Magazine Culture

La « petite guerre » selon carl von clausewitz

Par Francois155

La lecture du livre de T. Derbent, « Giap et Clausewitz »[i], me donne l’occasion de présenter brièvement quelques-unes des idées du grand Carl sur ce qu’il appelle la « petite guerre ». L’auteur, dans son premier chapitre, résume en effet de manière synthétique et accessible la vision clausewitzienne de ce type de conflit.

Bien sûr, nous n’utilisons plus trop le terme de « petite guerre » aujourd’hui : en fonction des évolutions contextuelles et de nos réflexions doctrinales, nous lui préférons des appellations plus modernes, peut-être plus explicites dans un contexte historico-politique donné, mais qui n’ont pas la simplicité de l’appellation générique clausewitzienne. Ainsi préférera-t-on parler de « guerre populaire », de « guerre de libération nationale», de « guerre irrégulière », voire même de « guerre asymétrique » (une expression très en vogue aujourd’hui et qui recouvre en fait bien des procédés qui ne sont pas exclusivement réservés à l’irrégulier, mais c’est un vaste sujet…).

Il n’est pas inintéressant d’y revenir à travers les idées du maître prussien car, si ce dernier est unanimement reconnu comme le champion du décryptage des guerres interétatiques, il était finalement obligatoire pour lui qui, vivant et décrivant l’éclosion et la montée en puissance irrésistible de la Nation en armes, s’intéresse à ses manifestations violentes, qu’elles fussent le fait de soldats enrégimentés ou de petits groupes de miliciens combattant pour leurs terres. Il était également naturel que l’extension de la guerre à l’ensemble de la société, et les motivations idéologiques qui président à cette implication de tous dans l’activité militaire trouvent également à s’exprimer, dans certaines conditions propices, à travers l’emploi de groupes de civils utilisant momentanément les armes. Si la Révolution française a produit une nouvelle manière de faire la guerre interétatique, elle a également amorcé l’essor de mouvements insurrectionnels organisés plus puissants, plus efficaces et plus légitimes.

C’est, premièrement, au vu de la quantité des effectifs engagés que Clausewitz parle de « petite guerre » : des combats opposant de petites unités qui ne se battent pas dans le cadre plus vaste d’une grande bataille entrent dans cette classification. Les petites unités autonomes ont des caractéristiques propres qui les différencient des grandes armées en leur offrant certains avantages : elles peuvent passer partout, se ravitaillent avec moins de peine, peuvent retraiter en l’absence de route…

Techniquement, la petite guerre clausewitzienne peut donc être menée par des unités régulières. Mais l’insurrection, en revanche, est l’apanage de combattants improvisés, de civils en armes. Clausewitz énonce certaines conditions pour que l’armement des populations soit possible et rentable :

- Il faut que la guerre se livre à l’intérieur du pays.

- L’issue de la guerre ne doit pas dépendre d’une seule bataille qui serait perdue.

- Le théâtre des opérations doit couvrir un vaste espace.

- Le peuple qui mène cette forme de guerre doit pouvoir soutenir sur le long terme le caractère extrême de ce type de lutte.

- Le terrain doit être propice : coupé, difficile d’accès, montagneux, etc.

Les partisans n’étant pas des militaires professionnels, ils ne disposent pas de l’instruction et de l’armement suffisant pour mener des actions offensives prolongées. Ils sont, par nature, voués à la défensive stratégique (ils ne défendent aucune position décisive, évitent le gros de l’ennemi, mais usent son effort en s’attaquant à ses points faibles : les postes isolés, le train logistique, les lignes de communication) et à l’offensive tactique (ils se dispersent et, refusant une seule attaque principale, frappent de nombreuses cibles ponctuelles). Incapable de tenir longuement face à un parti régulier, la dispersion est la véritable manœuvre défensive de la guérilla.

Pour Clausewitz, l’insurrection est trop faible pour espérer vaincre de manière décisive par ses propres moyens : il ne la considère donc pas comme un élément pouvant mener victorieusement la lutte isolément, mais comme un moyen de défense subsidiaire accoudé à l’action d’une armée régulière[ii]. L’apport de petits groupes d’éléments « réguliers » pour former et aider les partisans est préconisé, mais doit se faire avec précautions : en tout état de cause, les groupes de guérillas doivent garder leur essence et leur émanation populaire, qui est également leur plus puissante source de légitimité auprès des populations locales.

