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Le "storytelling" de guerre ou l'art de formater les esprits (1/2)

Publié le 23 novembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

« Des éclats de verre et des débris de meubles brisés jonchent le sol de la pièce. Par une brèche percée dans l'un des murs, on aperçoit la ville, la circulation sur le pont qui enjambe le fleuve, les moineaux qui se dispersent dans la brume... Une musique arabe et les voix des marchands remontent d'une rue commerçante en contrebas. À côté de moi, le commandant Paul Tyrrell scrute avec son télémètre laser les hauteurs de la ville de l'autre côté du fleuve. C'est lui qui est chargé de déclencher les frappes aériennes. Le sergent Donald Prado informe Tyrrell qu'une tour de bureaux à 800 mètres à l'ouest est occupée par l'ennemi.


Guerre virtuelle à Bagdad

« Dans huit minutes, les soldats de la coalition vont traverser le pont pour donner l'assaut. Prado demande par radio à l'armée de l'air de lâcher un écran de fumée pour les couvrir. Il a vu aussi des tireurs isolés sur le toit d'un hôpital au nord, mais il rappelle au commandant qu'il est interdit en temps normal de tirer sur des bâtiments civils. Tyrrell aperçoit alors un détail qui a échappé à Prado : trois des antennes radio sur le toit sont des pylônes tactiques, ce qui prouve que les insurgés utilisent l'hôpital comme base de communications. "Voilà une cible de choix !" s'écrie-t-il. Il demande qu'on largue sur l'hôpital une bombe à fragmentation "de faible létalité" – pour limiter le nombre de victimes. La tour de bureaux recevra, elle, la charge maximale, une bombe de 1.000 livres guidée par GPS. Quelques secondes plus tard, les missiles s'écrasent contre leur cible dans une parfaite synchronie. Des nuages de fumée et de poussière s'élèvent des deux édifices, puis viennent les cris et les sirènes d'ambulance.

« L'air est chaud, mais ce n'est pas la chaleur étouffante de Bagdad. C'est la fin du printemps à Lawton, dans l'Oklahoma. Nous sommes dans le simulateur de guerre d'une base de l'armée appelée Fort Sill, et la climatisation est en panne. Le fleuve, le pont, le trafic des voitures, les oiseaux, les bombes et le sergent Prado sont tous virtuels : il s'agit d'une simulation projetée sur des écrans plats qui recouvrent les murs, sonorisés par des haut-parleurs sous le plancher, et programmés par une demi-douzaine de serveurs Windows et Linux à l'étage en dessous. De réel, il n'y a guère que les débris de meubles sur le sol, l'officier à côté de moi et les poussées d'adrénaline (1). »

Ainsi commence le récit de Steve Silberman, chroniqueur au Wired Magazine, qui a été le premier civil à expérimenter en 2004 un nouveau mode d'entraînement militaire, le Joint Fires and Effects Traîner System (JFETS), un jeu vidéo fondé sur l'immersion des soldats dans des univers semi-virtuels supposés reproduire les conditions réelles des combats sur le terrain en Irak ou en Afghanistan. JFETS est alors le dernier-né des wargames et le prototype des futurs « théâtres virtuels de guerre » (synthetic theaters of war), combinant l'immersion dans un univers virtuel interactif et le récit d'une histoire vécue par des personnages. Il propose plusieurs exercices, fondés sur différents scénarios, en fournissant des images de haute résolution, un champ de vision de 360 degrés et un son de très bonne qualité. Après une heure passée dans ce théâtre virtuel, on en ressort désorienté : « Je regarde par la fenêtre, commente Steve Silberman, et mon cerveau ne croit plus que ce que je vois est le monde réel. Les voitures sur l'autoroute et les pavillons de Marina del Rey me semblent virtuels (2). »

Ce chef-d’œuvre de simulation est le fruit d'une collaboration inédite entre le Pentagone, l'université de Californie du Sud et les studios d'Hollywood, sous l'égide de l'Institute for Creative Technologies (ICT), un think tank créé en 1999 par l'Army's Simulation, Training and Instrumentation Command (Stricom) et doté d'un budget de 45 millions de dollars. En 2004, le contrat de l'ICT avec le Pentagone a été renouvelé pour une seconde période de cinq ans et son budget a plus que doublé. Logé dans des bureaux futuristes dessinés par un décorateur de Star Trek, l'ICT occupe depuis sa création une tour près du port de Santa Monica à Los Angeles. À l'intérieur : une équipe de concepteurs, scénaristes, graphistes, vidéo-designers, chercheurs en intelligence artificielle, scénaristes, réalisateurs... Tous venus d'Hollywood, ils élaborent des modèles de simulation permettant au joueur de se comporter « comme si ces expériences étaient réelles ». La maîtrise de ce type d'environnement virtuel, interactif et multisensoriel est considérée désormais comme indispensable à la visualisation du champ de bataille et à l'entraînement des soldats. Dans l'esprit de ses fondateurs, le nouvel institut devait permettre de mobiliser les technologies de simulation mises au point par les industries du jeu vidéo et les experts en storytelling d'Hollywood, afin de repenser un nouveau système d'entraînement des militaires adapté aux enjeux stratégiques du XXIe siècle.

« Lors de l'inauguration de l'ICT, expliquent les chercheurs américains Tim Lenoir et Henry Lowood, le secrétaire à la Défense Louis Caldera avait déclaré : "Nous n'avons jamais pu espérer bénéficier de l'expertise d'un Steven Spielberg ou d'autres professionnels de l'industrie du cinéma pour collaborer à des projets de l'Armée." Mais le nouvel institut sera "gagnant-gagnant pour tout le monde", a affirmé Caldera. Les simulateurs de conduite de tanks et de vol sont d'excellents outils pour enseigner à se servir d'équipements complexes et coûteux. Cependant les films, les parcours des parcs à thème et de plus en plus les jeux vidéo sont conduits par des histoires avec des intrigues, des sentiments, du suspense et de l'émotion. Pour entraîner les militaires au combat dans le monde réel, on ne peut se contenter de leur apprendre à conduire des engins militaires, ils doivent savoir aussi mettre en œuvre des objectifs stratégiques dans un environnement caractérisé par l'incertitude, les surprises, et avec des participants confrontés à des peurs réelles (3). »

Ce n'était pas la première fois que le Pentagone avait recours à des techniques de simulation et d'effets spéciaux pour l'entraînement de ses troupes. Hollywood avait déjà produit des films d'entraînement militaire et les universités avaient l'habitude de passer des contrats avec l'armée américaine. Pour ne prendre qu'un exemple resté fameux, en 1965, le Département de la Défense avait fait réaliser, dans le cadre du « Projet Camelot », un jeu de simulation informatique appelé Politica, destiné à prévenir une guerre civile dans un pays imaginaire d'Amérique latine. Conçu par Abt Associates, un organisme de recherche de Cambridge, « le jeu était d'abord renseigné par des données sur des centaines de variables socio-psychologiques du pays : niveaux de cohésion des groupes sociaux, attitudes à l'égard de l'autorité, etc. Ce qui permettrait ensuite de définir les variables décisives pour la description, la prédiction et le contrôle d'un conflit révolutionnaire interne (4) ». Cette simulation visait en fait le Chili, où Salvador Allende avait failli remporter les élections un an plus tôt. Il servira quelques années plus tard pour guider l'action de la CIA dans le processus qui aboutira au renversement sanglant du gouvernement de l'Unité populaire, le 11 septembre 1973.

Dans les années 1990, l'existence même du Stricom témoignait du souci du Pentagone de ne pas se laisser distancer en matière de technologies de simulation et d'effets spéciaux, et de tirer parti des techniques et des nouveaux produits des industries du divertissement (cinéma, jeux vidéo, parcs à thème...). Mais cette joint-venture entre Hollywood et le Pentagone constituait un accord de coopération sans précédent : pour la première fois, une structure de production pluridisciplinaire voyait le jour à l'initiative du Département de la Défense. « C'est comme si, dans les années 1930, écrivait en 2002 Ed Halter, le critique cinéma du Village Voice, les militaires avaient essayé de créer leur propre studio, et que ce studio était devenu un des acteurs majeurs dans l'industrie cinématographique (5). »

De la guerre froide à la guerre feinte

La création de l'ICT est l'aboutissement d'un long processus de collaboration entre le Pentagone et les studios d'Hollywood, mais elle répond avant tout aux nouveaux enjeux stratégiques apparus depuis la fin de guerre froide. Au début des années 1990, l'armée américaine fait face à de nouveaux défis : à l'ère des combats urbains et de la lutte contre le terrorisme, les décisions à prendre relèvent de niveaux hiérarchiques de plus en plus éloignés de la chaîne de commandement. On ne peut donc plus se contenter d'apprendre aux nouvelles recrues à tirer ou à marcher au pas.

Michael M. Macedonia, directeur scientifique du Stricom – l'un des principaux agents de ce tournant stratégique –, déclarait en février 2000 dans une interview au New York Times : « Le modèle de la guerre froide, c'était de se préparer à la guerre sur le front central de l'Europe contre les armées soviétiques. Ce modèle n'existe plus. Nos missions dans l'armée sont très complexes aujourd'hui. Regardez le Kosovo.

Regardez la Bosnie. Regardez ce que nous avons à faire à Haïti. Le fait est que nos soldats doivent apprendre à travailler avec discipline mais aussi avec empathie et compréhension pour les cultures, les peuples et les contextes dans lesquels ils sont engagés (6). »

La fin de la guerre froide a bouleversé les missions de l'armée. De nouveaux champs d'intervention sont apparus dans la doctrine stratégique américaine : les « opérations autres que la guerre », qui concernent par exemple des tâches d'interposition entre fractions opposées après un cessez-le-feu, la distribution de biens et services humanitaires, le déploiement de forces multinationales, la supervision des élections, l'assistance humanitaire pendant un conflit ou une catastrophe naturelle, la création d'un État par l'entraînement d'une police ou de forces de sécurité, les aides à la construction d'infrastructures, le contrôle du désarmement, la création de couloirs humanitaires, la destruction de champs de cocaïne ou d'opium, le soutien aux régimes démocratiques « fragiles », la lutte contre les États voyous, la lutte antiterroriste, la guérilla urbaine...

« Pendant la première guerre du Golfe, écrit Nick Gillette dans The Guardian, il est devenu évident que les soldats américains étaient exposés sans nécessité à des risques mortels ou à des blessures graves du fait de leur manque de préparation au combat de rue. Comprenant que ce genre de combat allait devenir dominant, l'armée américaine a pris la décision de former ses nouvelles recrues à ces nouvelles conditions baptisées "Military Operations in Urban Terrain" (MOUT) (7). »

Les contraintes budgétaires vont s'ajouter à ces nouvelles conditions stratégiques : après l'effondrement de l'Union soviétique, l'opinion publique et le Congrès réclament ce qu'on a appelé the peace dividend, en clair une réduction importante de dépenses militaires qui ne semblent plus se justifier dans le nouveau contexte géostratégique. Pendant les années 1990, le budget de la défense amorce une décrue de 13 %. Un bureau de recherches du Congrès estimait en 1992, sur la base d'informations militaires prévoyant la fermeture de bases militaires et l'annulation de projets à long terme, que 2,5 millions d'emplois liés à la défense seraient supprimés entre 1991 et 2002 (8).

