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« Pourrons-nous vivre sans Frida ? » par Jaime Moreno Villareal

Publié le 19 décembre 2008 par Slal

Né à Mexico en 1956, Jaime Moreno Villarreal est auteur, traducteur (Roland Barthes, Stéphane Mallarmé...) et éditeur. Il a traduit en espagnol plus de cinquante auteurs et a consacré ces dernières années à l'écriture sur l'art (Lilia Carrillo, José Luis Cuevas, Francisco Toledo, Diego Rivera, Rufino Tamayo, Juan Soriano, Manuel Felguérez)... Il a collaboré à plus de soixante catalogues d'expositions. Il vient d'être nommé conseiller culturel de l'ambassade du Mexique en France.

Jaime Moreno Villarreal
envoyé par Alexandre de Nunez

« Pourrons-nous vivre sans Frida ? » par Jaime Moreno Villareal
Traduit de l'espagnol (Mexique) par Aurélien Talbot

Connu de tous, le visage de Frida Kahlo n'en perd pas pour autant son air énigmatique. Les yeux toujours ouverts, la bouche ne laissant pas échapper un sourire, le duvet un peu androgyne sur la lèvre, le regard pénétrant sous des sourcils épais, ouverts comme les ailes d'une hirondelle en vol, une large mâchoire inférieure et un menton énergique, une tête splendide sur un noble cou... Qu'est-ce qui dans ce visage nous demeure caché ? Est-ce un beau visage stoïque qui n'exprime aucune souffrance, quand bien même supportant une jambe mal formée, un corps estropié, une colonne vertébrale détruite, un utérus perforé ? Il ne fait aucun doute que l'énigme Frida ne réside pas dans sa souffrance : s'il en était ainsi, nous n'aurions affaire qu'à une énigme résolue.
Son visage continue peut-être de nous paraître énigmatique en vertu du masque qu'il constitue, lequel ne cesse de produire du sens. Masque peint d'une peintre, clé quasi-rituelle pour entrer dans l'interprétation et la compréhension de ses œuvres. Sans ce masque à la fois hiératique et pénétrable, il serait difficile d'imaginer une autre œuvre possible - stylistiquement possible -, dans la mesure où son œuvre est en grande partie autobiographique, constituée d'autoportraits, et où sa valeur esthétique, certes inégale du point de vue de la facture, se fonde sur l'extraordinaire iconographie qu'elle a apportée à la culture visuelle moderne et contemporaine. Frida est porteuse d'images inhabituelles, franches et puissantes de la condition et de l'identité féminines.
Une nouvelle maxime circule actuellement au Mexique, selon laquelle « après quarante ans, chacun est responsable de son propre visage ». Avec le plus grand naturel, on affirme ainsi qu'il ne faut pas se laisser vaincre par la vieillesse, en référence, bien entendu, non pas à la chirurgie esthétique mais à la volonté que chacun met à se maintenir, comme si même le visage pouvait être modelé. Frida, qui est morte à 47 ans, semble être restée maîtresse de son visage jusqu'à sa mort - mais sans doute sommes nous là encore victimes du faux-semblant créé par la constance fascinante de son masque.
Dans la formation d'un artiste, qu'il vive sa condition comme un choix de carrière ou comme un destin inéluctable, la projection du sujet qu'il incarnera, nécessairement et depuis l'origine, constitue un aspect crucial. À cet égard, la fabrique de sa propre image, le rêve de sa biographie interviennent de manière décisive.
La biographe de Frida Kahlo, Hayden Herrera, rapporte qu'avant d'être victime de l'accident responsable de la destruction de sa colonne vertébrale, alors que Frida était encore une étudiante brillante et rebelle, membre du groupe « Cachuchas » (« Les casquettes ») de l'École préparatoire nationale, elle avait lu les Vies imaginaires de Marcel Schwob et connaissait par cœur la biographie de « Paolo Uccello, peintre » qui y est incluse. Frida n'était pas encore peintre, mais le destin du grand artiste incompris l'avait émue. Le texte de Schwob se situe à mi-chemin entre la nouvelle « Le chef-d'œuvre inconnu » de Balzac et « Jonas ou l'artiste au travail » d'Albert Camus : des histoires d'œuvres picturales géniales, sans doute en avance sur leur temps, en même temps qu'impossibles.
Selon le récit de Schwob, Paolo Uccello - dont le nom signifie « oiseau » - était obsédé par la perspective linéaire, par « l'infini des lignes », de sorte qu'il cherchait à traduire toutes les figures en une analyse de lignes et de leurs entrecroisements. Son obsession était telle que son contemporain, Donatello, alla jusqu'à qualifier son œuvre de « chaos de lignes ». Or Schwob nous raconte qu'à sa mort, le visage de Paolo Uccello était un écheveau de lignes, traversé de rides, et qu'il tenait dans sa main un parchemin couvert de lignes entrelacées « allant du centre à la circonférence et revenant de la circonférence au centre ». Uccello, l'oiseau - peut-on conclure - était parvenu à une image de la totalité en se servant de la perspective linéaire.
Cette histoire a tellement impressionné la jeune Frida qu'elle l'a mémorisée vers 1923. Deux ans plus tard, elle était victime de l'accident de bus, et l'année d'après, à l'occasion d'une rechute l'ayant obligée à rester immobilisée pendant plusieurs mois et à utiliser des corsets de plâtre, la jeune fille commençait à peindre, allongée dans son lit, pour tromper l'ennui. Tout semble indiquer que Frida s'intéressait déjà à la peinture au moment où elle découvrit le texte de Schwob consacré à Uccello. Un de ses camarades de classe, Manuel González Ramírez, se souvient que Frida dessinait des lignes capricieuses sur ses cahiers, qu'elle « adorait faire des lignes qui se rejoignaient, se séparaient et s'unissaient à nouveau après deux ou trois arcs sinueux ». Dans le Journal de Frida, on peut d'ailleurs voir de nombreux exemples de cette manière de dessiner, où des points sont reliés entre eux par des lignes, un peu au hasard, mais suivant aussi parfois une construction : un des autoportraits au fusain qu'on peut y voir, dont la légende est « Quelle femme ! », présente le tracé d'un réseau qui la capture. Le souvenir du récit de Schwob peut-il réellement affleurer dans sa peinture de maturité ? Bien entendu.
La fascination de Frida pour le récit des Vies imaginaires se retrouve encore dans El pollito [Le poussin] (1945), un petit tableau à l'huile où l'on peut déceler une trace plausible, peut-être passée par les voies de l'inconscient, du texte consacré au peintre de la Renaissance, l'oiseau sous la figure d'un poussin, alors que Frida donne la forme d'un emprisonnement à l'obsession d'Uccello pour l'analyse des lignes. Dans la nouvelle de Schwob, on peut lire : « Autour de lui vivaient Ghiberti, della Robbia, Brunelleschi, Donatello, chacun orgueilleux de son art, raillant le pauvre Uccello, et sa folie de la perspective, plaignant sa maison pleine d'araignées, vide de provisions ; mais Uccello était plus orgueilleux encore. À chaque nouvelle combinaison de lignes, il espérait avoir découvert le mode de créer. Ce n'était pas l'imitation où il mettait son but, mais la puissance de développer souverainement toutes choses... » Dans le tableau de Frida, sur un lit de bois coupé et sec, trois araignées (ou une seule araignée en trois moments différents) ont tissé une grande toile qui couvre un vase débordant de fleurs ; une chenille qui se transforme en papillon a été attrapée dans le réseau et n'arrive pas à s'en libérer, si bien qu'elle sera sûrement dévorée. Un poussin rubicond est témoin de la scène. Frida, qui s'est symbolisée dans ce papillon dont le destin le condamne, à peine sorti de la chenille, à être attrapé à nouveau, se sait ainsi enfermée dans sa propre image, comme le Paolo Uccello de Schwob, pris dans ses propres lignes.

À l'image omniprésente de Frida, il faut ajouter également la trame serrée de son écriture, aussi bien dans ses lettres que dans son Journal. Sa ligne de dessin et sa ligne d'écriture partagent une même volonté d'aller à la rencontre d'elle-même. Dans tout le corpus de ses lettres, elle n'esquive presque à aucun moment sa personne, tandis que son Journal constitue le seul projet de livre connu de sa main, dans lequel fusionnent les lignes de l'écriture et de la peinture.
Lorsque Frida a commencé a écrire, elle a non seulement pris possession de la page, mais également de sa propre écriture : elle fait ainsi irruption dans son Journal avec une énumération de mots en écriture automatique dévoilant ses expectatives d'artiste et de convalescente, ses désirs et ses réticences, au moyen de cadences prosodiques marquées, très vite dominées par des oxytons en o à la fin des vers : « voy, soy, hoy, pasión, vigor, control, panteón, matón, corazón, avión, razón, cartón, emoción, botón » : des mots bien à elle qui dessinent, au fond, le cercle dans lequel Frida se trouve inscrite, celui de la santé et de la maladie, avec alternativement ses rechutes et ses rétablissements, ainsi que le cercle de sa relation amoureuse, toute aussi cyclique, avec Diego Rivera, qu'elle désigne déjà dans ces premières pages comme un interlocuteur permanent. Les rimes reviennent, aussi bien des rimes internes qu'en fin de ligne ou de période, lorsqu'elle lui adresse une lettre : « yo, corazón, turbación, sinrazón, calor, confusión, amor » ; Frida n'ignorait pas qu'elle achoppait sur des assonances et des consonances, comme en témoigne le rappel qu'elle s'adresse : après avoir fait rimer « corazón » et « sinrazón », elle ajoute, exigeante : « arrête avec les rimes ma fille ». Les rimes en o tournent et retournent sa prose rythmée, pleine de vers qu'elle trouve en trébuchant, de vers boiteux dans lesquels elle semble retomber à chaque pas.
À mesure que Frida se laisse aller, passant dans son Journal de l'écriture au dessin à l'encre et au fusain, puis au pastel et à l'aquarelle, cette lettre o rimera avec de nombreuses images de cercles : soleils, lunes, constellations, le symbole du ying et du yang, fruits ronds, fleurs, œils, bouches, visages, seins de femme, glandes, testicules. Le premier mot écrit dans son Journal, après une tache-rature, première négation, est « no », négativité dans laquelle elle se trouve vitalement immergée et contre laquelle elle lutte : le « non » de son existence se transforme pour Frida en chemin de force, en affirmation, en conscience. « Le plus important est la non-illusion », lit-on. Diego est réel, et elle s'accroche à lui ; il est si réel qu'il transcende même la réalité : il est « tout », « tout ce qu'on vit au cours des minutes des non-horloges, des non-calendriers et des non-regards vides... ».
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Double jeu de la négation. D'une part, physique, elle accable l'artiste : « Je ne voudrais pas abriter/ni la plus minime espérance » ; d'autre part, métaphysique, elle la fait avancer vers l'illimité, vers une grande négation ultérieure, puis vers la mort. Si les premiers mots de son Journal sont « non, lune, soleil », qui indiquent déjà des cercles de vide et de plein, ses dernières phrases, écrites peu avant de mourir, décrivent la déclivité d'une courbe ou la boucle d'un cercle : « J'attends, gaie, la sortie, et espère ne jamais revenir, FRIDA » : des mots généralement interprétés comme un adieu au monde, mais qui voudraient aussi incarner la négation du cercle vicieux de la convalescence et de la récidive.
La lettre o, cercle et motif constant de sa création, aussi bien plastique que sur le plan de l'écriture. Signe fantasmatique qui abrite sa condition de malade, tour à tour talisman et condamnation. Dans un passage central de son Journal, Frida raconte comment elle voyageait en imagination quand elle était petite, à travers une lettre o, pour retrouver une amie secrète. Le récit peut se résumer de la manière suivante. Tandis qu'elle était dans sa chambre, elle faisait de la buée sur la vitre d'une fenêtre, puis dessinait avec le doigt une porte qui lui servait à sortir et à traverser une plaine jusqu'à atteindre une laiterie du nom de « Pinzón » par la lettre o de laquelle elle pénétrait dans les entrailles de la terre, où l'attendait son amie. Lorsqu'elle se représente en train de regarder par une fenêtre, Frida peint un œil espion, le sien. Cette amie imaginaire, son double, car comme elle l'indique dans son propre Journal, sa relation avec celle-ci est à l'origine du tableau intitulé Les deux Fridas. Elle était une confidente à qui elle faisait part de ses problèmes. Quels problèmes ? Frida affirme ne pas s'en souvenir. Après avoir passé un moment ensemble, Frida revenait chez elle à travers la même vitre et courait se réfugier sous un arbre, dans le coin le plus reculé du patio, exaltée et heureuse. L'arbre qui la protégeait est symbolique ; enraciné dans la terre, il se déploie vers le ciel. Bien qu'elle se trouvât sous terre, son amie imaginaire possédait le don de voler : « Elle était rapide et dansait comme si elle était en apesanteur. Moi je la suivais dans tous ses mouvements et lui racontais mes problèmes secrets pendant qu'elle dansait. Quels problèmes ? Je ne m'en souviens pas. »
L'apparition de l'amie secrète date de 1916, quand Frida avait six ans, si l'on s'en tient aux calculs personnels de l'artiste, laquelle affirmait être née en 1910, alors que sa véritable date de naissance est le 6 juillet 1907. Néanmoins, c'est bien à six ans que Frida a souffert de poliomyélite (une maladie aussi appelée à l'époque « paralysie infantile ») qui la força à rester alitée pour la première fois pour une longue convalescence ; mais le « problème » de sa jambe droite était dû à une malformation congénitale qui la fit boiter dès ses premiers pas. On peut penser qu'au travers de la légèreté aérienne de son amie, dansant en apesanteur, Frida sublimait l'enracinement terrestre auquel l'obligeait sa jambe estropiée. Cette amie imaginaire a sans doute prêté l'oreille aux problèmes secrets d'une petite fille boiteuse.
La récurrence de la lettre o représente aussi l'itération de l'abîme ou de l'effondrement, la fosse, la couche horizontale que la femme malade occupe comme une sépulture dans son lit. Voici revenir les très nombreuses représentations de l'horizontalité dans son œuvre - Frida renversée par un accident, Frida dans un lit d'hôpital, Frida rêvant allongée, Frida étendue par terre, Frida en train de téter dans les bras de sa nourrice, etc. Ensuite, c'est la lettre o figurant la terreur d'être elle-même ce trou, lequel doit être voilé par un masque - celui de son propre visage dont elle a réalisé tant de fois l'autoportrait - ou par un vêtement ample pour cacher sa marche boiteuse. Tel est le circuit du o, la lettre que Frida, par les voies de l'inconscient, fait sienne.
Ces « problèmes secrets » se transformeront plus tard, dans son œuvre artistique, en confessions et en énigmes par lesquelles ses tableaux relèveront de la catégorie de secrets sondables. Le secret, son secret, est le meilleur mobile de l'interprétation. Frida sera visible de tous, mais chacun découvrira une Frida secrète. La machine de l'interprétation se met à fonctionner avec la consigne de pénétrer toujours plus loin dans la chair pour trouver Frida. Même dans les détails les plus anodins, Frida doit être latente, par exemple dans un modeste tableau de jeunesse, le portrait intitulé La niña Virginia (1929). ...
Frida a peint ce tableau quelques mois avant d'épouser Diego Rivera. À cette époque, Diego réalisait des œuvres de chevalet similaires, des portraits d'enfants mexicains dont les collectionneurs américains raffolaient et que l'artiste leur vendait facilement à un bon prix. Il suffit de s'attarder quelques instants sur La niña Virginia pour comprendre qu'il ne s'agit pas d'une œuvre banale. Frida savait qu'elle devait se dégager de l'influence de Diego afin de poursuivre sa carrière d'artiste et qu'elle ne pouvait pas, par conséquent, se contenter de simplement suivre son style. La niña Virginia n'allait pas être un grand tableau, mais devait être un tableau vrai, ayant réellement à voir avec elle-même. D'abord, elle effectuerait un exercice chromatique : cette teinte brune de la peau, cette touche de lumière sur l'oreille, ce petit bras râpé de blanc au niveau du coude. Et le jeu des couleurs complémentaires : l'ocre et le violet d'un fond absolument invraisemblable, mais aussi certain que palpable ; le vert et le vermillon de la robe d'où pointe quelque chose de printanier, la puberté qui attend encore Virginia.
Le portrait est conçu comme un équilibre de couleur. La peau se détache du fond comme une épure de celui-ci, surgissant du violet jaspé des coups de pinceau roses, bleus, rouges et blancs ; puis la dorure de la peau est compliquée par le vert de la robe, dominant par sa teinte en connexion avec la terre, avec le monde pour montrer avec franchise la précarité de cette enfant dont une épingle à nourrice orne le décolleté.
Au Mexique, épingle à nourrice se dit de deux manières différentes : « seguro » et « alfiler de seguridad » - littéralement, « épingle de sécurité ». La peintre a décidé que cette « épingle de sécurité » constituerait le cœur du tableau. Or celle-ci cache la poitrine de Virginia tout en la décadrant un petit peu, car elle tire sur le tissu de la robe, de sorte que le col n'est plus en place et que la manche est un peu relevée. Habillée avec soin, Virginia est sur le point de se retrouver débraillée ou « tordue » comme Frida elle-même.
« Alfiler de seguridad ». Que recouvre cette expression ? En espagnol, « seguridad » veut aussi bien dire sécurité ou sûreté qu'assurance. « Alfiler de seguridad », coup d'épingle de l'assurance dont cette enfant, apparemment si bien posée sur sa chaise, est dépourvue. Elle est mal assise, mal calée dans sa chaise, avec une jambe presque en l'air. Et ces yeux si dissymétriques comme deux yeux droits, cette oreille plus haute que l'autre, la masse de cheveux plaquée d'un côté. Il semblerait que seuls les sourcils de Virginia soient équilibrés. Puis ce très léger duvet au-dessus de la lèvre d'un côté... Frida serait-elle encore une fois et déjà en train de faire son propre autoportrait ? Car toute cette asymétrie qui se dévoile peu à peu, qui va d'un côté pour ensuite revenir et tirer de l'autre côté, depuis l'œil et l'oreille tordus jusqu'à la manche boiteuse de la robe, de la manche au col resserré, du col à la jambe volante - toute cette asymétrie se focalise dans la douloureuse assurance de l'énorme épingle.
Or si l'enfant Virginia est en quelque sorte le double de Frida Kahlo, peut-être une amie secrète, il faut remarquer que son cou se distingue absolument de celui de l'artiste. Virginia ne fait pas ressortir sa tête, tandis que Frida, quels qu'aient pu être ses problèmes de hanches, se mettait en valeur en tendant le cou, qu'elle rehaussait de colliers, lesquels bien que lourds, ne semblaient jamais trop chargés. Son cou élégant pose son allure et l'élève. En comparaison, le cou bref et insignifiant de Virginia traduit son humilité. Frida a-t-elle compris que ce côté humble lui correspondait, lorsqu'elle a retourné le tableau sur le chevalet ? En effet, peu après, Frida a secrètement réalisé son autoportrait au revers de la toile, dans une ébauche au fusain, où elle adopte la même pose que Virginia, donnant à son nez des contours identiques. D'abord, Frida s'est représentée avec une blouse au col relevé. Puis elle a corrigé, tracé un large décolleté et s'est dotée d'un lourd collier donnant à sa tête plus de force. La niña Virginia a donc littéralement deux visages, un endroit et un envers du tableau, un côté manifeste et un côté secret, comme en général dans toute l'œuvre picturale ultérieure de Frida. C'est là que Frida trouvera son assurance, dans le jeu de l'apparence et du secret, assurance altérée par la pointe de l'aiguille (ou du couteau comme dans le tableau Unos cuantos piquetitos, 1935), de son « alfiler de seguridad » qui sera déplacée dans ses autoportraits par le couronnement de sa tête sur la colonne (brisée) de la noble élévation de son cou. Les autoportraits de Frida, debout ou assise, sont de véritables conquêtes de la verticalité ; la beauté, la rectitude et le désespoir qui les caractérisent l'élèvent dans la douleur, mais elle sait qu'elle n'appartient vraiment ni à l'axe horizontal ni à l'axe vertical, elle n'est ni irrémédiablement étendue ni debout pour toujours. Sa nature est lestée. Quand son image angélique semble remonter, c'est qu'elle est en train de tomber : « Je meurs déjà de sommeil », élévation et chute parmi les cercles et les trous de la lettre o. Son lieu est la chute, une chute soutenue et récurrente comme sa claudication, une chute en suspens attachée à la vie par le lien de l'amour, par le cordon ombilical qui la lie à l'enfant qu'elle n'a pas eu, par le nœud de la peinture et par les lignes écrites aussi bien dans ses lettres que dans son Journal.
