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Morts en eaux troubles

Par Chatperlipopette

Tout le monde se souvient de la catastrophe tant humaine, technologique, écologique que politique qui survint lors de manoeuvres en Mer de Barents de la flotte marine et sous-marine de la Russie. On a encore en tête les titres des journaux, les interprétations, les reportages sur le terrible calvaire vécu par ces sous-mariniers, prisonniers d'un véritable enfer.Morts en eaux troubles
Marc Dugain s'est emparé de ce fait divers pour en faire le roman d'un système qui lentement s'écroule, lentement se fissure, lentement sombre dans l'incurie et l'inconscience totale. Chronique d'une chute annoncée dont le prélude se joue lors des belles années de la guerre froide, sous l'égide implacable d'un Staline triomphant et omnibulé par l'éventualité d'un complot pour le perdre.
Le narrateur, qui a perdu son fils Vania dans le naufrage de l' Oskar, raconte les destins croisés de sa mère, médecin urologue, et magnétiseuse (par les mains) cachée, et de celui qui succèdera à tête de la Russie à Eltisne, Vladimir Plotov. Olga, cette mère courage qui repérée, contre toute attente, par le maître du Kremlin, devra se séparer de son époux et se mettre à la disposition de Staline à toute heure du jour ou de la nuit afin de le soulager de ses douleurs, comprend que même un citoyen insignifiant peut être marqué par les regards du pouvoir: l'insignifiance n'est pas gage de tranquilité dans le monde radieux du communisme soviétique.
Marc Dugain dresse un portrait saisissant de réalisme de l'Union Soviétique de Staline et de la Russie contemporaine. Les tsars tombèrent pour permettre à d'autres tsars de gravir les marches du pouvoir. Des tsars avec les mêmes lubies, le même manque de considération de l'être humain et la même cruauté, rouleau compresseur social et politique.
Des procès staliniens, notamment contre les médecins juifs, organisés par un Staline perpétuellement angoissé par l'éventualité d'un complot contre sa chère personne et la froideur d'un président russe ancien du KGB, Pavel, le narrateur, entraîne le lecteur dans la valse mortifère d'un peuple que ses dirigeants n'ont de cesse de terroriser, d'emprisonner sans aucune raison pour le maintenir dans une perpétuelle apnée, d'utiliser et d'exécuter pour raison d'état. Ahhh, l'état qui doit toujours sortir la tête haute au prix des pires dénis d'humanité: la mort programmée de 23 marins, témoins d'un manquement, n'est rien face à l'honneur du pays, ne pèse rien devant la nécessité de mettre au pas les oligarques se gorgeant des restes bradés de la splendeur militaire soviétique et d'asseoir un pouvoir politique fort! Pavel Altman raconte la sombre nuit du peuple soviétique qui se terre dans le silence, ce silence derrière les mots du quotidien des appartements collectifs, qui attend, échine courbée, le couperet d'une justice fantasque et qui possède envers et contre tout ce sentiment d'identité nationale et de devoir envers la patrie. Pavel, misérable enseignant d'une matière digne de la plus grande littérature de Science Fiction: l'Histoire! Ironie de l'absurde, ironie romanesque, offrant de multiples petites lumières dans la noirceur du récit. Les russes tremblent, sont terrorisés mais ont un humour à toute épreuve: au fin fond de la Sibérie, sur les bords de la Mer de Barents, les gêneurs peuvent se voir proposer d'opportunes promenades en bateau de pêche au crabe royal, vous savez, cet immense monstre qui hante les mers froides dont la chair est prisée, ce charognard, ce nettoyeur des grands fonds, et connaître un bain de minuit des moins romantiques.
Marc Dugain, par le truchement de Pavel, esquisse une fresque historique d'un demi-siècle de la Russie contemporaine en mêlant avec art documentation extrêmement léchée, humour noir dévastateur, ironie acérée et mordante, peinture peu amène du caractère d'un Staline névrosé ou d'un Plotov (on peut lire sans se tromper Poutine) froid calculateur et à l'humanisme bien mince, sans oublier la lumière d'une relation amoureuse qui illumine la fin du roman.
"Une exécution ordinaire" fonctionne de bout en bout: le lecteur est maintenu en haleine grâce à une atmosphère maniant tour à tour l'angoisse et le soulagement. Avec juste ce qu'il faut de mystère qui ne sera jamais éclairci: le corps de Vania n'a jamais été retrouvé, bien que ce dernier ait réussi à "s'éjecter" de l'enfer. Qu'est-il devenu? A-t-il été repêché par les Russes, les Finlandais ou les Américains? A-t-il été mis au secret, mort ou vivant?
Et Pavel de laisser méditer le lecteur sur ses ultimes propos: "Il est bien rare qu'on puisse manger du crabe royal dans le Grand Nord, à part quelques pauvres qui le braconnent. Toute la pêche part à l'exportation. C'est le sort des produits de luxe de ne jamais être consommés par ceux qui les produisent, les récoltent ou les pêchent. On ne trouve sa chair raffinée que dans les plus beaux restaurants de Moscou, de Saint-pétersbourg, d'Occident et d'Asie. Les riches qui s'en délectent n'ont pas le palais assez fin pour distinguer les crabes gavés du pire de l'humanité de ceux nourris de la chair de nos enfants." (p 518)

Après "La malédiction d'Edgar", "Une exécution ordinaire" est une autre variation sur la gamme de la paranoïa des grands de ce monde! Un roman aux frissons et au plaisir de lire garantis!


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