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Pour en finir avec “la rue arabe”

Publié le 06 octobre 2008 par Gonzo

Après les excès télévisuels de ramadan, “cpa” vous propose cette semaine la traduction des commentaires du romancier libanais Elias Khoury sur cette fameuse “rue arabe” dont les médias aiment tant nous parler ! (Article publié dans Al-Quds al-’arabi, le 1 septembre 2008). En guise de notes, des commentaires vers de précédents billets…

La rue arabe

Le phénomène des télévisions satellitaires a fait entrer dans le vocabulaire politique arabe courant une nouvelle expression, “la rue arabe”. Une expression qui ne veut rien dire en voulant tout dire. Il est arrivé que l’on compare le rôle que jouent les télévisions satellitaires, et en particulier la chaîne Al-Jazeera, avec celui que joua autrefois “La Voix des Arabes” [la radio] au temps de la montée en puissance du projet nassérien. Je me dispenserai de revenir sur le destin de cette Voix des Arabes après la défaite de Juin 67, lorsque [son présentateur] Ahmad Saïd devint l’exemple par excellence d’un sophisme frisant la stupidité. Pareille fin ne doit pas nous faire oublier ce que furent les promesses des débuts quand la Voix des Arabes incarnait vraiment un projet politique grâce à un développement technique, celui de la naissance du transistor, qui allait provoquer un total renversement des données politico-médiatiques en permettant que la voix de Nasser, émise depuis Le Caire, puisse être entendue jusque dans les Aurès en Algérie.

La Voix des Arabes fut l’aboutissement d’un vaste projet à la fois politique, culturel et médiatique, auquel participèrent des artistes comme Abdel-Halim Hafez et des journalistes comme Mohammed Hassanein Heikal. Les intellectuels communistes s’y associèrent alors qu’ils sortaient à peine des prisons où le régime d’Abdel Nasser les avait jetés. Forme médiatique d’un vaste projet politique, la Voix des Arabes était l’écho populaire de ce qui s’écrivait dans le quotidien Al-Ahram qui, sous la direction de Heikal, rassemblait alors la totalité des intellectuels égyptiens.

A cette époque, on parlait des “masses arabes”, ces masses qui, sous la conduite d’officiers issus d’une petite bourgeoisie d’origine rurale, occupaient les rues de Bagdad, de Mossoul, de Beyrouth, de Damas… Mélange de coups d’Etat militaires et de révolutions populaires, les renversements de régime se succédaient les uns aux autres à un rythme toujours plus rapide, jusqu’à cette guerre de juin 67, début du reflux.

Par cette expression de “masses arabes”, qui devait devenir par la suite la cible de toutes les plaisanteries, on désignait alors des forces réelles, capables de mobilisation, même si elles étaient la traduction d’une rencontre problématique entre un vague projet national de type prussien et une lutte de classe où finit par l’emporter un capitalisme d’Etat naissant, prélude en réalité à la phase de libéralisme économique et de privatisation “à la Sadate”.

Aujourd’hui, les télévisions satellitaires ont remplacé les transistors et une nouvelle formulation est venue chasser l’ancienne. Aujourd’hui, on parle de “rue arabe”, une expression qui n’a guère de sens et qui n’aurait pas dû survivre à la première mise à l’épreuve qu’elle a connue, lors de la seconde intifada. Durant les six premiers mois de ce soulèvement, tous les foyers arabes ont reçu ces images que les correspondants et les correspondantes des chaînes arabes commentaient avec des trémolos dans la voix. Sur les plateaux des studios de télévision, des cris s’élevaient, promettant la réaction de “la rue arabe”, une “rue arabe” qui est pourtant restée silencieuse, comme au spectacle.

Il y a fort à croire que ceux qui forgèrent cette nouvelle expression étaient à la recherche d’une formule aussi neutre que possible. Les médias d’aujourd’hui sont financés par des puissances pétrolières aussi peu soucieuses de solution à la cause palestinienne que de nationalisme arabe. Le Qatar [siège d'Al-Jazeera] accepte sur son sol une présence militaire américaine et ne peut, compte tenu de sa taille, que s’en tenir à un rapport de forces des plus subtils. Quant à l’Arabie saoudite, son fondamentalisme bien embarrassant après les événements du 11-Septembre l’a paralysée pour un moment et sa seule proposition fut une initiative de paix dont l’existence était totalement conditionnée à son adoption par les USA. Dès lors que ces derniers restaient alignés sur Israël, cette initiative était vouée à rester figée dans le vide, dans l’attente d’une évolution quelconque.