Le facteur moral est, comme toujours, essentiel : les premiers foyers d’insurrection sont généralement dédaignés par l’ennemi, tout accaparé qu’il est à sa guerre « classique », qui se contente d’envoyer contre eux de faibles contingents ; la destruction de ces derniers donnera aux groupes de partisans des motifs de victoire avec toutes les conséquences prévisibles sur leur moral et l’exemple qu’ils pourront susciter parmi les indécis.

Il faut noter que Clausewitz put participer à la mise en œuvre pratique de ses conceptions de la « petite guerre ». En tant que principal collaborateur de Gneisenau et de Scharnhorst, il les inspira comme lorsque Gneisenau, en 1811, proposa à Frédéric-Guillaume III un plan d’insurrection générale qui comprenait la levée de milices destinées à harceler les arrières ennemis.

De même, lorsque Scharnhorst rédigea, en 1813, l’ordonnance sur la milice territoriale (la Landsturm), il était prévu que celle-ci devait « tourmenter l’envahisseur par tous les moyens ». Exemple type de la guerre de partisans, il était prescrit aux miliciens de « ne porter aucun uniforme d’aucune sorte pour que les hommes de la Landsturm puissent à tout moment reprendre leur condition de civils et rester inconnus de l’ennemi ».

Bien sûr, la « petite guerre » a connu une montée en puissance depuis l’époque de Clausewitz lui permettant, notamment, une certaine autonomie dans la gestion de la lutte à travers une dynamique visant à faire évoluer la guérilla vers un véritable outil militaire conventionnel. Dans le contexte historique qui était le sien, le théoricien ne voyait dans l’insurrection populaire qu’un mouvement destiné à affaiblir une armée d’occupation étrangère, en relation avec des éléments réguliers. Cette vision « nationale » de l’insurrection est toujours valable mais on a vu, au cours du 20éme siècle, des guérillas qui combattaient leur propre gouvernement, sur leur propre sol. L’insurrection devient alors, non plus seulement un pion dans un jeu interétatique mais un acteur à part entière dans un conflit intra étatique. Avec, bien sûr, l’implication plus ou moins grande d’observateurs/intervenants extérieurs.

Mais revenons-en à Clausewitz pour citer un extrait de son œuvre maître, « De la guerre », où il revient sur l’insurrection. A cette lecture, nous ne pouvons que constater, une fois de plus, l’indéniable intemporalité de la pensée clausewitzienne :

« Obéissant à une loi semblable à celle qui régit le phénomène de l’évaporation, l’insurrection agit en fonction de la surface. Plus l’invasion occupe d’espace, plus les populations ont de points de contact avec elle, et plus grande devient l’action du soulèvement de ces populations. Cette action mine graduellement les bases sur lesquelles repose la puissance de l’ennemi. Comme une combustion sourde, elle poursuit lentement son œuvre, et, par ce fait même, crée un état de tension incessante qui épuise l’élément sur lequel elle s’acharne. Cette tension diminuera sur certains points, quelques opérations vigoureuses la feront même parfois complètement disparaître, mais en somme, au moment où l’embrasement général étendra partout ses flammes, elle contribuera puissamment à forcer l’envahisseur à vider le sol de la patrie, sous peine d’y trouver son tombeau. »



[i] Un excellent ouvrage, soit dit en passant, mais dont l’intérêt stratégique se trouve hélas perturbé par le parti-pris idéologique de l’auteur, fervent thuriféraire des thèses marxistes, ce qui le pousse à des tics de langage et à des présupposés politiques qui amoindrissent la portée de son étude. Du moins pour ceux qui ne partagent pas ses convictions…

[ii] On pense, naturellement, à la guerre d’Espagne contre les troupes napoléoniennes, avec les « guérillas » combattant plus ou moins en rapport avec les troupes régulières alliées.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Francois155 82 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines