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Je vous dis tout ?

Publié le 03 janvier 2009 par Perce-Neige

Plus encore que de l’accident, ou même de ses terribles conséquences physiques, le nouveau roman de Frédéric Flament parlerait de l’inévitable renaissance que porte en elle, en germe, toute catastrophe qu’elle survienne à l’échelle d’un individu, d’un peuple, ou même d’une civilisation… Il en avait rédigé la plus grande partie, huit cent mille caractères et des poussières, en moins de deux mois, à Chambérat, tout près de Montluçon dans la maison de campagne, plutôt confortable d’ailleurs, de son éditeur de toujours, l’inénarrable Jean-René Delafosse qui lui en avait prêté les clefs dans l’espoir, non dépourvu d’intérêt il faut bien le dire, que cet exil volontaire, loin de Paris et des sollicitations inopportunes des uns et des autres, le réconcilie enfin avec l’envie d’écrire quelque chose. N’importe quoi, mais quelque chose, bordel, lui avait-il glissé à l’oreille en même temps qu’il posait le trousseau sur la table basse du salon ! Et le charme avait opéré. Passés les premiers jours durant lesquels il avait, tout de même, fallu s’acclimater à la vie provinciale ce qui avait consisté, en premier lieu, à s’infuser quelques politesses de principe venues du voisinage toujours prompt, pourtant, à vous casser du sucre sur le dos et à vous glisser des peaux de bananes dans les pattes, on connaît ça, et, en second lieu, dans la foulée, à organiser jusque dans les moindres détails les approvisionnements de victuailles et de divers produits de première nécessité, une fois le frigo sur les rails, donc, Frédéric Flament avait brusquement senti, en lui, monter le désir de reprendre la plume. L’expression pourrait d’ailleurs sembler particulièrement malheureuse dans son cas, ou faire sourire, c’est selon, puisque, précisément, il était, à cette époque-là, dans l’incapacité la plus totale de se servir de sa main droite, ou même de sa main gauche, pour tenir quoique ce soit un peu efficacement à commencer par le très luxueux stylo plume que lui avait offert Jean-René Delafosse, neuf ans plus tôt, au cours d’un mémorable dîner à deux pas des champs élyséens, à l’occasion de la sortie de Trois jours sans histoires dont les ventes en grandes surfaces avaient rapidement dépassé, je n’invente rien, les cinquante mille exemplaires. Ce souvenir là - ce souvenir des jours heureux - avait, maintenant, hélas, à peu près complètement disparu de la surface de la terre, évaporé quelque part dans les circonvolutions cérébrales de Frédéric Flament, même si le trophée, qui témoignait pourtant de sa réalité, trônait toujours bien en évidence sur le bureau, mais sans être jamais plus ravitaillé de la moindre cartouche bleu outremer qui l’avait, autrefois, nourri quotidiennement. De quoi en être légèrement contrarié sur les bords, on le comprend. Cette contrariété était, d’ailleurs, régulièrement au centre de la toute première question que lui posait son interlocuteur, inévitablement, une fois expédiées les présentations d’usage. Et Frédéric Flament, qui ne souhaitait pas s’appesantir sur les difficultés et avait à cœur d’offrir, à tous ceux qui l’approchaient, une vision positive de lui-même, se tortillait alors comme un dingue sur son fauteuil au siège rembourré, histoire de faire comprendre, en joignant le geste à la parole, qu’il pouvait tout de même se servir encore de ses mains pour actionner les roues et avancer ou reculer comme il l’entendait. Habituellement il donnait, dans le même temps, deux ou trois vigoureuses impulsions dans le caoutchouc et grommelait entre ses dents quatre ou cinq mots à peu près incompréhensibles et totalement baveux qu’il accompagnait d’un sourire à peine forcé. Et quant à écrire… Écrire ? Il se tournait, radieux, vers Julie Bergerac qui se tenait en permanence debout, un peu en retrait de lui, généralement silencieuse et comme perdue dans un monde mystérieux qui l’absorbait entièrement et la rendait étrangement pensive et lointaine. Car il y avait, incontestablement, un « mystère Julie Bergerac ». La jeune fille, qui terminait ses études d’aide soignante et se relevait avec difficulté d’une histoire d’amour assez compliquée où l’une de ses amies d’enfance avait joué le rôle principal, avait été engagée par Jean-René Delafosse, lui même, pour aider Frédéric Flament dans ses activités quotidiennes. C’est elle, donc, qui se fadait les courses au supermarché de Montluçon. C’est elle aussi qui tartinait de beurre et de confiture de groseille leurs biscottes du petit déjeuner. Et c’est encore elle qui débarrassait la table sans jamais rechigner et vous expédiait les miettes, en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, sur le rebord de la fenêtre de la cuisine dans l’espoir qu’un merle s’en saisisse sous ses yeux une ou deux heures plus tard. Et c’était toujours elle qui subvenait à d’autres besoins, légèrement plus intimes sur les bords, dès lors qu’il s’agissait de coloniser la salle de bains et ses annexes, si vous voyez ce que je veux dire. Mais le mystère n’était pas celui là, encore qu’on puisse, à juste titre, se demander si le salaire, modeste, qui lui était versé justifiait, de la part d’une personne assez sexy de moins de vingt cinq ans, de se dévouer, comme elle le faisait, pour un triste énergumène de cinquante balais aux trois quarts handicapé. Non, le vrai mystère était ailleurs. Il résidait dans le fait qu’elle parvenait, comme personne, à comprendre vraiment l’énergumène en question. Elle devinait ses paroles avant même qu’il ne les prononce et se contentait, souvent, avant d’hocher la tête en signe d’assentiment, d’un vague mouvement des lèvres qu’accompagnait, parfois, un son difficilement identifiable pour le commun des mortels. Au point qu’elle parvenait, bon an mal an, à transcrire, sur ordinateur, ce que Frédéric Flament lui dictait, même si ce dernier terme pourrait, légitimement, paraître quelque peu abusif aux yeux de certains. Mais, en vérité, il ne fait guère de doute que quelque chose semblait advenir de l’improbable complicité qui était devenue la leur. C’était, chaque matin, à peu près le même rituel qui s’accomplissait. Une fois la toilette terminée, et les tartines beurrées et soigneusement confiturées englouties sans coup férir au rythme des flashs de France-Info, Frédéric Flament, à grands renforts de grognements satisfaits, propulsait son fauteuil en direction de la terrasse, par chance très souvent ensoleillée en ce début de printemps et dominant avantageusement la vallée du Cher au point d’avoir, quelques années plus tôt, suscité quelques jalousies imméritées de la part de certains voisins, lesquelles s’étaient même matérialisées sous la forme de courriers anonymes adressées à divers correspondants et mentionnant l’absence de toute autorisation administrative pour construire quelque chose d’aussi laid et d’aussi visible de la route que cette verrue grotesque, et massive, d’au moins cinquante mètres carrés, et que c’était une honte pour le village d’avoir laissé faire une chose pareille, surtout par un étranger au pays, par un parisien de surcroît, encore que ce soit par n’importe qui d’autre, c’eût été pareil, d’ailleurs. Peut-être. La polémique avait pas mal enflé, à l’époque, avant de s’apaiser gentiment quelques mois plus tard, au prix, il est vrai, de quelques compensations financières pour la commune qui avait fini par tirer un trait sur tout cela et tolérer l’intolérable, à savoir la verrue grotesque bâtie sans autorisation et sur laquelle Frédéric Flament, plus tard, avait pour habitude de se ressourcer tous les matins, humant profondément l’air de la campagne, s’éblouissant du soleil toujours renouvelé que masquait, parfois, l’ombre gigantesque d’un nuage, et s’amusant comme un gamin du piaillement impatient des oiseaux qui se disputaient les miettes de leur déjeuner, ou même ponctuant de commentaires assommants, heureusement inaudibles, les bourrasques de vent qui montaient en rangs serrés de la vallée, puis affrontaient sans faiblir les interstices des volets, les milles et une ferrailles brinquebalantes suspendues par les enfants Delafosse aux quatre coins de la terrasse, et puis, enfin, comme si cela ne suffisait pas, les branches teigneuses du cerisier qui prolongeait, de sa silhouette japonisante, la fragile structure d’une véranda. C’est alors, immanquablement, que Julie Bergerac rappliquait, une fois rangés les reliefs de leurs agapes matinales, les bols copieusement aspergés de produit à vaisselle, puis rincés à grande eau avant d’être abandonnés à leur sort, sur la paillasse. Non, Julie Bergerac ne tardait guère. Et, en un geste à la fois amical et rassurant, posait, sans un mot, sa main droite assez lascive sur l’épaule encore douloureuse, hélas, de Frédéric Flament. Voilà comment, pour eux, commençait, réellement, la journée : par de longues minutes d’immobilité et de contemplation, comme un hymne muet à la nature qui nourrissait leur désir de renaître à eux même. Et puis, au signal (un mouvement presque imperceptible d’impatience de l’épaule affreusement enraidie de Frédéric Flament), Julie Bergerac tournait immédiatement les talons. Et le fauteuil prenait alors le chemin du retour, et s’installait dans ce qui faisait office de bureau, une pièce plutôt sombre aménagée sans beaucoup de goût, mais qui avait pour avantage d’être équipée d’un Mac et tapissée de quelques étagères où divers ouvrages, obtenus gratuitement la plupart du temps par le service de presse d’un quotidien du soir où Jean-René Delafosse avait ses entrées, avaient été laissés en évidence donnant l’illusion d’un semblant de vie sociale un peu élaborée. Oui, c’est là qu’ils s’installaient alors, Julie Bergerac lançant immédiatement l’ordinateur, qui ronronnait doucement, sur la trace des précédents enregistrements et Frédéric Flament, lui, se plaçant juste derrière elle, la bouche à moitié édentée de l’écrivain s’approchant à moins de vingt centimètres de l’oreille de la jeune fille. La suite n’appartient qu’à eux, au fond. Simplement, Julie Bergerac commençait, assez rapidement, à taper quelques mots. Ce à quoi Frédéric Flament répondait en lui soufflant à mi-voix d’autres idées. Et ces idées se faisaient chair, se faisaient images et se mêlaient immanquablement au texte initial. Et ce texte hybride et confus, à ce stade, entraînait, alors, à sa suite d’autres phrases, survolait l’horizon à la vitesse de la lumière, se contorsionnait à l’excès, s’embrasait d’arcs-en-ciel inconnus, s’affranchissait de la pesanteur du sens, s’irradiait, s’obnubilait de lui-même, s’éternisait, se dissolvait ici pour se reconstituer là bas. Bordel que c’était bon ! Et plus les jours passaient, et plus ce qui s’inventait ressemblait à s’y méprendre à un roman. Plus fluide encore que tous les romans jamais écrits par Frédéric Flament. Un ton nouveau, plus personnel diraient les critiques, plus novateur… « Génial ! », avait simplement dit Jean-René Delafosse en en découvrant les premières pages quand, un week-end, il avait fait l’aller et retour depuis Paris histoire de s’assurer que « son ami de toujours » et « son adorable assistante » ne manquaient vraiment de rien. C’était le cas, au fond. Ni l’un ni l’autre ne manquaient de rien. C’est si rare !


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