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Une “Vérité” qui semble déranger Silvio Berlusconi

Publié le 13 octobre 2008 par Savatier

 Un mois avant l’ouverture de l’exposition « Tiepolo, 300 ans d’art à Venise » qui réunissait en septembre dernier une centaine de dessins, peintures et gravures du maître du Rococo dans la cité des Doges, Silvio Berlusconi faisait voiler le sein nu de la femme représentant « la Vérité » dans le célèbre tableau du même Tiepolo, La Vérité dévoilée par le temps qui forme la toile de fond de la salle de presse du Palais Chigi, siège du gouvernement. Officiellement, ce seraient les cadreurs de cette salle qui auraient pris d’eux-mêmes l’initiative de cette mutilation particulièrement imbécile, afin de ne pas heurter « la sensibilité de certains téléspectateurs » qui auraient pu voir ce sein près du visage du président du Conseil lors de ses conférences de presse ! La réplique de Tartuffe à Dorine résonne sous les ors de la République italienne : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir. / Par de pareils objets les âmes sont blessées, / Et cela fait venir de coupables pensées. »

Dans un pays qui est une patrie de l’art, au même titre que la France, les historiens se sont insurgés à juste titre contre une censure aussi stupide, qui rappelle la triste « croisade des feuilles de figuier » lancée par le pape Paul IV et qui aboutit, notamment, à habiller une partie des fresques dénudées de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine. Il faut croire que les téléspectateurs assidus des déclarations officielles ne regardent jamais Canale 5, une chaîne du groupe Mediaset dont le propriétaire n’est autre que… Silvio Berlusconi. Canale 5 est en effet célèbre pour ses émissions de divertissement auxquelles des figurantes très peu vêtues servent de décor, l’audimat étant sans doute proportionnel à la rareté du tissu qui les déshabille…

Cette affaire en rappelle une autre, beaucoup plus ancienne, puisqu’elle date de 1900. A cette époque, la chapelle de Kerluan, près de Châteaulin, dans le Finistère, abritait une très belle Vierge allaitant Jésus qui était l’objet d’une grande ferveur populaire. Sa poitrine dénudée fut considérée impudique par le curé de l’époque, un certain Alfred Le Roy, et par quelques fidèles bien-pensants ; alors qu’elle avait survécu à la Révolution et à un incendie, on l’enterra pour la remplacer par une vierge de plâtre sans aucun intérêt, mais « décente ». A la faveur de travaux, la vierge d’origine qu’on croyait perdue a été retrouvée l’an dernier.

Les puritains du XXIe siècle ne doivent guère visiter les musées où sont exposés nombre de nus féminins et de vierges allaitant, thème classique de l’art religieux occidental. Il semble même que la seule question de l’allaitement leur pose un problème majeur qui mérite d’être souligné, alors que s’organise, du 12 au 19 octobre, la semaine de l’allaitement maternel. En Grande Bretagne, en 2005, une jeune mère de famille qui donnait tranquillement le sein à son nourrisson sur un banc public eut la surprise de voir arriver un policier qui lui demanda d’arrêter au prétexte de la plainte de passants. En 2006, une autre mère fut expulsée d’un vol de Delta Airlines (opéré par une compagnie dont le nom ne s’invente pas en l’occurrence : Freedom Airlines) entre Burlington et New York pour des raisons similaires.

La même année, le magazine américain Babytalk, qui consacrait un dossier à cette

question, publia la photographie d’un nouveau-né tétant le sein de sa mère en couverture. La rédaction reçut 5000 lettres de protestation de lecteurs qui se disaient « choqués », « dégoûtés » et « mal à l’aise ». Une lectrice déclara avoir été « horrifiée » en recevant le magazine et ajouta qu’elle espérait que la couverture ne fût pas tombée sous les yeux de son mari… Par ailleurs, ABC News fait état d’un sondage réalisé auprès d’un échantillon de 3719 personnes dont il ressort que 57% se déclaraient (en 2004) contre l’allaitement en public et 72% estimaient qu’il était « inapproprié » (mot fétiche des puritains outre-Atlantique) de montrer une femme allaitant dans un programme télévisé. L’hystérie semble telle chez l’Oncle Sam que chaque état a promulgué un texte de loi réglementant l’allaitement dans les lieux publics de manière plus ou moins libérale, la palme revenant au Kansas qui émet sur demande un « permis d’allaiter » que chaque mère peut fournir en cas de nécessité !

Ces délires pudibonds face à un acte on ne peut plus naturel de la maternité ne se limitent pas, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, au monde anglo-saxon, plus prompt à s’effrayer du moindre centimètre carré de peau dénudé que des scandales financiers qui

s’y produisent. En France, lors des dernières élections municipales, le quotidien Ouest-France fit imprimer plusieurs affiches dans le but d’inciter les électeurs à se rendre aux urnes. L’une d’elles représentait une femme ceinte d’une écharpe tricolore allaitant son enfant, accompagnée du slogan : « Nourrissez le débat. » La prise de vue, de face, ne découvrait pas totalement sa poitrine. Cela n’empêcha pas le maire de Châteaubriant (Loire-Atlantique) de faire retirer l’affiche sur le territoire de sa commune, au prétexte que « des gens s’étaient plaints ». Certes, comme le gouvernement italien se défausse sur son équipe de cadreurs, le premier magistrat de Châteaubriant s’est empressé de rendre l’un de ses collaborateurs responsable; c’est possible, mais notons qu’il s’est toutefois bien gardé de rétablir l’affiche, une fois « l’erreur » constatée… On pourra toujours lui conseiller de lire les Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand, avec un « d » cette fois, dans lesquels l’écrivain notait : « Je reprends des forces dans le sein de ma mère », ou encore « En sortant du sein de ma mère, je subis mon premier exil. »

Les « bons sentiments » et la pruderie des puritains traduisent souvent mieux l’étendue de leurs névroses qu’ils ne protègent leurs concitoyens. Comme l’écrivait Balzac, « celui qui

moralise ne fait que montrer ses plaies sans pudeur ». Voir un « érotisme choquant » dans une mère allaitant son enfant me paraît relever davantage de la psychiatrie que du civisme. En conséquence, que les services d’un Etat ou d’une collectivité territoriale fassent droit à cette catégorie de revendications est incompréhensible. Rappelons d’ailleurs qu’en droit français, depuis la mise en application, en 1994, du Nouveau code pénal, l’attentat à la pudeur a disparu au profit de l’exhibition sexuelle, qualification qui ne saurait être retenue en l’espèce.

Certes, Augustin d’Hippone avait écrit « n’est-ce pas un péché que de convoiter un sein en pleurant ? », mais à cette vision qui trahit la haine du corps, je préfère celle de Bernard de Clairvaux qui, en dépit de ses positions intégristes, voyait en Marie donnant le sein à l’enfant Jésus un acte d’amour pur et absolu. C’est même par cet acte que l’on peut voir en Marie une femme à part entière, loin de l’image éthérée qui fut créée d’elle pour mieux l’opposer à Eve, symbole de la féminité la plus absolue (et en tous points sympathique).

Bernard de Clairvaux, l’un des fondateurs de l’ordre Cistercien, fournit d’ailleurs à l’art religieux l’un de ses thèmes les plus étranges, connu sous le titre de « lactation de saint Bernard ». La légende raconte que le moine, en prière devant une statue de la Vierge allaitant, lui aurait demandé de lui montrer qu’elle était une mère (monstra te esse matrem). La sculpture aurait alors pris vie et l’aurait désaltéré de son lait. Une peinture de l’Ecole flamande (1480) conservée au musée d’Art religieux de Liège illustre cette légende, dont la version la plus explicite est probablement due au pinceau d’Alonso Cano (vers 1650, musée du Prado).

En juin dernier, l’organe officiel du Vatican, L’Osservatore Romano, recommandait de mettre fin à quelques siècles de pruderie pour revenir aux représentations charnelles de la Vierge allaitant et découvrant son sein, telles qu’elles s’étaient multipliées du XVe au XVIIe siècle. Il serait paradoxal et franchement inquiétant que ce que le Vatican permet pour cette scène religieuse soit censuré par des autorités publiques italiennes ou françaises.

Illustrations : Tiepolo, La Vérité dévoilée par le Temps (détail) - Couverture du magazine Babytalk - Affiche Ouest-France, Municipales 2008 - Ecole flamande, Lactation de St Bernard, 1480, Musée d’art religieux Mosan, Liège - Alonso Cano, Lactation de St Bernard, 1650, musée du Prado, Madrid. Deux autres représentations de maternités (Egypte ancienne et Léonard de Vinci) figurent en illustration d’un article consacré à l’allaitement sur un blog ami, beneficium.


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