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Cellules grises

Publié le 31 décembre 2008 par Didier54 @Partages
[Eléonore et Patrick ; dans la cuisine ; un jeudi soir]

- Ce qui manque, déclare Patrick tout de go, c'est la rencontre !
- Comment ça, lui demande Eléonore, nous n'avons même pas fini le cassoulet !
- Oui, la rencontre, cette nourriture des êtres, ce truc qui fait qu'à un moment, tu te retrouves quelque part, avec des inconnus avec qui tu passe un peu de temps, que tu découvres, qui t'apportent quelque chose, te font découvrir des trucs, à qui toi tu apportes quelque chose ! La rencontre, l'échange, le partage, ce genre de choses, quoi.
- Ben, on le fait tous les jours, ça !
- Ah bon ? Tu trouves ? Eh bien moi, figure-toi, je ne le crois pas. On ne le fait pas tous les jours, tu ne peux pas dire ça, El. On peut le croire, je te l'accorde. Mais réfléchis bien. Rappelle-toi. De quand date la dernière rencontre que tu aies faites ? Je veux dire, vraie rencontre ?
- ... Euh... Bien je dirais... Aujourd'hui. Oui, aujourd'hui. A plusieurs reprises même. Ce matin, par exemple. Je suis allée acheter du pain. Et je suis passée chercher les médicaments à la pharmacie... Tout au long de la journée, en fait. J'ai passé des coups de fils, envoyé des mails, j'en ai reçus, j'ai croisé des gens, on a échangé quelques mots.
- Et alors, tu te sens plus riche que ce matin, qu'hier ? Tu as donné de toi à tous ces gens, dans ces situations ? Tu as appris quoi ? Tu a découvert des choses de toi, en retour ?
- ....
- Allez, dis-moi... Réfléchis... C'est quand ta dernière rencontre ? Parce que tu ne m'as pas répondu, là. Ce ne sont pas des rencontres, ce que tu dis. Ce sont des croisements, des passages, du cérébral, mais c'est comme se balader avec des gants et un masque, tout ça. Pas de risques. Pas de dangers. Au fond de toi, dans ton coeur, tes tripes ? C'est comme aller vraiment dans une galerie d'art, par exemple. Regarde-les. Ils vont d'une oeuvre à l'autre, prennent des photos, mais combien s'arrêtent, se laissent embarquer, bousculer, débusquer ? Combien ? Qui ?
- ... Euh, franchement, Pat, je ne sais pas. Je ne sais pas. Tu m'embrouilles, en fait. Je n''ai pas la tête à ça.
- La tête à quoi ?
- La tête à discuter, comme ça, à penser à tout ça, je n'en sais rien, moi. Ma dernière rencontre. Tu me sors ça en plein milieu d'un repas, c'est le soir, je suis fatiguée, on est en semaine, j'ai encore plein de trucs à faire, demain ça va pas être une journée simple... Non, vraiment, ce n'est pas le moment. On verra ça une autre fois, si tu veux bien. Finis donc ton cassoulet, au lieu de refaire le monde. Laisse-toi absorber par le haricot et nourrir par la saucisse :-)
- ....
- On reparlera une autre fois, d'accord ?
- Bon... Je m'explique.... Prends nous, par exemple. Il y a eu toute une période de notre vie où nous ne nous connaissions pas, nous n'avions pas la moindre idée du fait que l'autre existait, même, tu es d'accord avec ça ? Et puis un jour, nous nous sommes découverts, rencontrés, connus. Nos vies ont changé. C'est magique, quand même. Imprévu, hors contrôle. Quand on y pense.
- Oui, d'accord, mais tu compares de l'incomparable. A l'époque, nous avions le temps. J'ai presque envie de dire que nous n'avions que ça à faire.
- Comment ça que ça à faire ? Pourquoi ?
- Nous étions jeunes, nous cherchions notre chemin, nous avions nos doutes, nos espoirs... C'était... Normal... Oui, normal... On se nourrisssait de tout, on avait le temps de le faire, et même si on n'en avait pas toujours les moyens, on se débrouillait... Aujourd'hui, c'est différent !
- Et bien moi, je ne crois pas que ce doive être différent. Je pense que justement c'est l'erreur. Aujourd'hui, demain... Tu ne crois pas que c'est pareil ? Tu ne crois pas que nous cherchons toujours notre chemin, que nous avons toujours nos doutes, nos espoirs ? Ils ont juste évolué, quand on y pense. C'est tout.
- Ô, c'est quand même moins, non ? Ceci dit, je ne voudrais pas insister, mais tu devrais manger. Ton cassoulet va être froid.
- On s'en fout du cassoulet. Vraiment. Il est froid, de toutes façons.
- Non, on ne s'en fout pas. Moi pas, en tout cas. J'ai encore plein de choses à faire, je te le répète. Peut-être que ta journée est terminée, que tu as le temps de philosopher, envie de refaire le monde, mais ce n'est pas le cas de tout le monde, figure-toi.
- Si je m'en fous, du cassoulet, complètement même. Et ça ne me dérange pas de le manger froid. Ce qui me préoccupe, là, tout de suite, c'est de me rendre compte à quel point il n'y a plus d'espaces de rencontres entre les gens. Tu sais ce que souvent je me dis ?
- ...
- Je me dis que nos vies sont organisées comme des cellules et on n'en sort pas en se faisant croire qu'on est libres. On se dit que choisir son programme télé, c'est être libre. Que mettre tel ou tel vêtement, c'est être libre. On passe notre temps à s'inventer, comme ça, des espaces dans nos têtes mais au fond, quand on y pense, on choisit quoi, hein ? On fait quoi rapport à ces doutes ?
- On a choisi, Patrick, tu as la mémoire courte quand même. On a choisi. En tout cas on a fait des choix.
- Oui, mais de choses, de lieux, de trucs, de machins. Tu sais ce que je crois ? C'est qu'en réalité, on a fermé des portes, en fait. Tout le monde vit comme on achète des godasses, maintenant. Regarde bien : y'a des vitrines, on réfléchit à ce qu'on n'aime pas, et petit à petit, on finit par se décider pour une paire. Après, on regrette. Merde, on se dit. J'aurais du prendre l'autre, en fait. Voilà à quoi elle ressemble nos existences. Pour le reste, on lit des trucs, on regarde les infos. On s'est laissés pousser sur le côté, voilà la vérité.
- ....
- Tout ce temps-là, qu'est-ce qu'on en a fait ? Ben pas grand chose. Quand on perdra nos 21 grammes le dernier soir, on aura l'air fin avec nos choix. On aura l'air fin avec ces rencontres qu'on n'a pas faites, ces temps qu'on n'a pas pris, tout entiers que nous étions à faire nos courses, à acheter nos produits, à répondre au téléphone, à écrire des mails.
- Tu craches dans la soupe, là, vraiment. Tu es le premier à faire tout ça !
- Oui, c'est sûr, mais ça n'empêche pas.
- ...
- Ca n'empêche que ça me taraude. Et que ça me gonfle. On ne sait plus vivre comme des humains, avec des humains. Vois dans les entreprises, les services du personnel sont devenu des directions des ressources humaines. Les potes, quand ils ne vont pas, ils se cloitrent dans leur coin, ils bougent plus, ils disent qu'ils veulent pas faire chier les autres. Ceux qui sont malades se couchent comme des chiens dans un coin d'une pièce d'où personne ne peut les voir. Comment tu veux qu'on fasse, qu'on sache, si plus personne ne va à la rencontre de l'autre, si chacun ne sait même plus comment on fait, si comme toi, on est tout le temps dans ce qu'on doit faire, penser, ne pas oublier, comment on fait, hein ?
- Je ne sais pas, Patrick. Je ne sais pas. Finit ton cassoulet, ça vaut mieux. Tu vas pas refaire le monde comme ça dans la cuisine.
- Eh bien moi, je m'en souviens de mes dernières vraies rencontres.
- Je suis contente pour toi.
- Eh bien tu ne devrais pas. Parce que c'était il y a longtemps. Ca se compte sur les doigts d'une main sur une année, figure-toi. Et ce n'est pas une bonne nouvelle.
- Eh bien change. Change le monde, la rue, les poubelles, l'intérieur des gens, tout ce que tu veux, je ne sais pas. Fais toi élire, monte une association, envahit les rues, clame ton innocence, crache ta culpabilité, ou ce que tu veux. Change ça, puisque tu es si malin.
- Tu vois, ce qui me dérange, ce n'est pas tellement ton obsession du cassoulet, El. Ni que tu aies pas su me répondre, ça, je pige, je veux bien le piger, c'est vrai, moi je cogite à ça depuis des lustres et toi, tu es dans ton quotidien, loin de ça. Je me doute même que tu vas y penser après, peut-être même te dire c'est pas faux ce qu'il raconte là. Non, ce qui me dérange, c'est que même nous, là, chez nous, on est embarqué par tout ça. On n'arrive pas à parler, je veux dire vraiment parler. Tu vois, entre tes silences, tes pas réponses, tes diversions, tu finis énervée, contrariée, pour un peu, tu me donnerais les clés de la cave en me disant, allez, va dormir, Pat, fous-moi la paix alors que quoi ? J'ai juste partagé une réflexion, quelque chose qui me tient à coeur. Ce que je me dis, là, c'est que tout ça nous retombe dessus même chez nous, comme si ça habitait chez nous, un soir de semaine tout ce qu'il y a de plus classique. Tu sais quoi ? Faut qu'on fasse gaffe, El, vraiment gaffe. Tu veux bien ?

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