Magazine Conso

Le cœur est un chasseur solitaire (2/2)

Par Thibault Malfoy
Le cœur est un chasseur solitaire (2/2)Outre le premier roman de Carson McCullers, cette édition comprend le travail préparatoire de ce dernier et la somme des essais et articles que l'auteur a publiés.
Après un premier article consacré au Cœur est un chasseur solitaire, je reviens ici sur ma lecture de la part de non-fiction que comporte cette édition.
Esquisse pour "Le Muet"
Il est étonnant de voir combien l'ébauche d'un texte peut-être révélateur de la précision et de la rigueur avec lesquelles son auteur l'envisage, mais aussi de la part de doute et d'incertitude que toute création porte en son sein.
Ainsi, après des remarques générales sur les thèmes qu'abordera le livre et sur la manière dont il sera construit, Carson McCullers brosse une véritable galerie de portraits des personnages - principaux et secondaires - qu'on pourra apercevoir dans son livre. Sont aussi précisés les rapports existant entre eux. Puis un plan est proposé, ainsi que des indications sur le cadre dans lequel se déroulera l'histoire. Enfin, un passage extrêmement intéressant sur les techniques d'écriture utilisés. Ainsi apprend-on que le livre "obéit à une écriture en contrepoint", que "chacun des personnages représente un tout en lui-même - comme chacune des voix d'une fugue - mais sa personnalité s'enrichit chaque fois qu'il s'accorde ou s'oppose avec les autres personnages". Cela se traduit concrètement par l'emploi d'un style particulier et subjectif pour chacun des quatres personnages principaux gravitant autour du muet, ce dernier étant traité de manière objective et distante (son mutisme interdisant toute compréhension de la part d'autrui).
D'ailleurs, cette référence à l'écriture contrapuntique révèle s'il en était encore nécessaire que le personnage de Mick incarne plus que quiconque dans le roman la sensibilité à fleur de peau de l'auteur et sa passion pour la musique. C'est le personnage qui évolue le plus au cours du livre et ce n'est pas un hasard si la moitié de la deuxième partie lui est consacrée.
Si cette ébauche présente une rare précision dans la description des personnages, on remarque cependant que certains détails ou développements sont absents du texte final, soit qu'ils aient été jugés inutiles, soit que l'auteur ait préféré suggérer plus qu'expliquer certains points de son histoire. Ainsi n'est-il jamais dit explicitement qu'Antonapoulos, le meilleur ami de John Singer, est atteint de la maladie de Bright, même si l'on suspecte quelque chose comme cela pour expliquer son comportement. La sexualité ambivalente de Biff Branon est aussi évoquée de manière très discrète dans le roman, là où l'ébauche se montre plus détaillée et analytique. Enfin, on remarque quelques variantes entre l'esquisse et le texte final. Il est prévu dans l'ébauche que John Singer apprenne la mort de son ami dans une lettre que lui envoie le cousin de ce dernier, alors que le roman confronte directement le muet à l'absence que laisse la mort de son ami dans l'asile où il vivait.
Ce texte préparatoire a la grande qualité de prouver qu'une œuvre de fiction n'est que la partie émergée d'un iceberg colossal, construit ici de mains de maître. Une référence pour tout apprenti-écrivain, mais aussi pour tout critique littéraire, pour lui rappeler qu'un auteur dit plus qu'il n'écrit : say but don't tell.
Écrivains, écriture et autres propos
Cette compilation des articles publiés par Caron McCullers s'organise selon trois axes : Écrivains et écriture, Les années de guerre et Noël. Alors que les deux derniers évoquent - avec parfois beaucoup de lyrisme - des tranches de vie de l'auteur dans l'Amérique des années 40 et 50, le premier retrace le rapport que Carson McCullers entretient avec la littérature, que cela soit par les livres qui l'ont marquée, les écrivains qui l'ont influencée ou sa propre approche de l'écriture. Dans un essai brillant sur les réalistes russes et la littérature sudiste, elle fait surgir des correspondances ente les deux littératures qu'une même technique lie : "juxtaposer sans hésiter, sans céder à la sensiblerie, le tragique et l'humoristique, le grandiose et le banal, le sacré et l'impudique, l'âme humaine et la trivialité".
Elle évoque aussi avec beaucoup de sensibilité la solitude des Américains dans l'article intitulé La solitude... une maladie américaine (aujourd'hui, le constat serait que cette maladie s'est hélas mondialisée). Ainsi, en parlant des Américains, Carson McCullers écrit : "Nous vagabondons, nous questionnons. Mais la réponse est tapie dans le cœur de chacun - il s'agit de notre identité, de la façon dont nous pouvons dominer la solitude et éprouver enfin un sentiment d'appartenance." Nul n'a peut-être touché le fond de cette quête existentielle avec autant d'acuité que Carson McCullers.
C'est sans doute dans Un rêve qui s'épanouit : notes sur l'écriture que l'on s'en aperçoit le mieux. Un paragraphe en particulier permet de mieux comprendre la démarche que l'auteur suit dans ses livres : "L'isolement moral, voilà ce qui sous-tend la plupart des thèmes que je traite. Ce fut presque l'unique thème de mon premier livre, et il se retrouve dans tous ceux que j'ai écrits depuis, d'une façon ou d'une autre. L'amour, spécialement l'amour pour une personne incapable de le rendre ou de le recevoir, est l'élément déterminant à partir duquel j'échafaude les personnages incongrus de mes romans - des gens dont l'incapacité physique symbolise leur incapacité spirituelle à aimer ou à accepter d'être aimé -, leur isolement moral." Quand l'on sait que sa vie fut entravée par un rhumatisme articulaire aigu qui la laisse à trente ans en partie paralysée, on se dit que cette peur de l'isolement moral provient d'un isolement et d'une souffrance physiques que seule l'écriture permet de surmonter et peut-être d'apaiser provisoirement.
Carson McCullers, chantre de la déréliction de l'âme humaine, émeut par sa fragilité et sa sensibilité, mais aussi par la profonde compassion que ses livres véhiculent.

Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines