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Une vie de rêve

Publié le 17 décembre 2008 par Jlhuss

sans-titre-1.1229362890.jpg- Tu tirais le souffleur de son trou pour cette corvée ?
- Il surgissait en grommelant, comme un ours de son antre. Velu jusque sous la glotte, splendide ! Toute la troupe me l’enviait. Mais tu vas rire, alors qu’il me pressait debout contre lui, fin prêt pour la petite affaire, tout à coup pfutt ! comme un ballon lâché, tout en virevoltes sonores aux quatre coins de la salle. Je m’époumonais à le regonfler, quand entrait ma mère, traînant en laisse le petit cercueil de papa. Elle me disait : « Habille-toi vite, le devoir t’attend. » Je demandais quel devoir, elle me répondait dans le langage des sourds avec des signes paroxystiques. J’ouvrais le cercueil, une sorte de boîte à gants, j’en tirais papa, qui se trouvait être le stylo en laque de Chine de ma communion. Il fallait que je le recharge, mais avec quoi ? Maman disait qu’au besoin je m’ouvre une veine : « Ton père en a fait bien d’autres pour ton service ! », et c’est là que je me suis réveillée. En nage, éreintée… Et je pourrais te raconter des folies de ce genre jusqu’à Pâques.

- Est-ce que tu parles de ces rêves à ton psy ?
- Oui, quand même, c’est plus indiqué qu’à mon ostéopathe ! Quoique… La dernière fois, quand je lui ai raconté mon rêve du taureau camarguais qui avait les cornes à la place des bourses et vice-versa, il est sorti de son silence thérapeutique pour me dire avec un demi-sourire à claques : « Excellent. Vous renouvelez avec audace le complexe de Pasiphaé.» S’il croit que je lui lâche 200 sacs par séance pour l’entendre en plus se payer ma tête! Tu n’en connaîtrais pas un moins désinvolte ?
- Le mien est excellent. Je t’en avais parlé, tu m’as répondu qu’un transfert était pour toi complètement impossible avec un psy de moins d’un mètre quatre-vingts. S’il est assis et toi allongé sur le divan, ça n’a guère d’importance. Surtout il est très attentif, je peux tourner la tête à l’improviste : jamais je ne surprends seulement l’ébauche d’une somnolence.
- Les poissons aussi dorment bien droits, les yeux ouverts… Au fait, Hermine, pourquoi une analyse ? Tout va bien pour toi, non ? Un mari fidèle, des enfants brillants, un amant discret, un poste gratifiant : bref, une vie de rêve.
- J’ai tout, c’est vrai. Mais justement, il paraît que ça cache quelque chose. Et c’est sur la piste de ce quelque chose, ma faille secrète, ma nappe profonde, que le docteur Laurens me guide avec un doigté remarquable. Tiens, l’autre jour, j’évoque au fil des mots mon dégoût de la confiture rouge. Anodin. N’importe qui passerait là-dessus. Lui, non. Il m’arrête et me fait rebrousser dans l’enfance. C’est long, fastidieux, et tout à coup je me revois dans le Cher, la maison de campagne de mon oncle où je passe l’été avec mon frère, nos parents retenus à Paris. J’ai six ou sept ans. Mon frère est à la mare, ma tante aux provisions. Je reste seul avec oncle Louis. Il me surprend dans le cellier, perchée sur le tabouret, en train de goûter les confitures. Il ne me gronde pas, s’approche, me demande de tremper l’index dans la groseille et de le lui faire lécher. Je le revois très bien, retenant un peu mon doigt dans sa bouche, respirant plus fort et fermant les yeux. Ensuite il me dit de filer rejoindre mon frère à la mare, me promettant qu’il ne dira rien à tantine.
- Et depuis, miracle ! tu as retrouvé le goût de la gelée de groseille.
- D’aucune gelée ni confiture, ni rouge ni jaune, ça me fait grossir… Ce qui compte, tu sais bien, c’est le travail de mine au fil des séances. Sentir que ça creuse en soi, qu’il y de l’écho, qu’on n’est pas une prairie normande où paissent les vaches. Et ça, tu vois, pour une intellectuelle ça n’a pas de prix. En même temps je peux te dire que mon couple n’y perd pas. Après vingt ans de mariage, Jean-Jacques donnait quelques signes de fatigue. C’est ce qui m’avait rendu disponible pour Xavier, une fois par semaine. Eh bien, l’émergence de ma part d’ombre agit sur Jean-Jacques comme un aiguillon. Je redeviens pour lui un mystère à percer, un désir complexe à combler. Et je te prie de croire qu’il perce et comble très bien, mieux que jamais. D’ailleurs, je me demande si je vais garder Xavier. Dommage, c’est un bel homme, prévenant, disponible… Tiens, si je te le présentais ?… Ecoute, Sylvianne, tu ne peux pas camper éternellement dans le fantasme. Nous ne sommes pas vieilles. Comment peux-tu prétendre à un sursaut professionnel sans une libido accomplie ?… Prends-le, je te dis ! Fais ce pied de nez à ton psy goguenard. Sans compter les économies ! Et au moins Xavier, lui, tu peux me croire, il ne reste pas assis dans son fauteuil quand tu t’allonges.

Arion

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