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Eux autres, kurdes...

Publié le 09 octobre 2008 par Edgar @edgarpoe
Ce texte est rédigé par Olyvier, qui revient de presque un mois au Kurdistan.
Pour prolonger ces impressions, je ne peux que vous inviter encore
à parcourir le blog qu'il a rédigé sur place.
Bonne lecture, Edgar



De la frontière iranienne à la frontière syrienne, de Dogubeyazit à Mardin, j'ai parcouru l'essentiel du Kurdistan turc, selon un arc allant du nord-est au sud-ouest. Ce voyage a duré environ trois semaines et, même si je n'ai pu m'approcher des zones où les combats sont les plus visibles, et encore moins franchir la frontière irakienne, j'ai caressé l'ensemble de la région.
J'écris bien : « caressé ».

J'entends par là que je suis resté en surface des choses, extérieur, mais que cette extériorité ne m'a m'interdit ni la proximité, ni la bienveillance, ni le plaisir.

Pourquoi suis-je parti au Kurdistan ? Je n'en sais rien moi-même. Je n'avais pas de compétence particulière pour m'intéresser à ce sujet, et je demande par avance pardon à tous ceux, nombreux, mieux informés que moi de ces questions, et que mes «impressions» pourront agacer.

Bien des idées qui sont encore aujourd'hui miennes - de mon jacobinisme à ma compréhension d'Israël - faisaient de moi plutôt un client de la République turque, telle que je la découvris à vingt ans, au bras de l'un de ses fils, ardent. Et j'ai la conviction, autant que le souvenir amoureux, ou sensuel, tenaces.
Pourquoi donc, alors, le Kurdistan ?


J'ai peut-être été agacé de l'insistance avec laquelle quelques turcs rencontrés cet été m'enjoignaient de ne pas y aller. à moins que tout simplement le désir de me perdre, y compris dans mes certitudes, fût plus fort que toutes les sirènes de la sécurité ; peut-être vivons-nous aussi un moment d'effondrements propice aux aventures du coeur et de la pensée.

Le Kurdistan a une frontière reconnue par l'armée turque : elle est constituée de ces premiers barrages qui coupent les routes en direction de l'Est. Nous entrons alors dans une zone dominée par la peur, réciproque : population civile à majorité kurde d'une part, armée turque maintenant l'ordre et se protégeant d'éventuelles attaques, d'autre part. Au delà de cette ligne des premiers barrages, j'ai vu, même dans les plus petites villes et dans un quotidien parfois obsédant, les passages des blindés, ceux des auto-mitrailleuses, le survol des hélicoptères, les haies de barbelés barrant les routes, les sacs de sables autour des murets protégeant les bâtiments officiels. Guérites et vigies.
L'état d'urgence recouvre la vie civile d'un quotidien kaki, tandis que les regards s'obscurcissent d'inquiétude, ou se dérobent à nous, comme détenteurs d'un témoignage inavouable.

L'occupation est vécue comme telle par une population largement acquise aux thèses indépendantistes et autonomistes. Partout et toujours, dès que les langues se délièrent, je reçus le même témoignage : haine de tout ce qui, dans la République, interdit l'expression culturelle kurde et minimise la portée du vote kurde, certitude d'être les laissers-pour-compte du spectaculaire enrichissement de la Turquie ces dernières années, sympathie et affection pour les enfants de la guerilla dont la seule évocation du martyre brise les voix.

Cette expression unanime m'a semblé courageuse, audacieuse, et même un peu plus : je dirais déjà libre. C'est en pleine ville, à Diyarbakir, que des habitants m'approchèrent et m'invitèrent à les suivre pour me montrer des numéros de la revue clandestine de la guerilla. Inconscients ou courageux, ils ont pris le risque de la dénonciation et de l'arrestation. Mais cela montre aussi, comme mon propre déplacement dans la région, que la Turquie ne fait pas rêgner ici un ordre totalitaire. Il y a, entre le rapport de force politico-militaire et la réalité sociale et quotidienne au Kurdistan, suffisamment de jeu pour que la parole puisse encore jaillir.

Pourtant, la censure produit ses effets. En rivant les kurdes à leur revendication primordiale - parler la langue de leurs pères et dire «nous autres Kurdes...» - l'interdit turc sur la culture et l'autonomie au Kurdistan empêche, me semble-t-il, que s'y développe une pensée politique plus construite. J'ai bien entendu évoqué le socialisme, ici ou là, mais des plus combatifs, parfois à peine sortis de prison, aux plus modérés, j'ai rarement entendu autre chose que la promesse d'une souveraineté prochaine, souveraineté si désirée et si lointaine encore, qu'elle en balaye toute articulation complexe, toute réalité à venir avec ses contradictions en germe et sa conflictualité. Mais peut-être que je décris-là, très exactement, ce qu'est une situation coloniale : un interdit de penser.

J'avouais au début de cet article ne pas avoir très bien su, au départ, les raisons de mon voyage au Kurdistan. Pourtant, je ne me suis pas seulement égaré dans ce pays aride et beau, et auprès de ces hommes qui m'ouvrirent la porte de leur maison. J'ai aussi retrouvé quelque chose que le chagrin avait enfoui.

Dans l'une des petites villes où j'ai séjourné, une association diffusait un soir le film du cinéaste kurde Ylmaz Güney, Yol, en plein air, dans la rue principale, sur un écran fait d'un grand drap tendu entre deux lampadaires. Toute la ville était là, jeunes et vieux réunis. Toute la ville, heureuse d'être ensemble, fière et faisant face pacifiquement à la police et à l'armée.


Je me suis alors souvenu de mon propre père qui m'emmenait le samedi soir danser la sardane dans la petite ville de Catalogne où ma grand-mère, après trente ans d'exil avait fini par rentrer. Je me suis rappelé son émotion que nous fussions ainsi réunis, et que tant de dignité émanât du peuple catalan.


Alors, en étant au Kurdistan, avec d'autres également debouts, je me suis souvenu que j'étais encore vivant,
et j'ai pensé alors en hébreu «od avinou hai» : nos pères vivent encore.






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