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Arctique : La Russie à l'offensive

Publié le 08 décembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Alors que Moscou a déjà bâti sa stratégie de conquête de l’Arctique, les Etats-Unis espèrent encore prendre le leadership du règlement diplomatique. Faute de quoi surgirait un conflit armé ?

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En septembre, deux événements quasi concomitants – le débarquement d’une équipe scientifique de choc sur l’île de Wrangel [à l’extrême est de l’Arctique] et un séjour du gratin du gouvernement russe dans l’archipel François-Joseph [à l’ouest] – ont ponctué la bataille engagée pour le Grand Nord. La poursuite des intérêts nationaux combinée à la coopération internationale permettra de donner une réponse à la question : à qui appartient l’Arctique, qui n’est pour l’instant à personne ?

Pour la première fois de son histoire, le Conseil de sécurité russe s’est réuni en plein océan Glacial Arctique, à Nagourskoïé, sur l’île Alexandra, dans l’archipel François-Joseph. C’est là qu’est installé le poste frontière le plus septentrional de notre pays. Non loin de l’aéroport, les visiteurs moscovites accompagnés des gardes-frontières ont croisé la route de trois ours blancs. Après avoir bien montré qui étaient les patrons dans la région, ces derniers sont nonchalamment retournés dans les glaces.


Pour Ivan Gloumov, conseiller auprès du ministre des Ressources naturelles et expert en droit maritime international, “cette session décentralisée constitue bien plus qu’un symbole. Elle inaugure une nouvelle stratégie de mise en valeur de l’Arctique. La Russie va obstinément chercher à faire fixer la limite de son plateau continental là où elle l’entend et à la faire inscrire dans le droit international. Priorité sera donnée au développement du Grand Nord ; à la réouverture de la route maritime du Nord ; au renouvellement des infrastructures de transport ; à la prospection et à l’exploitation des ressources naturelles. Notre pays a enfin compris qu’il fallait investir énormément dans l’Arctique, parce que cette région constitue la base de notre prospérité et de notre sécurité futures.”

Parallèlement, à l’autre bout de l’Arctique, sur l’île Wrangel, le navire amiral de notre flotte polaire, l’Akademik Fedorov, débarquait chercheurs et ouvriers chargés de préparer l’installation de notre nouvelle station polaire, la base Ouchakov, pour l’année prochaine. Sur le site du village d’Ouchakovski – dont les habitants sont partis il y a déjà quatorze ans – s’élèvera une station internationale destinée à étudier l’évolution du climat de la planète, à coordonner le trafic sur la route maritime du Nord et à surveiller les centrales atomiques flottantes qui entreront en fonctionnement en 2009 ou en 2010.

Selon les experts du mouvement Héritage de l’amiral Koltchak et de la société de conseil Wood Mackenzie [spécialisée dans le secteur de l’énergie], on assiste à une concurrence mal déguisée pour savoir qui va doubler qui dans la conquête de l’Arctique et s’approprier les meilleurs gisements d’hydrocarbures : la Russie, qui a rendu publique sa stratégie de conquête du Grand Nord jusqu’en 2020 ? Ou les Etats-Unis et le Canada, qui réclament une coopération internationale au pôle Nord ?

D’après les scientifiques, dans moins d’un demi-siècle, à cause de la pénurie d’énergies fossiles, d’une part, et du réchauffement de la planète, d’autre part, l’Arctique et l’Antarctique représenteront les derniers réservoirs de ressources énergétiques de la Terre et seront devenus un nœud de communication vital. L’agence gouvernementale US Geological Survey estime que l’Arctique contient plus de 13% des réserves mondiales de pétrole non encore découvertes et jusqu’à 30% des réserves de gaz.