Ces restrictions budgétaires contraignent l'armée à changer de systèmes d'entraînement. Plus question de manœuvres grandeur nature avec des centaines de milliers de soldats en situation réelle comme le programme « Reforger », qui mobilisait en 1988 175.000 hommes en Allemagne, pour un coût de 53,9 millions de dollars. En 1992, le nouveau programme « Reforger », qui s'appuie sur les nouvelles capacités de coopération acquises grâce aux programmes de simulation de l'armée et en particulier de l'armée de l'air, ne mobilisera plus que 6.500 soldats (simulant en fait 175 000 personnes) pour un coût de 19,5 millions de dollars (9).

Par ailleurs, le recours croissant aux réservistes plaide en faveur des exercices de simulation ; ceux-ci permettent en effet d'organiser des week-ends d'entraînement « à domicile ». Les réservistes peuvent utiliser les nouveaux systèmes à partir de leur base d'origine et se préparer à des opérations complexes avant leur mobilisation, ce qui permet d'améliorer considérablement la qualité de la préparation des troupes.

« Alors que, durant la guerre froide, les forces armées américaines étaient dispersées dans des bases à l'étranger, écrivait en 2004 le sociologue américain Sharon Ghamari-Tabrizi, auteur d'une étude sur la convergence entre le Pentagone et Hollywood, les futures missions requerront le déploiement rapide de forces flexibles, légères, vers des foyers de trouble dispersés dans le monde. Désormais, l'armée peut avoir à intervenir en tout lieu et à tout moment, seule ou associée à d'autres forces internationales, sous mandat ou non de l'ONU, et même sous le commandement d'officiers étrangers (10). »

Il est frappant de constater que l'organisation militaire américaine a connu dans les années 1990 le même processus de restructuration que les grandes firmes bureaucratiques et hiérarchisées. L'effondrement du modèle fordiste lié au capitalisme industriel de l'après-guerre au profit d'un nouveau modèle d'organisation décentralisée, flexible, structurée en réseaux, vaut également pour l'armée. Elle aussi s'est conformée au paradigme d'une organisation constituée d'agents censés être autonomes, capables de prendre des décisions et de s'adapter à un environnement incertain. Et elle doit pouvoir se redimensionner en permanence en fonction de la conjoncture, en inventant sans cesse de nouveaux modes de coopération, limités dans le temps et dans l'espace.

« Nous avions démontré depuis plusieurs années l'intérêt d'utiliser les techniques de simulation en réseaux, expliquait en février 2000 Michael M. Macedonia, le directeur scientifique du Stricom. Nous avions par exemple l'objectif de mettre en relation 100 000 joueurs, ce qui n'a jamais réellement été fait (11). »

Reste que, dès 1995, le Pentagone avait décidé de codifier ses nouvelles règles et techniques d'entraînement en mettant au point un nouveau système dit « Distributed Mission Training » : ce DMT créait des théâtres de guerre virtuels en reliant les participants à des simulateurs en temps réel qui produisaient des environnements de synthèse utilisant les dernières avancées techniques en matière de réalité virtuelle (12).

Dans les années 1990, l'Air Force fut évidemment la première à s'engager dans cette réforme, en remplaçant les systèmes individuels de simulation de vol par une simulation en réseaux incluant la participation de plusieurs personnes et le partage des tâches. Dans un article publié en 1998 dans le Army War College Quarterly, Robert P. Haffa Jr et James H. Patton Jr résumaient bien le changement : « Les missions militaires traditionnelles, jadis séparées dans le temps, la distance, les supports et les fonctions, sont maintenant confondues. L'intégration de la surveillance, de l'information, de la gestion du champ de bataille et des frappes de précision a été désignée depuis quelques années comme un "système de systèmes" (13). »

« On regarde ce que Sony est en train de faire, ou Microsoft ou Electronic Arts, déclarait Michael Macedonia dans une interview au New York Times en 2000. En gros, ils fournissent des environnements virtuels de grande échelle. On peut appeler cela des jeux. Mais ce sont réellement des environnements virtuels d'interaction à grande échelle dans lesquels les gens peuvent s'exprimer. Ils sont en train de déterminer l'évolution de la technologie. C'est-à-dire comment vous créez le contenu de ces environnements virtuels et les attentes de ce que les gens vont y voir. Tout cela est très intriguant (14). » « Le problème, commentait le journaliste du New York Times, c'est que, curieusement, la plupart des jeux d'ordinateurs sont trop militaristes pour l'armée. Dans Command & Conquer par exemple, vous accumulez des stocks d'armes et des légions de soldats pour un assaut final. Mais ce genre de confrontation n'est plus d'actualité pour le Pentagone. » Raison de plus pour produire ses propres jeux...

La querelle du « réalisme »

En 1997, deux ans avant la création de l'ICT, une conférence a réuni à Monterrey (Californie) des spécialistes des jeux vidéo et des militaires en charge de l'entraînement des troupes. Ils vont alors jeter les bases d'une collaboration institutionnelle dans le but de mettre en commun les progrès en matières de graphisme, d'effets acoustiques, d'interfaces homme-machine et d'immersion virtuelle. Pourtant, entre militaires et représentants des industries du divertissement, des désaccords apparaissent au début.

Étrangement, ceux-ci ne concernent pas des questions éthiques ou politiques (la participation d'Hollywood à une guerre contestée), et encore moins stratégiques (la conception de la guerre moderne) : ils portent sur des questions esthétiques, plus précisément sur les conceptions respectives que se font les uns et les autres du réalisme en matière de simulation, d'imitation ou d'immersion virtuelle. Alors que les militaires affirmaient une conception photographique du réalisme, les spécialistes des jeux vidéo insistaient plutôt sur la crédibilité des histoires racontées. Une controverse qui a fait les beaux jours de l'esthétique depuis Platon et Aristote, mais qui exprime aussi une vieille lutte entre l'armée et Hollywood pour le monopole de la représentation.

Dans son livre Guerre et Cinéma, Paul Virilio rappelle que Joseph Goebbels voulait rivaliser avec Hollywood : ses adjoints chargés de la défense passive reconstruisaient des villes avec des colonnes de lumières, illustrant l'ancienne connivence/concurrence entre guerre et cinéma, qui sont tous deux des arts de la mise en scène (15). Les nouveaux outils de simulation utilisés par l'armée américaine pour l'entraînement de ses soldats confirment ce que Paul Virilio expliquait dès 1984, à savoir que le champ de bataille n'est pas simplement un lieu de combat, mais aussi un espace de représentation : des cartes d'état-major aux premières photos aériennes lors de la Grande Guerre et aux images satellites d'aujourd'hui, les armes de guerre se sont toujours doublées d'instruments de reconnaissance optique ou cartographique, destinés à connaître le théâtre des opérations, localiser l'ennemi, homologuer les pertes, constater l'état des destructions opérées...

« La fonction de l'arme et celle de l'œil, écrit Paul Virilio, se sont confondues dans la visée, l'œilleton des fusils, les collimateurs de l'artillerie à longue portée. L'invention par Nadar, en 1858, de la première photographie aérostatique systématique et la photo-interprétation aérienne lors de la Grande Guerre ont d'ailleurs parfaitement illustré cette dimension cinématographique de destructions opérées à l'échelle de régions entières, incessant bouleversement d'un paysage qu'il fallait aussitôt reconstituer à l'aide de clichés successifs, poursuite cinématographique de territoires incertains où le film succédait aux cartes d'état-major (16).  »

Le perfectionnement technique des instruments optiques répondant à cette exigence « tactique » de visibilité, on a poussé toujours plus loin cette quête de la transparence : systèmes de vision nocturne, images satellites, systèmes d'orientation GPS, transmission en temps réel, missiles guidés par leurs cibles... En même temps, s'affirmait la nécessité de tromper la vision de l'ennemi par le recours aux leurres. La multiplication des instruments optiques, l'éclairage des cibles, les bombardements de nuit, les bombes éclairantes, l'utilisation de plus en plus fréquente des leurres visuels transforment ainsi le champ de bataille en un véritable lieu de tournage, les batailles en succession d'effets spéciaux, le mouvement des troupes en mise en scène...

