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Car crash

Par Deslivres.fr

Par Amélie

Au bureau AVIS CAR RENTAL de l’aéroport de Grand Junction, Colorado, la préposée porte une veste rouge vif, cintrée, siglée. Sanglée. Le sourire qui m’accueille, même télécommandé, est américain, donc immense. Il est rouge comme la veste et découvre des dents parfaites. Je ne sais pas comment font ces Ricains pour tous avoir des dents parfaites, il faudrait que j’enquête sur ce déroutant phénomène.

- Good morning dear, would you like to rent a car ?
- Non, je viens rendre ma chrysler en plastique.

Le sourire reste stoïque mais il me semble qu’il pâlit. Elle demande mon contrat et reprend sa conversation avec l’autre fille rouge. Leurs voix les enchantent manifestement, rythmées par les tapotages nerveux d’ongles désincarnés sur le clavier passif. Je devrais podcaster. L’imprimante hoquette laborieusement une facture pleine de codes. En bas à droite, j’en décrypte un : 1 543 dollars. Quelle drôle d’idée. J’explique l’erreur probable. Pardon mais voyez-vous, there must be a mistake... Je m’applique à être aimable, mais je sais. Je sais que je déclenche la matrice infernale. Je suis une terroriste, j’ai mis la main sur le détonateur, je vais faire sauter les rails astiqués du bureau AVIS de l’aéroport de Grand Junction, Colorado.
Le sourire rouge me plante là, il part chercher un client riche qui voudrait louer six mois une limousine en or. Restent les lèvres gercées d’une femme middle-age qui ne s’est pas encore ennuyée assez pour tout envoyer valser. Seuil élevé de tolérance à l’ennui, restant toutefois dans la moyenne internationale. Je n’ose pas lui suggérer un road trip à dos de daim pour changer d’air, quelque chose me dit qu’elle n’est pas réceptive. Son visage se démène pour cacher la dévastation. Mon désaccord têtu inocule lentement des enzymes ennemis qui ruinent son anti-rides. Affrontement titanesque sur fonds de courtoisie. Et puis, soudain, ses convulsions s’apaisent. Elle vient de se rappeler que j’ai forcément tort. Les lèvres se réajustent et assènent leur verdict ; il n’y a pas l’ombre d’une erreur, il faudrait raquer vite. Je réfute. Elle hésite à me tuer, puis se rattrape in extremis aux bonnes manières en strass inculqués à coup de cric par la formation professionnelle AVIS, WE TRY HARDER. J’aimerais autant qu’elle me traite de fucking bitch mother fucka, ça l’assouplirait, probablement. Ca ne vient pas. Pourtant je l’entends d’ici, l’insulte qui clignote dans son lobe occipital. M’en fous, je ne suis pas pressée. Ca, pas du tout. J’arrive du désert, comme d’une autre planète. Je viens de traverser des espaces enchantés qui font tout désapprendre. Les miles ont défilé, seconde après seconde, jusqu’à ce que les heures aient arrêté de compter. Mon cerveau reprojette les highways hypnotiques. Johnny Cash en BO dès que j’appuie sur play. Le champ libre, partout, tout le temps. De l’acide bio en débit continu, 360 degrés de décors inviolables. Je refais le tour, je m’en remets une dose. Je butte sur la veste. Oh man, qu’est-ce qu’elle fait encore là ? Elle s’est un peu fripée et son rouge sanguinole. Tiens, elle a fait disparaître 200 dollars de la facture. C’est un progrès. Allez, encore un effort Shirley, tu vas y arriver, c’est toi qui décide, ne te laisse pas manoeuvrer par un ordinateur collabo, déchire ton déguisement, prends ta luge, pars en courant, yes you can sweetheart, go ahead. Elle me hait, se venge sur le clavier, et bloque à 1 200. Je ne désarme pas. J’ai appris à camper, je campe, il faut que ça descende, c’est comme les stock markets. Elle appelle l’agence de Vegas pour avoir un conseil. Tu régresses, là, Shirley ; un conseil de Vegas, ça va te renvoyer au schnouf. On me passe l’appareil puisque je suis si maligne. Vingt minutes en ligne directe avec Sin City. Ces croupiers sont prêts à vous sucer la moelle jusque dans le Colorado. Ils dépêchent déjà le syndicat des camionneurs pour me faire dérouiller. Je convoque Johnny Cash, vite. No I won't back down. You can stand me up at the gates of hell. But I won't back down. Ils me lâchent à 800, j’annonce la couleur à une Shriley furax, et je pars comme une princesse dans ma doudoune customisée, qui dégage à vingt miles l’odeur imprégnée des feux de bois de l’Utah.


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