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Cent Fils

Publié le 28 novembre 2008 par Uscan
Par la grâce de Dieu je me retrouve sans téléphone portable depuis maintenant dix jours. Volontairement ou non, je n'ai pas cherché à remplacer rapidement mon appareil, je n'en ai toujours pas et il est plausible que je m'en passe jusqu'au Maroc.

En fait, je suis content de cet incident. J'en aurai pourtant besoin plus que jamais : je suis dans une ville que j'ignore, loin des miens. Je suis parti quelques jours chez des amis et il a fallu synchroniser les retrouvailles et les transhumances... sans portable !

Ce jouet est évidemment très pratique même s'il est très onéreux en France (le prix moyen à la minute le plus cher d'Europe). Mais il induit, je le découvre en m'en passant, des modifications subtiles dans notre manière d'appréhender l'espace.

Par exemple, à l'instant où j'écris, je suis installé au soleil sur une chaise longue, j'écris sur mon petit netbook (mini-ordinateur portable), face aux Pyrénées, en sirotant un thé. Camille chez qui je viens de passer quatre jours à Saint Sever vient de partir pour rentrer chez elle après une escapade shopping à Pau, dont j'ai profité pour me faire rapatrier. J'ai joint Antoine grâce au téléphone de Camille et il sait que je vais venir chez lui en bus dans les heures qui viennent, je demanderai aux palois où trouver le bus n°4 et le chauffeur m'indiquera où descendre... Je suis libre.

A l'extrémité du boulevard des Pyrénées, au début de l'impasse, juste là où le trafic déjà faible pour un parisien se tarit, se tient l'Isle au Jasmin, un torréfacteur salon de thé, jouissant d'une grande terrasse faite de chaises longues et de tables basses disposées le long d'une bande de cinq mètres de gravier. Abrité dans un superbe bâtiment attenant au château de Pau, ce café semble cultiver l'art et le plaisir de grandir dans la marge : il est excentré des enfilades de terrasses toutes identiques qui s'étalent un peu plus haut sur le bord de la route ; la salle hexagonale, très haute de plafond, accueille un ensemble de plantes vertes et de mobilier en osier. Sur la porte d'entrée de vieux cartons déclament des phrases comme celle-ci : « Comme un parfum un bon thé est un cadeau de grande classe, et vous partagerez sa joie en le consommant à deux ! ». La patronne, une femme rousse d'une soixantaine d'années, souriante et déterminée s'occupe de ses clients avec l'aide de son magnifique labrador, un chien plutôt sociable, qui aime proposer aux clients de jouer avec lui en présentant fièrement une balle de tennis dans sa gueule.

Alors que le soleil décline et que le froid lance de nouveau ses tentacules jusqu'à notre petit refuge, je décide de quitter ma chaise longue le temps de finir la rédaction du présent billet et de voir le soleil se coucher sur les Pyrénées. En fait, je n'ai pas envie de partir. A l'intérieur on entend Fun Radio résonner dans l'immensité de la pièce éclairée par des lampes à abat-jour, on a l'impression d'être à la maison. La patronne rouspette en riant contre son chien qui l'appelle à travers la porte vitrée « Elle veut encore jouer, elle est increvable ! » lance-t-elle rapidement... Elle ouvre la porte. « Non, je ne vais pas jouer, ça suffit ! ». Puis elle se retourne vers les clients à proximité : « J'espère que le balle n'est pas tombé, parce que là, c'est foutu, ça arrive parfois... ». Je me sens reçu, pas consommateur.

Si j'avais eu un téléphone portable avec moi à cet instant, non seulement il aurait été possible que l'on m'appelle, que l'on accapare de force mon attention – car il est assez faux de prétendre que l'on a le choix, surtout lorsque s'affiche le nom de celui qui vous cherche – mais en plus j'aurais eu à ma disposition le moyen, sur une simple pulsion, de percer l'espace et d'aller chercher qui je veux. Une simple instabilité passagère, un léger soubresaut de mon âme, un imperceptible sentiment d'impatience suffisent à me donner la compulsion de saisir l'appareil. Qui vais-je narguer ? Tu sais d'où je t'appelle ? Il fait un temps... Et l'air de rien, le petit battement intérieur, le petit diable impatient, la subtile agitation, tout au fond, aura raison de l'instant, du goût de l'air, de la texture fine dont est faite chaque chose et que le regard ne capture que lorsque l'esprit se vide. L'instant s'efface face à sa propre représentation, face à l'idée de lui-même. Le souvenir, déjà, alors que l'on y est encore.

Mais il y a plus fort, car il me semble que le phénomène va vraiment plus loin... Il peut se passer aussi que je parvienne à me poser, que mon esprit demeure au calme et qu'aucune compulsion ne me pousse à contacter celui-ci ou celle-là... Il se peut que je jouisse du plaisir de sentir le soleil qui chauffe mes joues, luttant contre l'air froid qui s'acharne à les rougir, que je sente l'espace m'environner, que j'observe l'immensité de la muraille blanche qui se dresse comme un rempart entre Pau et les aventures africaines au-delà. Mais quelque part au fond de moi, même inconsciemment, je sais que cet instant n'est pas inébranlable. Je sais qu'il existe un lien entre moi et le monde, que je peux m'en saisir à tout instant et qu'à tout instant quelqu'un peut s'en servir pour venir me piquer les oreilles d'un tintement aiguë, irrépressible, presque un commandement. Comment dire cela... C'est comme si la forme que prenait cet instant s'il fallait lui en attribuer une et une seule, comme si sa coloration, son goût en étaient inévitablement modifiés. Disons-le à l'inverse : lorsque je sais que rien n'est en mesure de venir me perturber et que rien n'est à ma porté qui puisse fomenter une évasion, de gré ou de force, je ne peux faire autrement que de m'ancrer, maintenant, dans le lieu qui m'abrite et dans le temps qui déroule sa langue interminable. Je suis en sécurité, je suis quelque part. S'il y a un souci, il ne pourra pas m'atteindre. S'il y a une nouvelle, bonne ou mauvaise, elle respectera l'instant que je vis, elle viendra me trouver à son tour, lorsque son heure sera venue, ni plus tôt, ni plus tard. Je sais qu'ainsi chaque chose viendra me trouver en temps voulu, j'en deviens capable de contourer chaque moment, d'en percevoir les lignes d'horizon ; je goûte, finalement, le plaisir de la finitude, la joie de la limite.

Le ciel rouge vif domine désormais les montagnes pales et des nuages légers coiffent l'horizon d'une vive lueur orangée. Les Pyrénées doivent maintenant se retirer, se faire discrètes. Le feu impermanent du couchant, ballet éphémère, doit entraîner toute l'immensité dans l'anonymat de la nuit. Dans ce paysage qui se dérobe, dans ce décor qui fond, je vois le signal du retour, je vais partir chercher le bus n°4 et lorsque j'arriverai chez Antoine, il fera déjà nuit...


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LES COMMENTAIRES (1)

Par  Genie92.free.fr
posté le 28 novembre à 20:12
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Alors là ! je vous rassure tout de suite, on peu vivre sans le portable, cet appareil qui rend les gens hébétés dans la circulation, qui s'appellent pour se dire des niaiseries la plupart du temps dont tout le monde profite. Vous avez compris, je fais partie des arriérées qui n'ont pas flanché devant cette petite merveille. Maintenant pour être juste, il rend quelques services dans des situations difficiles et bientôt on va découvrir une nouvelle maladie due à l'emploi exagéré du portable, mais je ne serai pas atteinte quand l'épidémie se répandra dans le monde entier ! Ceci dit, allez vite l'acheter, il y a de nouveaux modèles pour Noël. Bien amicalement http://genie92.free.fr

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