Or quiconque contemple un ensemble de tableaux de Frida Kahlo saisit immédiatement que son pathos s'inscrit dans une atmosphère de théâtralité. Quiconque visite le Musée Frida Kahlo, c'est-à-dire la Maison bleue de Coyoacán, l'ancienne résidence de la famille Kahlo Calderón, lieu témoin de la naissance et de la mort de Frida, où Diego et Frida ont vécu ensemble pendant de longues périodes, aura la même impression : il s'agit d'un espace conçu pour la mise en scène de la passion extraordinaire d'un couple. Le poète Carlos Pellicer, muséographe du lieu, l'a voulu ainsi. La mise en scène et la théâtralité constituent donc aussi des ingrédients de l'énigme.
Arrêtons-nous un instant sur Los cuatro habitantes de la Ciudad de México [Les quatre habitants de Mexico] (1938), un tableau étrange, singulier dans le corpus des œuvres de la peintre. Un bonhomme prolétarien (il s'agit d'un « judas » en carton, couvert de pétards, pantin que l'on fait traditionnellement exploser à la fin des fêtes du samedi saint), une figure funéraire en argile issue de la culture préhispanique d'Occident, le squelette bien connu correspondant au culte de la mort et un révolutionnaire coiffé d'un sombrero à dos de cheval, le tout en paille. L'original de cette dernière figure peut être contemplé aujourd'hui parmi les objets décoratifs de la salle à manger de la Maison bleue. On pourrait se contenter de voir ici rien de plus qu'une allégorie du Mexique superficiel ou du Mexique profond : peu importe, c'est un terrain déjà très balisé.
La procession en soi prête à l'équivoque. Que font ces quatre personnages rassemblés, eux qui viennent d'horizons si différents, à quelle célébration étonnante ont-ils été conviés ? Le caractère équivoque de la scène vient de leur rencontre formelle dans l'espace et dans le temps. Il n'y a que dans les jeux d'enfants que les figurines sont ainsi associées, la miniature et le géant, celle en argile et celle en carton, réduits par l'imagination à une échelle contrôlable où elles peuvent communiquer. Puis il y a là une petite fille pour les réunir. Ah, encore une petite Frida. À quel spectacle assiste-t-elle, assise entre des bonhommes de cette taille ?
La place où ils se trouvent ressemble à la place de Coyoacán, mais interprétée à la manière d'une vaste toile de fond pour une modeste représentation théâtrale. Tout à coup, la scénographie d'une place, avec ses maisons et ses immeubles environnants, sous un ciel nuageux, se transforme en petit théâtre ou, mieux, en théâtre portatif d'une compagnie de marionnettes. Les figures gigantesques prennent alors d'autres proportions, peut-être adaptées à cette toile de fond, tandis que pour rendre la représentation du spectacle de rue plus aisée, nous pouvons extraire la petite fille Frida du public, pour la poser par terre, là où elle est, assise au premier rang, afin qu'elle apprécie, pleine d'effroi, ce théâtre de marionnettes. Disons que Frida fait un autoportrait d'elle-même en train d'assister au spectacle dans le spectacle.
Pourquoi introduire des marionnettes dans un tableau comme celui-ci ? Pour répondre à cette question, il faut évoquer une présence marginale, celle d'Angelina Beloff.
Vers 1938, l'année où Frida a peint ce tableau pour le présenter dans le cadre de son exposition à la Galerie Julien Levy à New York, le théâtre de marionnettes germait dans l'imaginaire culturel et éducatif mexicain en tant que moyen susceptible de contribuer à la croisade culturelle post-révolutionnaire. Angelina Beloff, la première femme de Diego Rivera, avec laquelle le peintre allait rompre à son retour de Paris en 1921, était arrivée au Mexique, d'où elle ne devait plus repartir, en 1932. Elle y était artiste et professeur de dessin dans une école primaire. Angelina s'est vite rapprochée du groupe d'artistes qui cherchait à promouvoir le théâtre de marionnettes depuis le Ministère mexicain de l'Éducation publique. Dès 1929, comme elle l'explique dans son livre consacré à ce sujet (Muñecos animados. Historia, técnica y función educativa del teatro de muñecos en México y en el mundo, 1945), Antonio Ruiz “El Corcito”, Julio Castellanos et Bernardo Ortiz de Montellano ont favorisé, à partir du Ministère de l'Éducation publique, la participation des artistes à la création d'œuvres pour marionnettes, suivant la tradition remontant à la célèbre compagnie de marionnettes de Roseta Aranda (connue au XIXe siècle au Mexique). Au bout de quelques années, en 1932, un très grand nombre d'artistes ont participé à l'effort de création de compagnies de théâtre scolaire de marionnettes. Mentionnons ainsi Angelina Beloff elle-même, plusieurs amis et connaissances de Diego et Frida tels que Dolores et Germán Cueto, Fermín Revueltas, Leopoldo Méndez, Ramón Alva de la Canal, Germán List Arzubide, Francisco Díaz de León et Gabriel Fernández Ledesma. L'extraordinaire Silvestre Revueltas a alors composé une œuvre musicale destinée à accompagner la pièce de théâtre homonyme Rin-rin renacuajo.
Le théâtre de marionnettes était dans l'air du temps et Frida possédait le sien propre, un petit théâtre domestique. Dans le théâtre de marionnettes, les personnages incarnent une idée du destin, car leurs actions sont surdéterminées, mues par des mains ou des fils qui les dépassent. Dans Los cuatro habitantes de la Ciudad de México, une petite Frida assiste à la représentation de sa vie future, dont elle ne possède assurément pas encore les fils : la Révolution mexicaine, la lutte prolétarienne, le passé préhispanique d'une figure féminine peut-être enceinte, mais avec la patte cassée, et le culte de la mort. Le destin défile devant nos yeux précisément lorsque nous ne sommes pas encore capables de le reconnaître. La peinture de Frida Kahlo consistera, encore et toujours, en un exercice destiné à manifester l'évidence de ce destin. De nouveau, elle se donnera pour tâche de mouler sa propre image, le rêve de sa biographie. Ce tableau, qu'André Breton a pu ranger parmi les œuvres surréalistes, est en fait une œuvre purement symbolique.
Vers la fin du Journal de Frida Kahlo, un souvenir de sa plus tendre enfance ressurgit. Il date de 1914 : si l'on suit ses calculs personnels, Frida a quatre ans. C'est un souvenir attristé, mais un peu héroïque, qui est resté gravé en elle. C'est un souvenir de l'époque de la Révolution mexicaine. Elle écrit textuellement : « Je me souviens d'un blessé, un partisan de Carranza, en train de courir vers son fort la rivière de Coyoacán [sic] ». Frida dessine le blessé, représente la rivière et la fenêtre de la maison paternelle depuis laquelle elle l'a vu : une fenêtre en tout point semblable à celle qu'elle utilisait pour aller à la rencontre de son amie en se faufilant par la lettre o - il s'agit de la fenêtre de la chambre de Frida qui donnait sur la rue Allende à Coyoacán et qui a été murée quand Léon Trotsky a logé dans ces lieux ; c'est aujourd'hui la face ouest du Musée Frida Kahlo. À coté du dessin schématique, on trouve les mots « fenêtre d'où j'ai espionné », ce qui rappelle l'œil regardant à travers la porte dessinée dans la buée, selon le souvenir de l'amie imaginaire à l'origine des deux Fridas. Le soldat partisan de Carranza apparaît avec une blessure au côté gauche, jaillissant de sang. Sur la même page, plus bas, Frida a dessiné un autre homme, un zapatiste blessé d'une balle dans la jambe, à moitié renversé par terre et ensanglanté. Ces blessures sont-elles liées aux « problèmes secrets » qu'elle n'aurait pas pu élaborer dans l'enfance ?

Lorsqu'en 1950, Frida a subi plusieurs opérations de la colonne vertébrale, elle a passé un an à l'hôpital anglais de Mexico. Pour ses amis qui lui rendaient visite, elle fit un trou dans son corset de plâtre par où ils pouvaient se pencher et voir la chair vive d'une blessure qui ne cicatrisait pas, selon ce que rapporte Hayden Herrera, la biographe de Frida. Une photo de cette époque montre l'artiste convalescente, en train de peindre, à l'aide d'un miroir, son corset, lequel est orné d'un trou rond. Frida incarne effectivement le trou.
Mais ce n'était pas la chair vive que l'on voyait en premier. Sur sa peau découverte dans le o du corset, Frida avait peint une petite fenêtre semblable à celle de ses souvenirs d'enfance, mais rappelant également de nombreuses images de sa peinture où elle a rendu visible ses entrailles ouvertes, en allusion à la gestation ou à l'avortement. En se mettant elle-même en scène, elle arbore une petite fenêtre pour que les autres puissent se pencher sur ses entrailles. Fenêtre, cercle et vide, la lettre o est aussi le visage de Frida qui convoque, fascine et continue à provoquer chacun d'entre nous.
André Breton a donné une expression surréaliste à cette circularité lorsqu'il a employé la formule « un ruban autour d'une bombe » pour définir Frida Kahlo, à l'occasion de la présentation qu'il fit de son exposition à la Galerie Julien Levy de New York, le 1er novembre 1938. On sait que Frida n'estimait pas beaucoup Breton et qu'au sein du groupe des surréalistes, elle ne ressentait d'enthousiasme que pour Marcel Duchamp, « pintor maravilloso y el único que tiene los pies en la tierra entre este montón de hijos de perra lunáticos y trastornados que son los surrealistas » - ce qui donne approximativement en français « peintre merveilleux et le seul à avoir les pieds sur terre dans cette bande de fils de chienne lunatiques et d'agités que sont les surréalistes ». En revanche, Breton a proclamé haut et fort son admiration pour la peinture de Frida et a voulu accueillir cette dernière dans son mouvement.
André Breton ne pouvait pas imaginer quelle serait la postérité de Frida Kahlo, dont la célébrité est même parvenue aujourd'hui à éclipser celle de Diego Rivera. Le monde des images industrielles n'est pas celui de l'image surréaliste. Dans son essai intitulé « Flagrant délit », Breton écrivait vers 1949 : « Qu'y puis-je (je n'en suis pas le moins frappé) si plusieurs de ceux qui nous ont fourni le meilleur de nos raison d'être et d'agir se présentent le visage entièrement voilé - Sade, Lautréamont - ou très partiellement découvert - Rimbaud, Nouveau, Jarry, Roussel, Vaché, Chirico, Duchamp, Artaud.
Reconnaissons que leurs tribulations à travers la vie, telles que nous arrivons à nous les retracer tant bien que mal, sont d'un infime intérêt auprès de leur message et n'apportent à son déchiffrement qu'une contribution dérisoire. Peut-être est-ce justement cela qui nous retient en eux. Un mythe nouveau part d'eux, dont le propre est d'effacer leur être physique ou de le rendre aléatoire. »
Or Frida correspond à tout le contraire : son visage nous est présenté sans voile, ses tribulations à travers la vie constituent une source d'intérêt majeur pour comprendre son message et apportent de très nombreux renseignements en vue de son déchiffrement. Elle est à l'origine d'un nouveau mythe caractérisé par la primauté accordée à son être physique, lequel devient indispensable. Grâce à son utilisation puissante de l'image autoréférentielle, Frida a apporté à l'art des années quatre vingt, si centré sur le problème de l'identité et le discours sur le genre, un champ propice et fécond dont une multitude d'artistes venus de tous horizons ont su tirer profit, y compris dans le monde du spectacle, pour développer leurs études et leurs stratégies.
Nous pouvons aujourd'hui être fatigués par son image, par l'utilisation commerciale de son image, voire fatigués d'assister à une conférence de plus sur son image, ou même de prononcer une conférence consacrée à son image, et surtout fatigués de renvoyer toutes ces images à sa biographie. Quoi qu'il en soit, il est probable que nous serons présents, enthousiastes, à la prochaine exposition de son œuvre, pour interpréter ses tableaux avec une pléthore d'outils psychanalytiques et herméneutiques, pour pallier imaginairement à son absence en ce monde grâce à notre affection, pour couvrir à nouveau de son masque son visage insondable, pour nous pencher sur la béance de son corset et plonger notre regard dans sa chair. À la question : pourrons-nous vivre sans Frida ? - la réponse est non, tant que nous continuerons à enquêter sur des sources d'identité qui produisent des landes désolées de miroirs ; et oui, dans la mesure où notre capacité d'interprétation élude la recherche de l'énigme et extrait en revanche ses composantes mythiques. Il ne suffit pas de faire de Frida un mythe. Notre tâche intellectuelle consiste à montrer comment fonctionne ce mythe et pourquoi il fonctionne si bien, de manière si productive, si séduisante. Nous pourrons vivre sans Frida non pas quand nous aurons fini par l'expliquer - ce qui jamais ne se produira - mais lorsque nous aurons expliqué ce qu'avec elle nous avons fait et continuons de faire aujourd'hui.
Jaime Moreno Villareal
Traduit de l'espagnol (Mexique) par Aurélien Talbot



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