« Depuis des décennies, rappelle Sharon GhamariTabrizi, les perceptions des soldats sont assistées par ordinateur et d'autres outils sont incorporés dans les systèmes d'armes eux-mêmes. Mais les systèmes de "réalité augmentée" (augmented reality systems) proposés par le DMT vont au-delà, en rendant l'environnement de synthèse aussi proche que possible de l'espace réel des combats et en changeant les perceptions qu'ont les soldats du vrai champ de bataille (17). »

Pour cela, il ne suffit plus de voir, il faut croire à un univers virtuel. La guerre est une chasse aux apparences : l'enjeu n'y est plus seulement la conquête de territoires, mais aussi celle des esprits.

Mais l'incessant perfectionnement des systèmes de vision et de représentation a abouti à un effet paradoxal : il a nourri l'incrédulité, comme le faisait observer Jean Baudrillard à propos de la première guerre en Irak. Jadis, la vision faisait foi. Aujourd'hui, la crédibilité des images s'est dissipée avec leur dispersion : voir ne suffit plus, il faut croire à une histoire.

Un participant à la conférence de Monterrey en 1997 se souvient : « Alors que le DOD (Département de la Défense) avait tendance à insister sur la fidélité des interactions entre objets dans un environnement simulé (en utilisant des modèles scientifiques), les industriels du spectacle avaient tendance à privilégier un bon storytelling pour inciter les participants à suspendre leur incrédulité face à la réalité d'une expérience de synthèse (18). » Un autre participant insistait sur le fait que « le but d'une simulation n'est pas de reproduire la réalité aussi précisément que possible, mais de susciter chez les participants la série de déclics de nature à produire l'effet d'entraînement désiré (19) ».

Danny Hills, de la Walt Disney Company, expliquait quant à lui : « Si vous voulez que quelqu'un ait peur, il ne suffit pas de lui présenter une image effrayante. Vous devez prendre tout le temps nécessaire pour le préparer, avec la bonne musique, les dialogues, les bons angles de prises de vues, pour le préparer émotionnellement, de sorte que, lorsque vous montrerez l'image effrayante, il sera effectivement terrifié (20). »

L'équipe de Richard Lindheim, vice-président de Paramount Digital Entertainment (qui deviendra le premier directeur de l'Institute for Creative Technologies), soulignait enfin le rôle joué par le récit et les personnages d'une anticipation produite en 1997, bien plus décisifs que la technique : « Vidéo et audio vous aident certes à connaître les personnages. Mais ce sont ces personnages et l'histoire elle-même qui entraînent les participants dans les événements et qui créent un sentiment partagé que l'on est bien en 2000 et qu'il s'agit d'une crise réelle (21). »

En 2004, le chroniqueur de Wired Magazine, Steve Silberman, l'expliquait dans son article déjà cité : « Le principal architecte de [cette] vague d'innovation [dans l'armée américaine] est Michael Macedonia, le chef du bureau de simulation de l'armée [...] : "On recourt à des simulations depuis des milliers d'années, affirme-t-il, depuis aussi longtemps qu'il existe des soldats. On a raconté des histoires, dessiné des images dans le sable, inventé le jeu d'échecs. On a construit ces abstractions dans l'espoir de comprendre la nature et la dynamique de la guerre. Tous ces modes sont en train de converger aujourd'hui dans la nouvelle génération de simulation d'entraînement." Macedonia compare les scénarios de combat employés par l'ICT aux épopées d'Homère, des histoires qui se racontent pour transmettre l'expérience des guerriers chevronnés aux jeunes appelés au combat. "Le grand défi, me dit-il, ce n'est pas d'avoir la bonne technologie. Nous y sommes presque. Le défi, c'est : avons-nous la bonne histoire ? Est-ce qu'elle colle avec la réalité ? Est-ce que nous enseignons les bonnes choses ? La vraie histoire de l'art de la guerre, c'est que votre copain est en train de mourir : que faites-vous ? (22). »

Dès octobre 1996, un atelier financé par le National Research Council (NRC) avait rassemblé des représentants de l'industrie des loisirs, du cinéma et des jeux vidéo, ainsi que des membres du Département de la Défense et des universitaires (23). Tous les participants impliqués dans les nouveaux médias pensaient que le meilleur moyen de favoriser l'immersion expérimentale dans les médias électroniques n'était pas l'hypertexte, mais les bonnes vieilles techniques du storytelling. Alex Seiden, représentant de Light and Magic, une société d'effets spéciaux, expliqua : «Je n'ai jamais vu une page web ayant un grand impact émotionnel. Le récit linéaire est la forme d'expression fondamentale de l'humanité : le roman, le théâtre, le film... Ce sont ces formes qui définissent notre expérience culturelle (24). »

Elles peuvent en effet permettre aujourd'hui de faire entrer les participants dans un environnement virtuel en leur donnant l'illusion qu'il s'agit du monde réel. Car la crédibilité des exercices de simulation repose sur « la perception qu'un monde existe dans lequel les participants peuvent se transporter eux-mêmes et entreprendre des actions (25) ». Le rapport du NRC publié à l'issue de ces travaux « définissait les relations d'un opérateur humain à un environnement synthétique comme expérientielles plutôt que cognitives ». Le storytelling constituerait donc la clé de la « crédibilisation » de ces mondes virtuels, sans laquelle la simulation resterait un jeu distancié et non un entraînement effectif, capable de provoquer chez les sujets entraînés les attitudes et les aptitudes recherchées.

Comme l'explique le politologue français Maurice Ronai, à partir de 1997, Paramount Digital Entertainment collabore avec le Defense Modeling and Simulation Office (DMSO) de l'Air Force, « pour préparer les officiers à la prise de décision en temps de crise (26) » : les nouvelles techniques doivent désormais mettre les troupes « en situation » et les préparer à prendre des décisions dans des zones de combats éloignées. Dans ce but, « Paramount Digital et l'Information Sciences Institute de l'université de Californie ont développé un "générateur de situations", le Story Drive Engine (27) ».

Le Story Drive Project

En 1999, l'ICT décide donc de construire deux prototypes de simulation : une mission destinée à répéter des manœuvres et une autre en vue de former au leadership. « Pour apprendre aux nouvelles recrues comment gérer des situations complexes, explique Randy Hill, le directeur des technologies à l'ICT, les jeux vidéo d'entraînement proposés par l'ICT ont recours à la forme la plus ancienne d'immersion virtuelle : le storytelling (28). » Ces deux prototypes comprennent ainsi des storylines pour chacune des deux simulations – avec des profils de personnages, des éléments de simulation de l'environnement (vent, température, humidité et odeur) –, un jeu pour l'entraînement en réseau et une pièce pour le théâtre virtuel dans l'immeuble de l'ICT.

« Cet outil a été testé à l'Industrial College of the Armed Forces lors d'un exercice baptisé "Final Flurry", relate Maurice Ronai. On a présenté à un groupe d'officiers des scénarios multimédias : les officiers étaient plongés dans une crise au Moyen-Orient, mettant aux prises Iran et États-Unis sur fond de confrontation nucléaire indo-pakistanaise. Les réactions des officiers étaient immédiatement converties en images réalistes et en textes. Si un officier déclenchait une attaque de navires dans le détroit d'Ormuz, le système générait en temps réel les images de ZNN-TV, une réplique imaginaire de CNN. En conclusion, les officiers tiraient les leçons de l'exercice et les exposaient à un président de la République lui aussi imaginaire (29). » Chaque matin, était présenté le scénario du jour, comprenant un ensemble de données géopolitiques et des commentaires publics et privés. Sur cette base, les participants devaient définir la politique de sécurité nationale adaptée. L'interactivité de l'exercice permet d'enseigner, tout en exposant des données erronées, des occasions perdues, des illusions, des déceptions...

La nouveauté du jeu résidait dans la liberté qu'elle laissait aux participants de déterminer le cours de l'action, tout en donnant au directeur la possibilité d'orchestrer leur conduite. « Le problème de ce type de théâtre de réalité virtuelle, souligne Margaret Thomas Kelso, est de guider les participants sans créer le soupçon qu'ils sont manipulés, c'est-à-dire d'établir un équilibre délicat entre liberté et contrôle, laissant au participant le maximum de liberté de choix et de réponse tout en lui présentant une expérience cadrée (30). » Michael Macedonia, l'un des pères du projet, précise : « En orchestrant tous les éléments, le directeur s'assure que la storyline est bien respectée et que les buts de l'exercice seront atteints, [...] et que les participants sont forcés de se confronter au dilemme voulu (31). »

Larry Tuch, responsable du projet chez Paramount, insistait quant à lui sur l'importance de l'interactivité : « Au cours de l'exercice "Story Drive", les étudiants sont comme des spectateurs d'un film où les enseignants jouent le rôle du metteur en scène. Il peut orchestrer les événements de l'histoire en envoyant des messages écrits, sonores ou vidéo, et des informations spécifiques, sous formes de données, de cartes, clips, documents de cadrage, rapports de renseignement. Mais, bien sûr, c'est plus qu'un film, c'est une simulation et les étudiants ont aussi le pouvoir de réagir et de modifier le sens de l'histoire (32). »

On est loin des jeux vidéo dans lesquels le joueur est un tueur qui doit abattre le maximum de victimes. Des storylines (scénarios) programmés par ordinateur mobilisent tous les sens des joueurs - la vision, l'écoute, le toucher et l'odorat - et permettent de les confronter à des personnages virtuels en principe capables de réagir exactement comme des êtres réels en situation. Plutôt que de subir les hurlements du sergent Hartman dans le film de Stanley Kubrick Full Metal Jacket, les soldats dialoguent grâce au jeu vidéo avec un robot intelligent. Le danger de ce genre d'immersion est lié au fait de stimuler le joueur pour obtenir de lui un haut degré de concentration. Certains psychologues estiment que ces techniques peuvent avoir des effets redoutables : le risque est grand de former des soldats surentraînés, déshumanisés, ayant perdu tout rapport de compassion et de pitié, des cyborgs guerriers coupés du réel et dressés à tuer - comme on l'a vu en Irak depuis 2003.

En juin 2006, l'hebdomadaire américain Time Magazine révélait ainsi un massacre perpétré par des Marines le 19 novembre 2005 à Haditha, à une centaine de kilomètres au nord de Bagdad : vingt-quatre civils - dont une dizaine de femmes et d'enfants exécutés à bout portant - ont alors été tués de sang-froid par des Marines. Le principal inculpé, le sergent Frank Wuterich, vingt-six ans, a été accusé du meurtre de douze personnes et d'avoir ordonné l'exécution de six autres (33). Lors de son procès, en décembre 2006, l'avocat de Wuterich a déclaré à la cour que les soldats avaient simplement fait ce à quoi ils avaient été entraînés...

« En se tournant vers Hollywood dans les années 1990, l'armée américaine n'a pas transféré son autorité des professionnels chevronnés aux Schéhérazade du sensationnel et des sentiments pour formater la subjectivité de ses hommes, écrit Sharon Ghamari-Tabrizi en conclusion de son étude sur la convergence entre le Pentagone et Hollywood. Mais, ajoute-t-elle non sans une certaine naïveté, il est important de souligner que, lorsque la simulation s'applique à des responsables de plus haut niveau et à la définition d'options stratégiques, on a surtout besoin d'une plus grande complexité des scénarios de crise, qui doivent s'affiner et se nuancer. Les leaders doivent être formés à décider à partir d'informations pertinentes et non pas répondre à une crise par un spasme d'émotion primale (34). »

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