Les Américains épluchent jalousement les statistiques

Ces chiffres ont été présentés au Congrès américain, qui doit élaborer la stratégie américaine d’implantation dans cette alléchante région, comme vient de le faire la Russie. Pour l’instant, les Américains épluchent jalousement les statistiques : à ce jour, le Grand Nord assure environ 11% du revenu national russe ; or c’est dans cette région que se crée 22% du volume de nos exportations. L’extraction des richesses du sous-sol se déplace peu à peu vers le Grand Nord. Il donne plus de 90% de notre nickel et de notre cobalt, 60% du cuivre, 96% des platinoïdes, 100% de la baryte. Des gisements de gaz, de minerais et de polymétaux ont été détectés sur les plateaux russes de la mer de Barents, de la mer Blanche et de la mer de Kara. La route maritime du Nord, appelée à devenir une artère transcontinentale capable de faire passer 40% du fret mondial, est en cours de modernisation. Washington étudie avec attention les “possibilités de coopération internationale en Arctique”, en pensant à la manière de se placer sur un marché des matières premières prometteur.

Dans le même temps, une “prospection rampante” généralisée – selon les termes du Conseil de sécurité russe – bat son plein. Les compagnies transcontinentales les plus diverses approchent le monde des affaires russes en brandissant d’appétissantes propositions. Royal Dutch Shell, le groupe énergétique anglo-hollandais, voudrait aider la Russie à extraire le gaz de Iamal. Les Français de Total ont obtenu le droit de participer à la mise en valeur du gigantesque gisement de gaz de Chtokman. Des entreprises danoises, allemandes, japonaises et chinoises s’intéressent à la prospection d’hydrocarbures et aux tests des centrales atomiques flottantes dans les conditions du Grand Nord. Qu’espère donc tout ce monde ?

Gazprom invite chinois, japonais et autres partenaires asiatiques

Les expériences de la Norvège et de la Russie, entamées en l’an 2000, montrent ce que peut donner la coopération internationale dans le Grand Nord. Hammerfest, en Norvège, et Mourmansk, en Russie, les grandes villes les plus septentrionales de la planète, attirent scientifiques et spécialistes de tous les pays qui aspirent à se partager les richesses naturelles du plateau continental arctique. Chinois, Indiens, Européens de la plupart des pays de l’UE, Finlandais, Canadiens, Coréens et Américains s’empressent d’assurer leurs positions dans l’exploitation des gisements de gaz norvégien de Snohvit (“Blanche-Neige”) et de Chtokman, en Russie. Ces deux sites sont des exemples de compromis internationaux. Au-delà de la zone souveraine des 200 milles marins, l’ONU a décrété les tréfonds des mers et des océans “patrimoine commun de l’humanité” ; or les poches de gaz se situent à la fois dans les zones souveraines de la Norvège et de la Russie, sous des eaux appartenant à d’autres pays et en eaux neutres. Le point crucial était de savoir quelle part du “patrimoine commun” allait revenir à qui.

En Norvège comme en Russie, c’est l’Etat qui contrôle Snohvit (Statoil) et Chtokman (Gazprom), mais il est impossible d’empêcher les autres pays d’accéder à la partie des gisements de gaz situés au-delà de la zone des douze milles marins, comme le précise la convention de l’ONU de 1982, que les deux Etats ont signée. Par ailleurs, il est difficile de définir la notion de part dans l’exploitation d’un gisement.

La Norvège a concédé des conditions avantageuses aux Etats-Unis parce que ce pays est intervenu dans les différends territoriaux qui l’opposent à la Russie dans l’archipel du Spitzberg. A présent, Washington veut prendre part à l’examen des litiges entre la Russie et la Norvège dans l’Arctique. “On peut saluer le succès de la tactique américaine, admet Ivan Gloumov. La Norvège veut que l’exploitation des gisements de l’Arctique se fasse sur la base de son expérience des forages et de ses propres normes écologiques. C’est une chance pour les Etats-Unis. Si l’approche commune de ces deux pays l’emportait, cela aboutirait à évincer la Russie du Grand Nord – techniquement et physiquement.”

Pour les experts russes, la communauté internationale doit désormais choisir : soit les pays renoncent à leurs droits souverains et à leurs ressources en échange de la possibilité de prendre part à une course à l’énergie sans fin, soit ils deviennent arbitres de cette course, soit ils restent en marge de tout. Dans le jeu géopolitique qui s’engage, Moscou dispose d’un atout : “Blanche-Neige” est fort belle, mais ce n’est qu’un nain comparé aux réserves de Chtokman, qui représenteraient deux fois plus de gaz que toutes les ressources du Canada. Et comme une grande partie se trouve sous les eaux territoriales souveraines de la Russie, Gazprom a choisi un autre mode de coopération internationale, en décidant lui-même, sur la base d’un appel d’offres, quels pays et quelles compagnies allaient prendre part à l’exploitation.