Les chaînes satellitaires crurent trouver une solution à cette impasse en s’apuyant sur les courants salafistes [traditionalistes], sous toutes leurs formes. Mais au lieu d’être un facteur susceptible de mobiliser la rue arabe, cette orientation portait en elle toutes les contradictions propres à ces courants, ce qui se traduisit [sur les écrans] par une inflation des problèmes de jurisprudence (fiqh), et en particulier des questions relatives à la manière dont le droit musulman se propose de légiférer la vie quotidienne. Seule chaîne satellitaire à posséder un projet politique clair, Al-Manar, [proche du Hezbollah] au Liban, était vouée compte-tenu d’une situation confessionnelle très conflictuelle à ne guère pouvoir agir sur “la rue arabe” pour qu’elle ne soit plus spectatrice mais actrice.

L’idée d’une “rue arabe” signifie implicitement repli sur soi, absence de constitution d’une opinion publique agissante et capable de produire des changements. Pour en observer l’expression la plus complète, à la fois en tant que concept et comme réalité concrète, il faut se tourner vers un autre type de chaînes satellitaires, celles qui se spécialisent dans les émissions de distraction, les clips musicaux et la vie des vedettes du moment, et s’intéresser à ce phénomène des feuilletons turcs, aboutissement logique de ces séries mexicaines [des années 90] capables de persuader la masse ordinaire des téléspectateurs que les Mexicains s’exprimaient couramment en arabe classique ! Pour ce qui est de Nour, le célèbre feuilleton turc, il aura réussi à faire croire aux femmes arabes que l’homme idéal doit être blond, avec des yeux langoureux à l’image de son héros, Mouhannad ! Et quant aux émissions de divertissement dont la chaîne Rotana et ses semblables se sont fait une spécialité, ils auront réussi à faire pénétrer dans les foyers de la région une esthétique de boîte de nuit et à réduire la femme arabe à une simple marchandise, avec pour modèle ces artistes-chanteuses qui se trémoussent au son des refrains publicitaires.

La logique intrinsèque du divertissement, qui ne cesse de grandir et de prendre une place démesurée, offre malgré tout une échappatoire aux pressions que subissent des sociétés totalement voilées. La femme-jouet devient une sorte de compensation à la femme claquemurée sous son voile, et la liberté des héros des feuilletons remplace le fait que la femme n’a pas le droit de conduire ! En pénétrant dans les foyers, cette esthétique de boîte de nuit révèle les double-standards qui déterminent les comportements des hommes arabes. A son époque, Ahmed Abdel-Jawad, le héros de la Trilogie de Naguib Mahfouz, était capable de tracer des limites claires entre ce qui se passait entre les quatre murs de son foyer et ce qui se déroulait ailleurs. Mais lors que tout est emmuré, lorsque c’est la ville tout entière qui est enveloppée de voiles noirs, il n’est plus possible de suivre les règles du jeu de la Trilogie : c’est au sein même du foyer qu’est dressée la scène de cabaret et c’est la vie quotidienne qui est soumise à toutes les contradictions possibles.

On comprend mieux ce qu’est “la rue arabe” dès lors qu’on la saisit dans cette dualité qui paralyse toute action et qui impose une paralysie totale.

Incroyable dualité associant une politique sans horizon à une culture sociale construite sur un mélange d’hypocrisie et de fuite ! La politique n’est plus rien d’autre que la recherche d’images suggestives, même si cela doit ouvrir les portes à Al-Qaïda et à ses pareils. Quant à ce qui relève du social, tout s’y réduit à une simple excitation, à une compensation psychologique, sans traductions concrètes et sans autre existence que sur les écrans.

La “rue arabe” est faite de toutes ces rues pleines de pauvres et de malheureux qui ne voient rien d’autre qu’une solution individuelle à leurs problèmes et qui cherchent sur les écran une illusoire compensation.


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