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Histoires de vies brisées

Publié le 17 janvier 2009 par Mgallot

histoires vies brisées.jpgS'il fallait illustrer l'absurdité et la cruauté de la "double peine", il faudrait projeter à tous les citoyens français le film "Histoires de vies brisées: les double-peine de Lyon" de Bertrand et Nils Tavernier. Refusé par la télévision, sorti sur les écrans en 2001, le film passait cet après-midi à l'institut Lumière. Un documentaire, un samedi après-midi de soldes, il n'y avait pas foule, malheureusement.

La double peine? Elle consiste à expulser un sans-papier de France à la suite de l'exécution de la peine à laquelle il a été condamné par la justice. En 1997, Bertrand Tavernier apprend qu'une grève de la faim a lieu à Lyon, rue Duguesclin, dans les locaux d'une association (JALB : jeunes arabes de Lyon et banlieue). Les grèvistes ont tous purgé des peines de prison et doivent être expulsés alors que leurs familles sont en France (certains ont femme et enfants). Ils protestent contre cet exil forcé qui les punit non seulement eux, mais aussi leurs proches, et en particulier leurs enfants qui, eux, resteront en France. La plupart ont travaillé toute leur vie en France et ne comprennent pas pourquoi on les bannit ainsi pour les renvoyer dans leurs pays d'origine, où ils n'ont plus d'attaches. Tous ont commis une faute, mais aucun n'est criminel (pas de violeurs, pas d'assassins parmi eux). Tous ont purgé leur peine en prison.

En 1998, une seconde grève de la faim a lieu au même endroit et pour les mêmes motifs. Elle durera 52 jours et se terminera sur une promesse gouvernementale qui ne sera jamais tenue, celle d'accorder aux 10 grévistes une carte de séjour après 6 mois de sursis doublés d'une assignation à résidence.

Parmi les témoignages filmés par les Tavernier lors de la grève de 1998, celui d'Ahmed Hassaine est écrasant - je dis bien écrasant, car, croyez-moi,  il vous poursuit bien après que vous ayez quitté la salle de cinéma.

Ahmed Hassaine est né en Algérie en 1963, et arrivé à Saint-Priest avec ses parents à l'âge de 18 mois. A 20 ans, étudiant à l'université de Lyon II, il est à 2 partiels de son diplôme quand il est arrêté avec 85 g de haschich, condamné à une peine de prison et à une interdiction définitive du territoire national. Renvoyé en Algérie à la fin des années 80, après sa sortie de prison, il se retrouve dans un pays dont il ne connaît rien, où il ne comprend rien, où les droits de l'homme sont bafoués et dont les services administratifs ne le connaissent pas (les archives de l'année 1963 auraient brûlé). Toute sa famille est restée en France. Il se sent français, lui qui a grandi avec Jacques Martin à la télé. 

C'est presque Un aller simple de Didier Van Cauwelaert (ce petit roman raconte l'histoire d'un Français n'ayant jamais quitté Marseille qui se retrouve expulsé au Maroc, où il n'a jamais mis les pieds de sa vie). Sauf que là, c'est vrai, et nettement plus dramatique. A la rue, déboussolé, Ahmed revient clandestinement en France, via le Maroc et l'Espagne. La cour de cassation rejette sa demande d'annulation d'expulsion en 1994 - le juge est le même que celui qui l'avait condamné à l'interdiction de territoire, c'est dire son impartialité!

Ahmed participe à la grève de la faim de 1998 (photo tirée du film). Au bout de 38 jours, il tombe dans le coma et est hospitalisé d'urgence.

ahmed hasseine.jpg
Son témoignage, envoyé à Lionel Jospin, alors 1er ministre, contribue à décider ce dernier à commissionner un représentant du gouvernement auprès des grévistes pour mettre fin à leur protestation. Ahmed y explique très dignement qu'il paye depuis 15 ans pour avoir été pris avec 85g de haschich. Sa situation m'évoque Jean Valjean, qui fait 19 ans de bagne pour avoir volé un pain. On n'est décidément pas sortis du XIXème siècle! Ahmed analyse de manière lucide sa situation, explique qu'il pensait que c'était dans Balzac, dans les romans, qu'on voyait de telles injustices, une telle misère. Il raconte son travail de manutentionnaire alors qu'à sa façon de s'exprimer on devine un jeune homme instruit, cultivé. Il raconte la drogue, la dépression, comme un cercle vicieux - et aussi quelques anecdotes cocasses, comme ces policiers qui le connaissent parfaitement et lui demandent des nouvelles de ses papiers en lui souhaitant bon courage (pas de commissaire Javert, à Saint-Priest!)

On retrouve Ahmed en 2001. Sa situation ne s'est pas arrangée, il n'a plus d'emploi suite à son impossibilité de fournir une autorisation de séjour durable, malgré la promesse qu'on lui avait faite en 1998. Il souffre de problèmes de santé consécutifs à sa grève de la faim (il a perdu une partie de l'audition suite à son coma, et a de graves problèmes digestifs: si c'était à refaire, il préfèrerait se faire couper un membre plutôt que de recommencer une grève de la faim). Il essaie de tenir sans retoucher à la drogue, mais a perdu le goût de la vie, au sens propre, il ne mange presque pas. Il ne peut pas recevoir les APL en l'absence de carte de séjour. La souffrance et la tristesse ont creusé son visage. Il dit l'impossibilité de construire sa vie, de rencontrer une femme, de fonder une famille, les incertitudes du futur, sa peur d'être renvoyé en Algérie, loin des siens, dans ce pays étranger où il n'a pas sa place.

On n'en saura pas plus sur le sort d'Ahmed. Que la France se permette ainsi de nier une existence n'est pas seulement inique pour Ahmed, mais aussi une perte pour tous, un gâchis pour notre pays, pour l'humanité. Nos villes regorgent d'Ahmed à qui la vie n'a pas donné leur chance. Nous les croisons, ils habitent à quelques rues de chez nous, et nous ne le savons pas, le plus souvent. Quelquefois, une pétition circule, signée RESF (Réseau Education Sans Frontières), j'en ai déjà signé plusieurs. Je me sens honteuse de ce qu'il se passe, et aussi impuissante.

La situation d'Ahmed s'est-elle arrangée depuis? Il me prendrait presque l'envie d'aller enquêter du côté de Saint-Priest pour retrouver sa trace et raconter son histoire. Si Victor Hugo vivait encore, je ne doute pas qu'il aurait su en faire un roman populaire et édifiant, lui qui écrivait en préface des Misérables, "tant qu'il existera, par le fait des lois et des moeurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d'une fatalité humaine la destinée qui est divine (...) tant qu'il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles."


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