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« introduction À la stratÉgie » par andrÉ beaufre – 6

Par Francois155

Élaboration du plan stratégique :

Il est temps, désormais que la définition est posée, que les notions de but et de moyens ont été clarifiées, de passer à l’étape suivante : « l’élaboration du plan stratégique ». Voici la méthode que propose Beaufre :

« Il s’agit d’une dialectique. Par conséquent il faut prévoir les réactions adverses possibles à chacune des actions envisagées et se donner la possibilité de parer pour chacune d’elles. Ces réactions peuvent être internationales ou nationales, morales, politiques, économiques ou militaires. Actions successives et possibilités de parade doivent être aménagées dans un système visant à conserver le pouvoir de dérouler son plan malgré l’opposition adverse. »

La dernière phrase désigne bien sûr la liberté d’action qu’il faut préserver à tout prix. Dans le cadre de la dialectique des volontés, l’auteur pose que « la manœuvre stratégique, visant à conserver la liberté d’action doit être contraléatoire ». Dans son livre, « Décider dans l’incertitude », Vincent Desportes revient sur cette « manœuvre contraléatoire » qu’il définit ainsi: « il s’agit donc de considérer l’action comme une succession d’actes dont chacun peut être mis en échec par les réactions adverses et de prévoir les contre-réactions à la manifestation de la libre volonté ennemie », et il ajoute que c’est « celle qui vise à prévenir cet aléatoire fruit de la dimension humaine de la guerre, elle-même par essence dialectique des volontés et libertés antagonistes[1] ».

Pour fonctionner correctement, la manœuvre stratégique doit « envisager clairement toute la suite d’événements menant à la décision ». De même, « le schéma dialectique se complique de l’existence du contexte international » : « l’évaluation correcte de la liberté d’action résultant de la conjoncture internationale constitue (…) un élément capital de la stratégie ». A ce propos, Beaufre cite la « puissance atomique qui a renforcé d’une façon extraordinaire l’interdépendance des nations ». De nos jours, et si le facteur nucléaire semble moins prégnant qu’en 1963, il est encore plus clair que « l’interdépendance des nations » est une donnée majeure, et une contrainte forte, pour l’élaboration de tout plan stratégique.

« Modèles » stratégiques :

Prenant en compte d’une part « les moyens relatifs des deux adversaires », et d’autre part « l’importance de l’enjeu », Beaufre distingue plusieurs « modèles » (qui « représentent davantage des exemples qu’une classification exhaustive des divers types de stratégie », précise-t-il plus loin) et en examine plus spécialement cinq.

1. Le modèle de « la menace directe » : dans le cas où « l’on dispose de moyens très puissants (…) et si l’objectif est modeste, la seule menace de ces moyens peut amener l’adversaire à accepter les conditions que l’on veut lui imposer et encore plus facilement à renoncer à des prétentions pour modifier le statu quo établi ». Beaufre cite naturellement « l’édifice imposant de la stratégie de dissuasion » basé sur la possession des armes nucléaires.

2. Le modèle de « la pression indirecte » : lorsque « l’objectif restant modeste, on ne dispose pas de moyens suffisants pour constituer une menace décisive, on cherchera la décision par des actions plus ou moins insidieuses de caractère politique, diplomatique et économique ». Ce modèle est aussi efficace lorsque « la plage de la liberté d’action de la force est étroite » : ainsi, un pays peut disposer de moyens de coercition puissants, mais ne pas pouvoir les utiliser « en raison de la dissuasion subie par la menace directe des forces adverses ».

3. Le modèle « par actions successives » : dans le cas où, « la marge de la liberté d’action étant étroite et les moyens limités, l’objectif est important, on cherchera la décision par une suite d’actions successives combinant au besoin la menace directe et la pression indirecte avec des actions de force limitées ». Ce modèle fait beaucoup penser à l’approche indirecte telle qu’elle a pu être formulée par Liddel Hart. Beaufre précise, pensant à la Grande-Bretagne, que ce modèle « s’adapte particulièrement au cas de nations défensivement fortes (ou bien protégées par la nature), désireuses d’atteindre progressivement de grands résultats en n’engageant offensivement que des moyens réduits ».

4. Le modèle de « la lutte totale prolongée de faible intensité militaire » : on peut dire que c’est le modèle insurrectionnel révolutionnaire et/ou de libération nationale. L’auteur le résume ainsi : « si la marge de liberté d’action est grande mais si les moyens disponibles sont trop faibles pour obtenir une décision militaire, on peut avoir recours à une stratégie de conflit de longue durée visant à réaliser l’usure morale, la lassitude de l’adversaire ». Cette stratégie, pour réussir, nécessite un certain nombre de facteurs favorables : « un fort élément passionnel et une très bonne cohésion nationale », tout d’abord ; mais aussi, « elle n’a de chances de succès que si l’enjeu est très inégal ou bien si elle bénéficie d’interventions armées auxquelles elle sert d’adjuvant ».

5. Le modèle « du conflit violent visant la victoire militaire » : « si les moyens militaires dont on dispose sont assez puissants on cherchera la décision par la victoire militaire, dans un conflit violent et si possible court. La destruction des forces adverses dans la bataille peut suffire, surtout si l’enjeu n’est pas trop vital pour l’adversaire. Sinon, l’occupation de tout ou partie du territoire devra matérialiser la défaite aux yeux de l’opinion pour lui faire admettre les conditions imposées ». Beaufre est, on le sait, assez sévère avec ce modèle « clausewitzien-napoléonien », « considéré à tort comme la seule stratégie orthodoxe », « une erreur intellectuelle [qui] a probablement coûté à l’Europe sa prééminence dans le monde ». La limite fondamentale de ce modèle est la suivante : « la décision ne peut être obtenue par l’opération en quelque sorte chirurgicale de la victoire militaire que si les possibilités militaires du moment permettent de réaliser rapidement une victoire militaire complète. Or cette condition (…) n’existe qu’à certains moments de l’évolution de la tactique et des opérations. Dans l’intervalle de ces périodes favorables, la stratégie clausewitzienne n’aboutit qu’à opposer dans de gigantesques conflits militaires des adversaires qui s’équilibrent ». L’auteur note à nouveau que Clausewitz a été souvent « trahi par ses exégètes trop imprégnés de romantisme militaire ». C’est la troisième fois qu’il fustige cet excès « romantique » : André Beaufre est d’abord et avant tout un rationaliste, un pragmatique qui veut donner une lecture raisonnée de la stratégie, même s’il n’en minimise pas la dimension passionnelle qu’il prend naturellement en compte à l’intérieur de son raisonnement dialectique.

Il résume d’ailleurs parfaitement cette démarche dans ses conclusions.

Conclusions :

En effet, les cinq « modèles » ou « exemples » présentés ci-dessus présentent deux intérêts pour l’auteur.

Tout d’abord, ils permettent de « mieux appréhender le caractère et l’origine du raisonnement stratégique ». Et Beaufre marque les différences qui existent entre le raisonnement tactique ou logistique (qui « repose presque exclusivement sur un méthodisme visant à l’application rationnelle des moyens militaires pour atteindre un résultat donné »), le raisonnement politique (« qui doit apprécier ce que l’opinion désire, ou peut admettre, doit faire une part prépondérante à la psychologie et à l’intuition »), et le raisonnement stratégique qui « doit combiner les données psychologiques et matérielles par une démarche d’esprit abstraite et rationnelle. Celle-ci doit faire appel à une très grande capacité d’analyse et de synthèse, l’analyse étant nécessaire pour réunir les éléments du diagnostic mais la synthèse étant indispensable pour en tirer le diagnostic qui doit être essentiellement un choix ». Ni exercice technique, ni intuition géniale, la stratégie est une démarche intellectuelle qui aboutit à un choix : ce choix, mais Beaufre n’écrit pas le terme, représente la dimension « artistique » de la stratégie, mais il est guidé par des données objectives et raisonnables.

Ensuite, la diversité des solutions mises en évidence par ces modèles stratégiques met « en évidence l’erreur commise par de nombreux stratèges en ne préconisant qu’un seul type de stratégie. En effet, chaque modèle correspond à une théorie particulière présentée par son protagoniste comme la seule ou la meilleure solution, alors que chacune d’elles n’est la meilleure que dans le cadre de conditions bien définies ».



[1] Vincent Desportes, « Décider dans l’incertitude », p 30 et 31.


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