en mesurant que 137, présentent un texte assez long énumérant la liste des offrandes, précédée, sous le cintre, de la spécification de la date d'érection et des noms du pharaon donateur.
   Ainsi, pour Ramsès II, par exemple, avons-nous :
   Première année, troisième mois de la saison chémou, dixième jour sous la Majesté de l'Horus "Taureau-vaillant, aimé-de-Mâat", les Deux déesses "Protecteur-de-l'Egypte, qui courbent-les-pays-étrangers", l'Horus d'or "riche-en années, grand-de-victoires", le Roi de Haute et Basse-Egypte, Maître-du-Double-Pays "Ouser-Maât-Rê, l'élu-de-Rê", fils de Rê, possesseur des couronnes, "Ramsès II", aimé de Hâpy, père des dieux; qu'il soit doué de vie, stabilité et force, comme Rê, à jamais.  

  
   Sous ce protocole, et avant la liste des offrandes, on trouve une adresse à Hâpy empruntée au long Hymne à la crue du Nil, poème de 14 strophes composé au Nouvel Empire dont, pour définitivement clore mon étude de la salle 3 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, je vous proposerai l'intégralité samedi prochain.
   Toutes ces manifestations en faveur du fleuve et de la crue personnifiée par Hâpy, tous ces rites magico-religieux qui souvent leur sont consubstantiels, n'avaient d'autre but, vous l'aurez compris ami lecteur, que de "forcer" la perspective d'un débordement plus que suffisant, permettant ainsi à chaque Egyptien d'obtenir les céréales en abondance de manière à subsister au moins une année encore.
   Car si vie il y eut, si grandiose civilisation put exister et à ce point s'épanouir dans cette région naturellement creusée entre les déserts arabique et libyque,  c'est bien grâce au Nil et à ses débordements annuels qu'on le dut.
   Et Hérodote n'avait certes pas tort quand, d'une certaine manière, il affirma que l'Egypte "était un don du Nil" ...
(Barguet : 1952, 49-64; Bonneau : 1971, 49-65; Delange et alii : 1993, 94-6 et 158-9; Hornung : 1986, 66-7; Meeks/Favard-Meeks : 1995; Traunecker : 1993, 53-4, 74 et 112)  

 
  

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