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Dîner de Koons à Versailles

Publié le 30 décembre 2008 par Savatier

Dîner de Koons à VersaillesChacun garde en mémoire ce jeu cruel inventé par les surréalistes et qui se pratique encore de nos jours : chaque membre d'un petit groupe de complices, devait inviter à un dîner commun un individu choisi pour une marotte qui l'occupait jusqu'à l'obsession. Les victimes ignoraient naturellement qu'elles participaient à une compétition peu valorisante dont le vainqueur faisait gagner son hôte. Dans le film désormais culte de Francis Veber, on se souvient que les candidats nourrissaient une passion exclusive pour les boomerangs ou les maquettes en allumettes, mais d'autres thèmes auraient aussi bien pu faire l'affaire, comme, par exemple, voir de la pornographie partout dans l'art, même là où elle est absente.

Jeff Koons, dont l'exposition, organisée au palais national de Versailles du 10 septembre au 14 décembre 2008 est prolongée jusqu'au 4 janvier 2009 en raison de son succès, est un personnage atypique. L'histoire de l'art dira s'il s'imposera comme l'un des créateurs majeurs du XXIe siècle, il est trop tôt pour se prononcer ; pour l'heure, cet américain de 53 ans, diplômé du College of Arts de Baltimore, partage avec Lucian Freud le titre envié d'artiste vivant le plus coté, s'assurant ainsi une place de choix dans les principaux musées du monde et les grandes collections privées, en particulier celle de François Pinault, exposée au Palazzo Grassi de Venise.

Souvent vêtu d'un costume sombre et d'une cravate sobre, le cheveu coupé court, on le prendrait volontiers pour un homme d'affaires de Manhattan. A sa manière, il en est un : ancien trader, il mène sa carrière comme un véritable entrepreneur doué pour le marketing et la communication. Comme Gustave Courbet, dont il est un collectionneur avisé - il prêta notamment une très belle étude de la Femme au perroquet lors de la rétrospective Courbet de l'an dernier - il sait que quelques petits scandales ne nuisent jamais à la notoriété d'un artiste. Les démêlés judiciaires qui entourent son exposition de Versailles en cette fin d'année doivent involontairement le combler, en ajoutant une note sulfureuse à une manifestation qui ne l'était nullement.

Le prince Charles-Emmanuel de Bourbon-Parme mène en effet depuis deux mois une véritable croisade contre cette exposition. Il se réclame de la lignée de Louis XIV, à juste titre d'ailleurs, puisqu'il compte parmi ses ascendants directs Philippe V d'Anjou, roi d'Espagne (1683-1746), fils du Grand Dauphin, donc petit-fils du Roi Soleil. Philippe V avait épousé Elisabeth Farnèse (1692-1766), laquelle descendait elle-même d'un fils naturel... du pape Paul III, protecteur de Michel-Ange. Si le souverain pontife, aussi éclairé que peu doué pour l'abstinence, appréciait vivement la fresque du Jugement dernier que le peintre réalisa pour la chapelle Sixtine et où figuraient force nudités, son lointain descendant semble aujourd'hui s'offusquer de la " pornographie " des œuvres du roi du kitsch et du néopop exposées à Versailles.

Dans un communiqué de presse assez laborieux daté du 20 décembre, on pouvait en effet lire : " [...] S.A.R.

Dîner de Koons à Versailles
le prince Charles-Emmanuel de Bourbon-Parme engage, aujourd'hui, une requête en référé liberté contre l'Etablissement Public Musée et Domaine National de Versailles et contre la SASU Château Versailles Spectacles, pour profanation et atteinte au respect dû aux morts. [...] Cette requête, d'une gravité exceptionnelle, se réclame pour tout membre de l'espèce humaine et, au cas particulier pour le Prince Charles-Emmanuel de Bourbon-Parme, du droit immémorial au respect de ses aïeux, à vivre sans profanation de ses ancêtres, et du droit à accéder à la connaissance du patrimoine sans contrainte pornographique. L'extrême gravité de cette atteinte aux libertés, en l'espèce au respect dû aux morts, justifie la requête du Prince Charles-Emmanuel de Bourbon-Parme qui demande à la Justice Française le retrait, dans les 24 heures, des objets constitutifs de cette profanation pornographique sans précédant ; profanation faite non pas par des inconnus mais organisée par des personnes connues et sous l'égide de l'Etat Français ; le scandale de cette profanation ayant été voulu comme ressort publicitaire destiné à promouvoir une star étrangère du porno au détriment de l'art français ; en utilisant comme vitrine le lieu symbolique des plus prestigieux au monde et en captant la symbolique de Versailles à des fins mercantiles ; ce qui donne une portée universelle à cette profanation au détriment de la mémoire des ses aïeux comme de la France ; en niant le droit immémorial au respect dû aux morts et aux symboles de notre culture ; ceci pour les 60 ans de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme ; la prolongation de l'exposition pendant la période de Noël visant la candeur des enfants particulièrement vulnérables et sans défense aux atteintes pornographiques. "

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Ce communiqué n'est certes pas écrit dans le style limpide des Mémoires de Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, mais, au fil de ces phrases ampoulées, entre deux expressions emphatiques, revient à trois reprises l'épithète " pornographique ", sans compter la réduction de l'artiste au statut étrange de " star du porno ", comme s'il avait été confondu par un rédacteur distrait avec son ex-femme, l'actrice italienne d'origine hongroise Ilona Staller, plus connue sous son nom de scène de Cicciolina...

Qu'en est-il vraiment ? Si l'on en croit une lettre adressée à Christine Albanel par l'Union nationale des écrivains de France (association créée en 2007, qui soutien l'action du prince), il serait question " [sic] des objets dit ʺsulfureuxʺ tel qu'un homard à l'américaine ʺsurdimensionnéʺ ; avec un ʺmiroir d'acier poliʺ (de Moon) [sic] dans la galerie des Glaces ; avec ʺun bouquet de fleurs en bois polychromeʺ dans la chambre de la Reine ; avec son portrait en acier de Louis XIV dans la chambre du roi ; avec son autoportrait en marbre dans le salon d'Apollon ; avec des objets Kitch tel un ʺBear and Policemanʺ, au milieu de jouets géants et images BD dans le salon de la Guerre ; avec en prime des objets dits surréalistes tel que ʺHoover Convertibleʺ, seule pièce des collections publiques françaises - avec un nom anglais en prime -, dans l'antichambre du Grand Couvert. "

Le texte paraît aussi maladroitement écrit que le précédent. Cette association ne regroupe probablement guère d'écrivains gastronomes, car le homard incriminé n'est en rien " à l'américaine " ; en revanche, on reste admiratif devant leur qualité de détecteur de produits toxiques, car trouver du soufre dans un miroir d'acier poli, un bouquet de fleurs, un buste de Louis XIV en acier, un ours kitsch ou des aspirateurs nécessite un flair pour le moins hors du commun...

En fait, il ressort de la plaidoirie de l'avocat du prince Charles-Emmanuel de Bourbon-Parme qu'une œuvre, surtout relevait selon lui de la " pornographie ", le " dialogue charnel d'une femme avec une panthère rose ". Il faudrait toutefois faire preuve d'une pruderie excessive ou d'une imagination vraiment fertile pour voir dans cette sculpture intitulée Pink Panther et représentant une pin-up blonde tenant la célèbre panthère dans ses bras, une scène zoophile. Au chapitre des autres sculptures incriminées, figure un bouquet de fleurs de bois polychrome sensées, disent les plaignants, représenter des sexes féminins. Dans une

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lettre au Président de la République, le prince évoque cette " disposition, méprisable, dans la chambre de Marie-Antoinette, d'un grand bouquet de fleurs devant être lu comme ʺ140 culsʺ ". Que n'eut-il dit si Jeff Koons y avait exposé une reproduction géante de l'une des " jattes-tétons " réalisées pour la laiterie de la reine par la manufacture de Sèvres, réputées avoir été moulées sur le sein royal même ! Le parallèle entretenu entre les fleurs et le sexe féminin, vieux comme la botanique, n'a pourtant rien de bien choquant, les fleurs de Koons, en outre, ont l'air bien innocent, d'autant plus innocent que leur disposition interdit de s'en approcher pour en apprécier les détails. " Fleur ", au temps de Louis XIV, était d'ailleurs synonyme de virginité, comme dans ces vers de La Fontaine, poète aimé du roi : " Il est bon de garder sa fleur / Mais pour l'avoir perdue, il ne faut pas se pendre. "

Si Jeff Koons réalisa au cours des années 1990 nombre d'œuvres érotiques autour du thème du désir, aucune d'elles ne figure à Versailles. C'est sans doute pourquoi le Tribunal administratif, saisi en référé, a débouté le prince de sa demande le 24 décembre. Ce dernier, qui ne désarme pas, a annoncé dès le lendemain de Noël son intention de saisir en seconde instance le Conseil d'Etat. Action symbolique lorsqu'on sait que l'exposition fermera ses portes le 4 janvier, mais d'une portée évidente. Versailles n'est ni un tombeau, ni un sanctuaire, mais un palais national, espace public et haut lieu de la culture. En tant que tel, il s'impose comme un endroit privilégié d'expositions artistiques, l'art contemporain n'échappant pas à cette catégorie. Cependant, on se rappelle qu'en 2006, des intégristes catholiques avaient gâché la " Nuit blanche " en protestant en force - une employée avait été blessée - contre une exposition de robes de mariées du couturier Christian Lacroix organisée dans la chapelle royale du château. Les arguments développés par le prince, en particulier la prétendue pornographie et la non moins prétendue défense de la candeur des enfants (lesquels ne voient dans les œuvres de Koons que des fleurs multicolores et un personnage de dessin animé), semblent puiser leur source dans une inspiration assez voisine. Au nom d'une idéologie conservatrice, d'une religion, voire, ici, d'un prétexte familial, cette famille fut-elle de sang royal, on assiste à des dérives de plus en plus fréquentes dont le but est de limiter la liberté des artistes et du public et de restaurer l'ordre moral. Ce n'est pas un hasard si, en septembre 2007, le cardinal-archevêque de Cologne avait affirmé qu'un art qui s'éloignerait trop de la religion deviendrait " dégénéré ". Expression de triste mémoire, mais significative d'un certain courant de pensée.

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La démarche du prince de Bourbon-Parme et de l'association qui s'est créée autour de lui contre Jeff Koons n'en paraît pas moins surréaliste, voire relever de l'exercice de funambule. Entre un ancêtre pape de la Renaissance qui eut quatre enfants et son illustre et solaire aïeul aux 32 maîtresses répertoriées et pas moins de 16 enfants naturels (cf Dictionnaire du Grand Siècle), il n'est guère facile de se poser en défenseur du puritanisme. Louis XIV s'était beaucoup amusé du Tartuffe de Molière qui fut représenté pour la première fois le 16 mai 1664 à... Versailles. Dans son introduction, l'auteur précisait : " l'hypocrisie est, dans l'Etat, un vice bien plus dangereux que tous les autres. " La compagnie du Saint-Sacrement ne lui pardonna pas cette vérité. Que ne pardonne-t-on pas, aujourd'hui, à Jeff Koons ? D'avoir mis en perspective le passé et le présent, de jouer son rôle d'artiste en suscitant le questionnement, de s'inscrire dans une lignée de provocateurs de génie comme Marcel Duchamp ou Andy Warhol, d'avoir su préserver son regard d'enfant (que trahissent ses yeux malicieux) tout en construisant sa fortune. Ce ne sera ni la première, ni la dernière fois qu'on reprochera à un artiste son succès. Comme le disait Madame Pernelle dans Tartuffe : " La vertu, dans le monde, est toujours poursuivie ; / Les envieux mourront, mais non jamais l'envie. "

Cependant, il faut bien l'admettre, l'univers dans lequel nous vivons est rempli de farceurs et même de malfaisants. On ne respecte plus rien, ni fleurs, ni couronnes. Il convient de se méfier de tout le monde. D'ailleurs, si j'étais le prince, j'y regarderais à deux fois avant d'accepter une invitation à dîner, par les temps qui courent.

Illustrations : Jeff Koons - Louis XIV, 1986, collection Dakis Joannou - Lobster, 2003, collection Michael & B.Z. Schwartz - Pink Panther, 1988, The Stephanie & Peter Brant Foundation - Large vase of flowers, 1991, collection Ludwig.


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