La politique énergétique mondiale pourrait être modifiée

Outre Gazprom, les candidats ont été les Norvégiens de Statoil et d’Hydro Asa, les Français de Total, les Américains de Chevron et de Konoko Philips. Le coût des travaux est évalué entre 20 et 25 milliards de dollars. Gazprom, échaudé par ses partenariats mal définis avec les Etats-Unis et la Norvège dans Snohvit, tente de mieux structurer ceux de Chtokman, en invitant des Chinois, des Japonais et d’autres partenaires asiatiques, tout en conservant une position dominante. Non seulement les compagnies américaines n’ont pas obtenu de majorité de blocage, mais leur participation à l’exploitation de Chtokman est même remise en question. Si les compagnies asiatiques obtiennent leur part, ce sera forcément en empiétant sur les actifs de leurs concurrentes américaines et norvégiennes, dont la présence dans l’Arctique russe pourrait être réduite au minimum si les divergences frontalières et écologiques entre la Norvège et la Russie s’envenimaient.

Washington semble avoir bien compris le message. Nous nous sommes procuré les conclusions d’un rapport d’experts en prospection et études du département d’Etat américain de 2007, qui constate que “la plupart des compagnies du secteur de l’énergie étudient la possibilité d’obtenir de la Norvège et de la Russie l’autorisation d’exploiter les gisements de la mer de Barents. Cette offensive pourrait modifier la politique énergétique mondiale. Une réorientation de la consommation mondiale vers le gaz offrirait à la Russie une situation particulièrement favorable. En ce qui concerne la Norvège, le réchauffement de la planète lui donne une chance d’aspirer à plus d’influence que ce que lui permet la taille de son territoire. Les pays qui manquent de sources d’énergie, comme l’Inde et la Chine, font preuve depuis quelque temps d’un intérêt accru à son égard. Ils tentent de prendre la place des Etats-Unis dans les partenariats tant avec la Norvège qu’avec la Russie.”

Après s’être cassé les dents sur Chtokman, les Etats-Unis ont eu une nouvelle occasion de s’énerver lorsque les Russes sont descendus à 4.260 mètres sous l’océan Glacial Arctique, en août 2007. Moscou avait alors déclaré que la dorsale Lomonossov constituait le prolongement de la partie continentale de la Sibérie et avait pour la seconde fois déposé une demande officielle auprès des Nations unies afin de faire établir une nouvelle limite de son plateau continental comprenant la partie russe de l’Arctique. Washington ne peut se permettre ce genre de chose. Le Congrès n’ayant pas ratifié la convention de l’ONU sur le droit maritime, dans le cadre de laquelle seront réglés les conflits sur l’Arctique, les Etats-Unis ont opté pour une autre façon de déclarer le Grand Nord “zone d’intérêts nationaux”. D’une part, Washington continue de placer ses pions en espérant que la convention sera ratifiée par le Congrès avant la date limite de 2013. De l’autre, les Américains tentent d’appliquer à l’Alaska la méthode du Canada, qui a placé sous le contrôle de sa flotte un énorme morceau de la route maritime du Nord-Ouest.

Ces dix dernières années, la marine américaine a consacré 25 millions de dollars par an à la recherche polaire. En 2007, cette somme a été portée à 35 millions. Le Congrès examine maintenant un projet de loi visant à accorder 8,7 milliards à la protection des côtes de l’Alaska et de la partie arctique de la Norvège. Sur cette somme, 100 millions seraient consacrés au fonctionnement de trois brise-glace américains, et le Pentagone réclamerait aussi 1,5 milliard pour créer une nouvelle flotte de brise-glace. Les experts américains parlent de moins en moins de la nécessité d’internationaliser la conquête de l’Arctique. Le rapport d’experts de 2007 (cité plus haut) dit même que “si Washington n’endossait pas le rôle de leader dans le règlement diplomatique, l’Arctique pourrait connaître un conflit armé”.

Vladimir EMALIENKO

Source du texte : COURRIER INTERNATIONAL / PROFIL.RU


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