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La prise en charge féminine des tâches administratives

Publié le 14 octobre 2008 par Anonymeses

Yasmine Siblot, « Je suis la secrétaire de la famille ! » La prise en charge féminine des tâches administratives entre subordination et ressource, Genèses, 2006

Un article très stimulant de Yasmine Siblot qui complète les analyses de Olivier Schwartz, Richard Hoggart et Bernard Lahire sur les rapports féminins et masculins aux tâches d'écriture domestique.

Les travaux de Richard Hoggart puis d'Olivier Schwartz ont montré l'importance des femmes dans la prise en charge  des tâches administratives au sein des familles ouvrières traditionnelles. Dans le quartier de  Leeds observé par R. Hoggart, (La Culture des pauvres, 1957), entre les années 1930 et 1950, ce sont les mères qui subissent les longues queues aux guichets, et le mépris des employés. Dans le grand ensemble  étudié par O. Schwartz (Le monde privé des ouvriers, 1990) dans les années 1980, le rôle de la « Mère » est prépondérant dans la gestion des relations aux institutions. Cette gestion est partie prenante de la « fonction et du rôle » maternels, la mère en ayant la « charge », mais aussi le « gouvernement », au sens où elle participe de la « maîtrise et de l'emprise » que la mère exerce sur la famille. Bernard Lahire, dans La raison des plus faibles en 1993, montre la prépondérance des femmes dans les écritures domestiques (tenir des comptes, utiliser un agenda, faire des listes de choses à faire, de courses, tenir un journal, communiquer par petits mots écrits, etc.). La mère est la mémoire quotidienne de la famille, elle doit penser aux choses que les différents membres de la famille vont faire, ont à faire, et les épouses développent ainsi, beaucoup plus que leurs maris, une grande disposition à la prévision, à la gestion rationnelle de la vie du foyer.

Yasmine Siblot s'intéresse, dans son article, au caractère genré de la prise en charge des tâches administratives en milieu populaire. Elle fait émerger un paradoxe : si les pratiques administratives féminines sont apparemment les plus dominées, elles permettent aux femmes de bénéficier des ressources matérielles et symboliques, que recèlent les relations administratives. Ce paradoxe prend sens lorsqu'on s'intéresse de près aux différences de position et de ressources sociales, qui peuvent exister entre les membres du ménage. Il faut donc rompre avec une vision homogénéisante des familles populaires, souvent caractérisées de façon simpliste, par la situation professionnelle du père, ce que Bernard Lahire avait  signalé dans Tableaux de familles (1995)

La prise en charge féminine  des tâches administratives apparaît comme une évidence à de nombreux enquêtés, elle est souvent renvoyée à une « nature » féminine, qui donnerait aux femmes des facilités pour remplir et classer les papiers, ou dans les relations avec les agents des institutions. La prise en charge féminine des papiers est décrite comme celle de tâches routinières, et est peu valorisée au sein de la famille. Ainsi Christine évoque sa façon de gérer les « papiers », sur un mode banalisant, mettant ces tâches sur le même plan que les tâches ménagères routinières et peu intéressantes qu'elle fait « comme tout le monde ». Robert reconnaît son incompétence, mais ne vante pas pour autant les savoir-faire de sa femme en la matière. Lorsque la femme est reconnue spécialiste des tâches administratives, « cette différence objective de compétences est souvent occultée ou euphémisée ».

A l'inverse, quand l'homme est le spécialiste des « papiers », elle devient une responsabilité valorisée. L'homme prend en charge la gestion administrative, dans les situations où il existe un net écart de compétences scolaires entre les conjoints, au profit de l'homme. Cette division des tâches caractérise la majorité des couples immigrés, mais également des couples âgés, et plusieurs enquêtés l'évoquent à propos de leurs parents. Mais à la différence des femmes qui prenant seules en charge les papiers dévaluent leurs capacités, les hommes valorisent leurs compétences et distinguent bien ces tâches d'autres tâches domestiques, ménagères notamment, les rapprochant de ses pratiques professionnelles. Dans d'autres familles, où la spécialisation est beaucoup moins nette, les tâches administratives apparaissent comme des tâches « négociables ».

"L'exagération par les hommes de leur implication réelle dans les tâches, comme celui de Nassim Toufik, est fréquente, mais les tâches administratives ne sont pas toutes uniformément revendiquées par les hommes, et certaines apparaissent plus prestigieuses ou importantes que d'autres au sein de la famille."  Comme le montre, Yasmine Siblot, le remplissage de la déclaration de revenus pour les impôts. est une tâche  particulièrement emblématique des tâches considérées comme importantes et prestigieuses. C'est une pratique plutôt masculine, et Bernard Lahire montre, à partir de la comparaison des réponses des conjoints, que cette pratique fait l'objet d'une nette surdéclaration de la part des hommes. Cette pratique combine les caractéristiques des tâches les plus valorisées et revendiquées par les hommes : déclaration annuelle, elle ne représente donc qu'un fardeau ponctuel ; « liée à des enjeux financiers importants, c'est un élément central de maîtrise de la gestion familiale ; destinées à une administration d'État et relativement complexe, elle constitue une source de prestige symbolique. ». En ce qui concerne les visites dans les services et les relations directes avec les agents, l'évitement des déplacements coûteux en temps par les hommes est fréquent. C'est souvent de façon ponctuelle, pour régler un problème ou s'imposer face à un agent, que l'homme intervient au guichet, alors que son épouse gère les interactions routinières avec les agents des institutions. « Jacqueline raconte que c'est elle qui remplit la plupart des formulaires et fait la majorité des courriers administratifs, ce qui lui vaut aussitôt une remarque ironique de Pierre qui dévalorise cette activité en lançant en riant « surtout que c'est compliqué ! » Par contre il explique avec sérieux qu'en ce qui le concerne, il se charge du «classement des documents » dans des « boîtes d'archives » soigneusement étiquetées et rangées dans son bureau, où il effectue aussi ses activités de secrétaire de la section locale du Parti communiste. »

La division des tâches administratives, dissymétrique et inégale, participe d'une monopolisation du pouvoir domestique par les hommes, qui se réservent la gérance des choses « importantes » et mandatent les femmes pour les pratiques les plus routinières. Pour les femmes, la charge des démarches est alors inscrite dans une routine domestique souvent subordonnée à la supervision de leur conjoint.

Mais la prise en charge féminine des relations aux administrations peut devenir une assignation porteuse de ressources, au sein du ménage et de l'espace local. S'occuper d'une partie des démarches administratives permet de rééquilibrer en partie la situation dominée des femmes. C'est par exemple les femmes, qui gèrent les relations avec la Caf, dont dépendent des ressources financières non négligeables. De plus, l'accomplissement des démarches administratives constitue une ouverture au-delà du foyer : la fréquentation régulière des services administratifs permettent aux femmes du quartier de se rencontrer. « Les occasions de sorties et de rencontres qu'offrent les déplacements administratifs sont ainsi particulièrement valorisées par les femmes inactives ou très contrôlées par leurs maris, qu'elles soient immigrées ou pas, mais elles sont loin d'être les seules ». L'acquisition d'un savoir-faire administratif peut en outre devenir une source de reconnaissance locale pour les femmes devenues des « spécialistes des papiers », identifiées comme telles dans la famille élargie et le voisinage.

par Frédérique

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