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Marine

Publié le 03 décembre 2008 par Hortensia

l'aime. Je l'ai découverte l'automne dernier. Elle était venue assister à une conférence de Richard Bourdes, sur la philosophie du droit. Il faisait froid ce jour-là. Il bruinait dans un Paris gris et glacial. Ia neige était annoncée. La conférence devait commencer à 16h et la salle était pleine. Nous étions tous sans nouvelles. Nous attendions sagement sur les bancs bien cirés . Il devait être retardé quelque part. Quelques étudiants chuchotaient en attendant. Richard Bourdes ne venait pas. J'étais assis au fond de la salle, je patientais. Je ne l'avais jamais rencontré. C'était une occasion unique. J'allais enfin pouvoir le voir, l'observer.

En fait, je me fous de la philosophie. Je suis un scientifique, un mathématicien.J'attendais car je voulais voir sa gueule à lui, Richard Bourdes. Il était célèbre. Ancien normalien comme nous, il dirigeait le département de philosophie de Normale Sup. Il avait aussi une chair d'invité à Cambridge et à Berkeley.

Le drame s'est passé à Cambridge . Richard Bourdes se rendait à l'université dans son stupide cabriolet des années 50. Il n'a pas vu Myriam, ma Myriam. Nous venions de nous fiancer. Je l'avais connue à Cambridge deux ans auparavant, pendant une étude que je menais sur les algèbres C-star. Elle était spécialiste de Faulkner, elle se rendait souvent à dans cette ville pour y étudier ses manuscrits, ses pensées, ses correspondances... Il l'a renversée au petit matin, à 8h11, sur Oxford road. Il a dit à tout le monde qu'il ne l'avait pas vue dans le brouillard. Il mentait. Myriam, on la voyait partout, elle resplendissait sur cette terre. Elle était unique. Ma Myriam. Il l'a tuée.

Je me suis tu. Après la mort de Myriam, je me suis exilé au Pays de Galles, dans une ferme, au milieu d'un champs de milliers d'hectares, au-dessus de la côte. Le vent, son murmure, ses colères, son souffle rarement chaud, souvent glacial, tout cela m'a consolé pendant un an. Je ne voulais pas hurler. Je déteste les cris. J'ai attendu quatre saisons que le vent, plus enragé que moi, chasse cette flamme de haine qui brûlait mon estomac et ma raison.

A Normale, juste avant cette tragédie, les maths me lassaient. J'avais alors fait installé un orgue dans ma chambre. C'est là que j'ai appris la musique, mon monde d'aujourd'hui. Le crime de Cambridge, hélas, est vite arrivé dans ma vie. Je n'ai alors rien pû faire que tout quitter. J'ai déménagé mon orgue avec moi. De passage à Londres, j'ai acheté toutes les partitions de Bach que j'ai pu trouver et je suis parti m'enfermer dans les plaines grandes ouvertes. C'est sur lacôte venteuse de l'Est de la haute Ecosse que j'ai appris toutes les sonates de Bach.

J'ai plongé dans cette musique de contrepoints et suis resté immergé dans un océan de sons. Mais après une année, sa musicalité n'a plus réussi à me remplir. Je suis retourné à mes songes abstraits, les mathématiques un pays si immense que les frontières en sont inconnues, même si je le parcours sans trêve depuis l'âge de huit ans. Le calme était revenu en moi, je suis donc retourné à Ulm. J'ai réintégré ma chambre, mes camarades comprenaient ma souffrance. Le directeur m'avait gardé cette chambre.

J'ai donné l'orgue à un vieux chapelier et j'ai installé un piano. Je me suis remis aux nombres et j'ai découvert la musique atonale. Parallèlement, je découvrais un livre sur la musique, écrit pas Allessandro Barrico ''L'âme de Hegel et les vaches du Wisconsin". Le titre était incongru mais tout le texte d'une grande beauté. Barrico a raison, ''elle (la musique dodécaphonique) anéantit le système d'organisation de la tonalité et elle en introduit d'autres, à l'intérieur desquels la dialectique de la prévision et de la surprise peut se reproduire.''

Avec elle, j'ai vécu l'atonalité en mon être le plus profond. Dans cette salle de cours de l'E.N.S., j'attendais patiemment le professeur, enfouis dans ma parka. Une heure d'attente après, des étudiants avaient déjà quitté la salle. Le rang entier devant celui sur lequel j'étais assis était libéré. J'étais plongé dans mes souvenirs du bouquin d'Allessandro, les yeux rivés sur la porte de la salle pour ne pas louper l'entrée du professeur quand elle a franchit le pas de cette même porte. Je la voyais pour la première fois. Vétue de vêtements très larges, je la voyais flotter tandis qu'elle marchait d'un pas lourd. Du fond, j'entendais ses pas résonner sur le parquet. Elle se dirigeait vers le fond de la salle, vers le rang vide qu'il y avait devant moi. Un déhanché s'évanouissait dans la silhouette de son large pull. Son balancement se distinguait à peine. Il retenait toute mon attention. Je percevais des ondulations d'une vague s'avancer. Un monde de souffles et de rythmes s'approcher comme un mascaret puissant qui me renversait. Elle était en retard, ça se voyait à sa mine un peu essoufflée, mais le soulagement recouvrait aussi ce visage nouveau, voyant que la salle était encore vide du professeur que tout le monde attendait.

Pendant que je l'observais s'approcher, je me rémomérais Barrico: ' 'Le problème, c'estque ces nouveaux systèmes d'organisation sont impossibles à reconnaître pour le public ''. J'ai croisé son regard alors qu'elle le jetait pour la première fois dans la salle, à l'improviste, sans le moindre mouvement de tête annonciateur. Ses yeux étaient bleu gris, glacials, profonds, irréels. Un mouvement a commencé à naître en moi, sourd, lent, vibrant, terriblement profond, en une extrême lenteur. Je me sentais happé, absorbé par cet être dont je ne distinguais alors que les formes et le rythme.

''La musique sérielle dodécaphonique est un exemple probant . On rappellera que cette musique renonce à toute référence tonale et adopte les douze notes du système tempéré en annulant toute idée de hiérarchie entre elles''.

J'ai d'abord vu ses hanches, enfin, je les ai devinées, puis son regard m'a projeté au fin fond de ma misérable solitude. Les falaises écossaises étaient bien basses à côté de ce regard loin et profond. Elle s'est avancée, sûre d'elle. Cette parfaite inconnue faisait semblant de connaître les lieux. ''Il y a donc douze sons, dont aucun n'est un son-guide, et aucun un son étranger. Pour fixer cette équivalence, la musique sérielle dodécaphonique adopte comme principe de ne jamais faire revenir une note avant que les onze autres n'aient toutes été données : ceci afin qu'une éventuelle répétition ne risque pas d'affirmer quelconque priorité sous-jacente.''

Elle marchait lentement, elle faisait de grands pas mais comme elle allongeait ceux-ci, ses jambes augmentaient leur cadence. Le lent et le vif étaient en elle. Je découvrais à chacun de ses pas une nouvelle mesure, une nouvelle tonalité. L'inconnue me dévisageait sans avoir l'air de me voir. Douze pas, douze surprises, douze émotions synesthésiques. ''La composition part ainsi d'une série, autrement dit d'une séquence particulière des douze notes, et elle se déroule à partir de cette séquence, en respectant toujours le même principe du non-retour de la note''. Douze visages, douze êtres.

''Or ce système d'organisation du son est un système rigide. Loin de l'anarchie, c'est au contraire la gestion d'un ordre bien précis. Mais le public, lui, que peut-il percevoir de cet ordre ? A-t-il réellement la possibilité d'en intérioriser suffisamment les règles pour pouvoir en extraire le mécanisme de l'attente et de la réponse ?''

Je l'ai reconnue à chacun des sons qu'elle provoquait en moi. Imperceptibles dans leur entier au commun des mortels. J'ai vu sa timidité, sa nonchalance, sa fuite, son allant, sa grâce, sa rapidité, sa triste indécision, son infini rigidité, sa beauté parfaite, son aigreur surfaite, sa lucidité, son désenchantement. Tout cela se transformait constamment en elle. Une houle sourde et affolante résonnait à chaque pas, dans une allure désinvolte, en une brise à peine perceptible. Arrivée à mon niveau, elle a hésité, j'ai vu ses yeux balancer doucement entre le rang vide et la petite place à ma droite. Finalement, elle s'est assie à côté de moi.

Je fis la connaissance de Marine, elle, et j'oubliais la souffrance de l'absence de Myriam. Ne voyant pas Richard Bourdes arriver, nous décidâmes d'aller prendre un verre. Nous sortîmes quand le professeur rentrait. Je ne le regardais même pas. La page était tournée. A jamais. Marine me suivait. Le point d'orgue de ma perte laissait place à la virtuosité mathématique et cérébrale qu'elle allait me faire connaître sur un opus passionnel.

Marine


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