Magazine

La visiteuse 1

Publié le 24 octobre 2008 par Porky

Histoire trouvée au fond d'un tiroir...

Un soir, un train, dans une petite gare... Les premiers mots, déjà, l'agaçaient. Il reposa le livre, se leva, s'approcha de la fenêtre. La rue était déserte. Blanche et luisante de verglas. Il laissa retomber le rideau, regarda sa montre puis retourna s'asseoir sur le divan. Son impatience grandissait de minute en minute. Bientôt, l'heure du rendez-vous allait sonner et cette femme n'était toujours pas là ! La lettre arrivée au courrier du matin gisait sur la table, abandonnée, inutile. Il s'en empara une nouvelle fois, la relut. En vain essayait-il de trouver dans ce bref message une information concrète qui pût lui permettre de deviner ce que cette femme attendait de lui. Mais le texte était trop concis pour contenir le moindre sous-entendu. Les mots eux-mêmes étaient dépourvus de tout mystère. Il la rejeta, énervé. Cette idée de s'annoncer ainsi un soir de Noël ! "Je lui accorde un quart d'heure de retard. Après, je m'en vais." La lettre était pourtant très claire : "Je serai chez vous à vingt-deux heures..." Il fallait simplement encore un peu de patience.

Il reprit son livre, essaya de un moment de se concentrer sur les lignes qui dansaient devant ses yeux, puis le referma définitivement. Cette histoire absurde de train, qui se voulait probablement fantastique, l'excédait. Il avait horreur de ce genre de littérature, "ennuyeuse comme la pluie". D'ailleurs, toute littérature était ennuyeuse. Et fausse, mensongère. Dieu seul savait ce qui l'avait poussé à choisir, entre tous les livres dont il disposait, justement celui-là. Et d'ailleurs, pourquoi ce bouquin idiot se trouvait-il ici, dans son bureau ? Il n'aurait jamais dû y entrer. Depuis quarante ans, aucun livre n'avait pénétré dans cette pièce, sinon des ouvrages professionnels. Les autres avaient été relégués dans un endroit où il ne pénétrait jamais et que sa femme nommait pompeusement "la bibliothèque". Deux étagères dans un débarras, et une trentaines de livres qui moisissaient tranquillement en attendant que quelqu'un voulût bien les ouvrir. Sans doute cette ineptie devait-elle appartenir à son fils. Un sourire méprisant étira un instant ses lèvres minces. "C'est bien le genre d'âneries qu'il lui faut. Il n'y a que lui pour trouver à ce ramassis de stupidités un intérêt quelconque."

Il bailla, ferma les yeux. "J'ai sommeil... Si seulement cette femme ne m'avait pas écrit... Je dormirais bien une heure ou deux. Cela me permettrait d'être en forme pour le réveillon."Il rouvrit les yeux, promena un regard satisfait autour de lui. Tout était en ordre, soigneusement rangé. Son bureau ressemblait à son existence : chaque chose à sa place et chaque problème étiquetté à sa juste valeur. "je lui donne dix minutes pour parler. Après, je la flanque à la porte."

Il pensa à la soirée qui s'annonçait. Cela n'allait pas être très réjouissant quant à la compagnie, mais le reste ouvrait des perspectives assez agréables : le bon vin, la bonne chère, les cigares parfumés du maître de maison... Mais avant, il y avait vingt kilomètres à faire sur des routes rendues presque impraticables à cause de la neige et du verglas, la villa à trouver -et ce n'était pas évident, ses propriétaires avaient eu l'idée lumineuse de la faire bâtir presque au milieu des bois, au bout d'un chemin qui, avec un temps pareil, devait davantage ressembler à une patinoire qu'à une route digne de ce nom. "D'ici à ce que cet idiot flanque la voiture de sa mère dans le fossé, il n'y a pas des kilomètres." D'après lui, son fils n'aurait jamais dû être autorisé à tenir un volant. Pas plus un volant qu'autre chose, d'ailleurs. C'était une nullité. En tout. Une vraie croix à porter, comme aurait dit Marianne, sa soeur, la bigote de service, invitée elle aussi au réveillon et qu'il allait falloir supporter plus des cinq minutes qu'il lui accordait généralement. Finalement, son idée n'était peut-être pas si bonne qu'elle en avait l'air. Confier à son fils le soin de conduire sa femme chez leurs amis, les rejoindre là-bas une fois cette femme partie... Avec le froid, la neige et surtout cet imbécile qui en était encore à confondre la première et la marche arrière... Autant de dangers qu'il aurait peut-être mieux valu éviter.

Mais aussi, partir tous ensemble, c'était subir l'attente en famille de cette visiteuse qui ne se décidait pas à arriver, l'impatience de sa femme, ses jérémiades, ses questions inutiles auxquelles il n'y avait jamais de réponse, ses remarques dépourvues du moindre bon sens, le visage renfrogné de son fils, bref, une kyrielle de fléaux dont la seule énumération lui donnait rétrospectivement des sueurs froides. Il préférait, et de loin, attendre seul. Il se faisait fort d'expédier la visiteuse en deux temps trois mouvements.  Il ignorait d'ailleurs ce qu'elle voulait. La lettre était muette à ce sujet. Et sans sa femme, nul doute qu'il eût rejeté ce message avec tout le mépris qu'il méritait. C'était elle qui avait insisté pour qu'il reçût cette mystérieuse correspondante. "Elle a sûrement des choses intéressantes à t'apprendre, avait-elle dit. Ce courrier prouve qu'elle te connait, qu'elle connait notre adresse. Pourquoi une femme qui n'a rien à te dire t'aurait-elle demandé ce rendez-vous ?" Ca ! dans le genre évidence... Mais le terme "demandé' sonnait faux. La lettre était brève, extrêmement courtoise ;  la formule impliquait cependant une absence de refus tout aussi évidente : "je serai chez vous à vingt-deux heures, si vous n'y voyez pas d'inconvénient." Comment pouvait-elle être aussi sûre que le rendez-vous serait accepté ? Naturellement, à cela, son épouse n'avait trouvé aucune explication. Et lui pas davantage. d'ailleurs. Mais sa voix douce et niaise avait le don de l'énerver. "Des choses intéressantes ! murmura-t-il, agacé par le souvenir de cette petite conversation. Est-ce qu'une mademoiselle... heu..." Comment s'appelait-elle, déjà ? Il fit un effort de mémoire. "Un nom très commun, passe partout... Ah oui ! Martin. Une mademoiselle Martin peut-elle avoir des choses intéressantes à dire ?" Décidément, sa chère épouse, irréprochable au demeurant, fidèle, parfaite, effacée jusqu'à l'invisibilité, trouverait toujours le moyen de prononcer un maximum de sottises en un minimum de temps.

Ses pensées se tournèrent tout à coup vers son fils. Un sentiment curieux, honte et colère mêlées, l'envahissait lorsqu'il songeait à lui. Un souvenir désagréable lui traversa l'esprit. Il le chassa d'un violent mouvement de tête. Mais comment ne pas se rappeler la scène qui avait éclaté le matin même entre le jeune homme et lui ?...

(A suivre)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Porky 76 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog