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Cinéastes et films pirates : les aventuriers de l'art perdurent.

Publié le 25 août 2008 par Kelin

J'ai rarement attendu un film comme j'ai attendu « Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal ». Ma dernière impatience de la sorte remonte à « la menace fantôme », il y a neuf ans. A l'époque, j'avais posé un congé l’après-midi de la sortie, suscitant les grognements de ma direction : comment pouvait-on sécher le travail pour une raison aussi futile ? Le cinéma est mon éternelle passion, que j'entretiens depuis la découverte en salle de « la guerre des étoiles » à l'âge de cinq ans, puis des « aventuriers de l'arche perdue » à neuf. Ces deux projections ont bouleversé mon existence, et même si je développe ma société avec un humble succès pour l'instant, le septième art reste ce que j'ai toujours rêvé de faire.

Le dernier volet des aventures d'Indiana Jones est sorti en France le vingt-et-un mai, constituant un cadeau rare, puisque c'était aussi la date de mon anniversaire. Le reste du monde ne le découvrait que le lendemain. Si l'hexagone a bénéficié de ce traitement de faveur, peut-être faut-il y voir un corollaire avec la présentation du film à Cannes. Manque de bol, j’habite en Chine.

Même si je me régale de revoir encore et encore les précédents opus dans la chaleur de mon intérieur, un Indiana Jones se découvre d'abord sur grand écran : c'est une célébration, avec le rituel de la file d'attente, celui de l'achat d'un cornet de pop corn à un tarif absurde, celui des publicités projetées dans la pénombre en un préambule impatient et jouissif, comme une dernière heure d'école avant les vacances. Et quel bonheur de s'imbiber de ce défilé d'images au format gigantesque, dans la fraîcheur velours d'une salle obscure, assis sur un siège tape-cul rabattable qui sent le sucre collé, le cliquetis du projecteur couvert par un son digital qui envahit l'être pour l'immerger dans l'action.

  

Cinéastes et films pirates : les aventuriers de l'art perdurent.

1°/ Sa place est dans un musée :

Mais vivant en Chine, je ronge mon frein, car le film n'est toujours pas projeté au cinéma, et ne le sera probablement jamais. Pourtant, une semaine avant la sortie internationale, je vérifiais déjà les horaires des salles de Suzhou, certain qu'un tel évènement cinématographique serait visible sans délai. Depuis la mi-juillet, las, j'ai arrêté ces consultations quasi quotidiennes, réalisant frustré que le quatrième Indiana Jones n'aurait jamais les honneurs des écrans chinois.

C'est tout aussi amusant que déconcertant, car en vivant à l'étranger, même si la culture cinématographique n'en est qu'un échantillon anecdotique, on a parfois le sentiment d'avoir une vision du monde bien plus globale que les autochtones, ceux-ci ne l'appréciant qu'au travers de considérations purement locales. Je suis certainement aveuglé par mon amour pour le cinéma, mais pour moi, Indiana Jones ou Terminator font partie du quotidien culturel contemporain occidental.

Comme la plupart des chinois, Cai Li ne connaissait pas. Elle avait vaguement entendu parler de « la guerre des étoiles », a découvert « retour vers le futur » car je l'y ai incitée, et reste une indécrottable inconditionnelle de la filmographie de Jacky Chan. Pour elle, si toutes ces productions américaines qui ont embrasé un engouement international ne sont pas connues en Chine, c'est qu'elles ne doivent pas être bien connues ailleurs.

En résultent parfois des anecdotes incompréhensibles : quand je paye l'addition au bistrot que je fréquente, chaussant mes lunettes noires, la mâchoire inférieure avancée, et que sur un ton monocorde, j'exprime « I'll be back » ou « hasta la vista, baby » en rappel des films de James Cameron, les serveuses s'interrogent sur ma froideur soudaine. Pourtant, cela ne peut pas provenir de ma carrure, qui, à quelques millimètres près de-ci de-là, rappelle les proportions de Schwarzenegger avec une exactitude confondante.

A mon sens, un seul film étranger a marqué l'inconscient collectif chinois. Il s'agit de « Titanic ». Je me souviens que, lors de déplacements en Chine il y a dix ans, c'était l'évènement. Même dans les bureaux, on retrouvait des affiches aux murs ou en fond d'écran sur les ordinateurs. Et encore actuellement, l'air de Céline Dion fait partie des standards internationaux incontournables, alors que peu de chansons étrangères sont réputées.

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La Chine a tout autant à faire découvrir au monde. Et la sixième génération de réalisateurs, recèle de joyaux gorgés d'émotion. Le cinéma est un art populaire indissociable de l'industrie, et c'est ce qui fait sa beauté. Qu'on préfère les gros budgets ou les films intimistes, il y en a pour tous les goûts, offrant tant une expression de l'imaginaire que peu d'arts formalisent avec autnt de crédibilité, qu'une possibilité de se projeter dans une authenticité sociale. C'est cette orientation, au-delà des productions d'arts martiaux, que le cinéma chinois prend ces dernières années, avec un succès artistique qui me remplit d'un respectueux étonnement. Il se libéralise, et craint moins de relater les problèmes sociétaires d'un pays en mutation... Même si cette expression reste supervisée par l'état. Le progrès n’en reste pas moins flagrant, tant de la part des auteurs, que des autorités. Un cinéphile sinophile ne peut que s'en réjouir. Cette sixième génération de metteurs en scène est très à l'image des jeunes turcs des Cahiers du Cinéma, qui, dans les années soixante, ont révolutionné l'industrie cinématographique française, sortant des studios pour filmer dans la rue.


En Chine, les films restent peu de temps à l'affiche, et le prix du billet est très élevé, en rapport avec le pouvoir d'achat local. Dans le complexe cinématographique de Suzhou, une place coûte cinq euros. Pour un ouvrier qui gagne cent euros par mois, c'est inaccessible. Par contre, en dix ans, les salles ont atteint un niveau de confort qui rivalise avec celui de l'Occident : elles sont propres, le public n'y parle plus durant la projection, et il est dorénavant interdit d'y fumer. On y croise encore néanmoins des spectateurs qui n'hésitent pas à développer de longues conversations téléphoniques via leur mobile. Notez toutefois la cohérence économique de la démarche : l'interlocuteur a l'impression de voir le film, sans avoir à en payer le dispendieux ticket.

Mais pourquoi, dans un pays où l'Occident fait rêver, où les produits importés sont modes, est-il impossible d'assister à la projection d'une superproduction comme « Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal » ? Le progrès économique chinois est qualifié de miraculeux. Mais les développements sociaux, culturels et légaux, dans un pays historiquement communiste, prennent bien plus de temps. Et, au même titre que l'Internet, le septième art subit une censure, car son message, même si fondamentalement divertissant, est accessible à tous.

Mao a compris l'intérêt propagandiste du cinéma, ainsi que sa liberté, dès son accession au pouvoir. En conséquence, la quasi-totalité des films étrangers, ainsi que les productions antérieures à la révolution se sont vues interdites. Il ne reste de cette période qu'un cinéma partisan d'inspiration soviétique, Union où d'ailleurs, on envoyait les réalisateurs chinois en formation. La Révolution Culturelle n'a fait qu'entériner totalement cette censure. Pour l'anecdote seulement, l'épouse de Mao, Jiang Qing, était comédienne, et avait fait détruire toutes les copies de ses films. Les quelques bobines survivantes sont aussi rares que les scènes manquantes du « Metropolis » de Fritz Lang. Mégalomane du pouvoir, ou subversive inavouable ?

Encore actuellement, la Chine sabre la distribution cinématographique internationale. Et Indiana Jones, tout voyageur invétéré qu'il est, n'est pas le premier à se voir refuser un visa pour la Chine. J'ai bien du mal à trouver les critères de compromission justifiant l'interdiction d'un film comme Indiana Jones... Mais c'est peut-être parce que ce n'est pas là qu'il faut chercher.

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Officiellement, l'administration chinoise se limite à un quota de distribution en salles de vingt films étrangers par an. L'objectif avoué est de promouvoir une production locale qui souffrirait de l'invasion massive de films internationaux. Et j'avais été surpris d'apprendre, il y a deux ans, que « Casino Royale » était le tout premier James Bond à bénéficier d'une exploitation dans les cinémas chinois. J'y mets deux bémols. D'une part, les chinois ne semblent pas férus de films étrangers. D'autre part, suivant régulièrement les sorties en salles à Suzhou, sans être catégorique, j'ai l'impression que bien plus de vingt toiles occidentales ont égayé les écrans depuis le début de l'année. En plus de ce principe de quota, qui semble évoluer vers une internationalisation, la Chine décrète parfois des moratoires sur les sorties de films étrangers. Et de décembre à février dernier, prétextant la protection du cinéma local, l'exploitation de films internationaux a tout bonnement été interdite.

Par ailleurs, la censure morale veille. Ainsi, le sexe est banni, autant que les films d'horreur, pour éviter de pervertir ou de traumatiser les jeunes spectateurs. Il y a deux ans et demie, déjà, l'administration avait censuré la publication de « Death Note » un palpitant manga japonais, interdisant ses adaptations cinématographiques, du fait de leur potentiel terrifiant. Par contre, le texte de loi restait bien nébuleux, et sujet à une interprétation totale. Car quid des « chroniques de Narnia », des productions Pixar, de la saga de « la guerre des étoiles », voire même de « Harry Potter », qui recensent un quota largement dépassé de monstres, fantômes ou extra-terrestres ? Et les autorités ont du repréciser le contexte légal, limitant naïvement la censure à tous les films dont l'objectif est d'effrayer. Ne nous leurrons pas, le MPAA, la censure américaine, malgré des soi-disant grilles d'évaluation précises, impose des restrictions sur des bases tout aussi subjectives.

On assiste aussi à des coupes beaucoup plus chirurgicales. L'an dernier, le troisième épisode des « pirates des Caraïbes » en a fais les frais. Chow Yun Fat, star hongkongaise, a vu sa performance sur les écrans de l'Empire du Milieu réduite de moitié : interprétant un méchant stéréotypé, version marine de Fu Man Chu, les autorités ont estimé qu'il renvoyait une image diabolique des chinois. Cette démarche m'avait fais sourire, car le pays s'enorgueillit de nombreux films d'action efficaces produits à Hong Kong, où souvent, les méchants de service sont des occidentaux machiavéliques.

Très récemment, la sortie de « kung fu panda » a manqué d'être annulée dans le Sichuan, sous prétexte que des patriotes y voyaient une moquerie américaine, la province abritant l'essentiel des pandas, et ayant été victime du séisme qu'on connaît. Les autorités n'ont pas cédé, et le film a été finalement projeté le lendemain à Chengdu, la capitale provinciale. Ca donne froid dans le dos, tout de même, de voir à quel point le nationalisme peut être amalgamé avec n'importe quoi. En tous cas, le film cartonne dorénavant au box office chinois, et je n'ai jamais entendu d’autochtone vilipender le contenu du synopsis, bien au contraire !

Plus inquiétante est la censure dont les oeuvres locales sont victimes. Les médias chinois ont fait l'an dernier des gorges chaudes de « lust, caution », d'Ang Lee, transfuge taïwanais qui a connu d'énormes succès internationaux avec des films comme « tigre et dragon » ou « Brokeback Mountain ». Le film avait tout d'abord été jugé trop explicite sexuellement, subissant les coupes d'un montage très allégé. Tang Wei, l'actrice principale, y interprète une chinoise qui, sous l'occupation japonaise, passe dans le camp adverse. Ce positionnement ne flattant pas l'Histoire chinoise telle qu’elle est enseignée, la comédienne s'est retrouvée interdite de tournage ou de présence, tant sur les plateaux de télévision que dans les festivals internationaux. Et de nombreuses controverses ont éclos, condamnant un film qui ne diabolisait pas la collaboration avec l'ennemi.

Récemment, j'ai découvert « Summer Palace » de Lou Ye, le metteur en scène de « Suzhou River ». Un peu trop nouvelle vague à mon goût, le film m'a artistiquement peu séduit. Le scénario s'y déroule sur fond de revendications des étudiants pékinois durant les évènements de Tian'an'men, même si ce n'est pas le coeur de l'histoire. La censure a été totale, et tant le réalisateur que la productrice sont sous le coup d’une interdiction d'exercer pendant cinq ans.
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Pour conclure sur le métrage introductif, à savoir « Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal », c'est certainement un tout autre paramètre, purement politique, et lié aux prises de position de son metteur en scène, qui l'a effacé des salles obscures. Steven Spielberg, en début d'année, a refusé publiquement son poste de conseiller artistique pour les cérémonies d'ouverture et de clôture des jeux olympiques, du fait du génocide au Darfour, contre lequel le gouvernement de Pékin n'a rien fait, malgré ses accointances avec le Soudan, et la pression qu'il aurait pu en conséquence exercer.

Donc, si on se résume :
« Pirates des Caraïbes » est sorti amputé de dix minutes par la censure.
« Lust, caution » a subi les coupes de la même censure.
« Death note » est interdit en Chine.
« Summer Palace » est interdit en Chine.
« Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal » est interdit en Chine.

Et bien malgré tout, tous ces films, partiellement censurés ou totalement interdits par les autorités chinoises, je les ai vu, dans leur intégralité, et sans aucune difficulté.

2°/ Fortune et gloire :

Je n'ai pas eu à me procurer de copies refourguées anonymement sous le manteau par un dealer dissident embastillable. Non. J'ai fais comme tout le monde : placide, je me suis rendu dans un des nombreux magasins de DVD pirates qui a pignon sur rue, en bas de chez moi, ou dans n'importe quelle artère du centre ville, et y ai acheté le plus naturellement du monde les toiles précitées, comme j'aurais acheté une douzaine d'oeufs. Car même si le piratage de CD ou de DVD est rigoureusement prohibé, son commerce est toléré. En Chine, il y a la loi, mais il y a surtout les pratiques. J'avais pouffé à mon arrivée, découvrant que, bordant les plus grandes avenues de Suzhou, de nombreux magasins idoines s'alignaient à l'enfilade, à la vue de tous, avec le piratage de films ou d'albums comme fond de commerce, annonçant leur forfaiture par le caviardage grand format d'affiches de cinéma sur leurs devantures. Et les policiers en uniforme passaient, et passent encore devant, sans sourciller, comme si il s'agissait du plus régulier des points de vente.

Au risque d'être taxé d'apologiste de la piraterie culturelle, je dois bien l'admettre, pour qui est cinéphile, ces échoppes regorgeant de pellicule sur galettes sont de véritables cavernes d'Ali Baba. Ce sont en général des locaux humblement repeints à la chaux, éclairés de néons froids, et qui alignent des bacs de DVD, eux-mêmes en chemises cartonnées recouvertes de pochettes plastiques. Du fait de la simplicité de ces établissements, et de l’atmosphère de chantier qui règne dans les rues contiguës, je dois souvent me laver les mains en rentrant chez moi : farfouiller ces bacs vieillots laisse toujours d'anthracite traces de poussière sur les doigts. Mais quel bonheur : chacun compte des milliers de films ! Comparativement, quand je repasse en France, et que je vais faire un tour à la FNAC ou à Virgin, je trouve les rayons de vos supermarchés culturels infiniment plus pauvres. L’humble magasin de mon quartier, tenu par un chinois sans âge et édenté, est mieux approvisionné.

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Pour l'anecdote, j'avais ressenti un bonheur encore plus intense durant l'été deux mille quatre. Cet été là, Suzhou, du fait de ses nombreux jardins inscrits au patrimoine de l'humanité, avait accueilli la conférence internationale de l'UNESCO sur l'héritage mondial. A cette occasion, la ville avait fais richement peau neuve. Les abris bus, reconstruits dans un style purement local, furent bâtis de pierres blanches et de toits en pisée. Les plus grands boulevards se parsemèrent d'un éclairage au design tout aussi traditionnel. Là où le bitume subissait les écueils du temps, il fut aplani. Un nouveau parc des expositions, en bord de canal, rejoint un pont neuf à l'architecture classique en dos d'âne, mais aux proportions colossales. Et les nombreuses Santanas turquoise qui servaient de taxi se sont vues suppléées de luxueuses berlines dorées. L'ambiance estivale et caniculaire aidant, j'en profitais pour me promener au guidon de mon scooter électrique, évitant sagement les bouchons dus aux cordons de police et inhérents au passage en voiture de luxe des huiles internationales se rendant à la conférence. Bien évidemment, le cinéma m'irriguant, ces balades étaient toujours ponctuées d'arrêts dans les magasins de DVD. La police étant passée par là, tous ces points de vente étaient purement et simplement fermés : systématiquement, je butais à un rideau métallique baissé. Après les premiers jours de la conférence, ces commerces ont rouvert, écrémés de tous les produits pirates : il ne s'agissait plus que de garages vides, où sur toute la surface des étalages ne subsistaient que quelques maigres CD non contrefaits. Tous les DVD pirates, pourtant légion, avaient disparu. Car quand on accueille des sommités internationales de l’art pluriculturel, afficher la contrefaçon massive d’œuvres génère un embarrassant paradoxe. Dans une de ces antres, j'étais allé voir le gérant, lui demandant dans mon mandarin approximatif si il vendait encore des films. De peur qu'on nous entende, il a sobrement regardé autour de lui, s'est levé, m'a fait signe de ne pas faire de bruit, et a ouvert la porte du fond, m'indiquant l'escalier qui menait à l'étage. Sans trop comprendre, j'ai gravi les marches pour arriver dans une pièce où tous les cartons de DVD étaient entassés sauvagement ou répandus sur le sol. Je venais de découvrir un trésor caché, comme un tombeau oublié : anarchiquement dispersés, il y avait là des milliers de DVD, depuis le carrelage poussiéreux jusqu'au plafond brodé de toiles d'araignée. Cet après-midi là, malgré la température dépassant les trente-cinq degrés sous les combles, je suis resté deux heures à ouvrir les cartons et à détailler les films, espérant découvrir un métrage inespéré. Finalement, avec quelques DVD sous le bras, je suis discrètement redescendu, et ai tendu rapidement le fruit de mes fouilles au gérant qui, pour soixante-dix centimes d'euros pièce, a glissé les galettes dans un sac plastique. Et je suis rentré chez moi pour attaquer le visionnage.

On assiste parfois à ce type de fermeture, pour le principe seulement, les magasins ouvrant à nouveau quelques jours plus tard, sans être inquiétés. Les autorités chinoises instrumentalisent des opérations coups de poing, affichant faussement une volonté d'endiguer un business très juteux, les studios hollywoodiens chiffrant le manque à gagner à plus de deux milliards de dollars. Parfois, la condamnation de quelques contrefacteurs fait les gros titres : peines de prison ou amendes sont sentenciées. Mais dans la rue, rien ne change : tout le monde continue d'acheter les galettes. A mon arrivée, j'achetais parfois le China Daily, quotidien national en langue anglaise. Je me souviens y avoir lu un article, sur une page entière, qui relatait fièrement la destruction, par la police nankinoise, de dix mille DVD pirates. Un cliché accompagnait l'article, montrant les disques étalés sur la chaussée, et un rouleau compresseur les écrasant. Le contenu m'avait atterré : dix mille DVD, c'est peut-être le stock de trois magasins, alors que Nanjing doit en recenser des dizaines, pour ne pas dire des centaines. Et l'article de féliciter l'administration d'un démantèlement d'une telle ampleur. Qui peut être dupe ?

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Le prix de ces DVD varie entre cinquante et soixante-dix centimes d'euros, voire un euro vingt pour les pressages de haute qualité. On y trouve aussi de nombreuses séries télévisées, récentes ou non, vendues dans des grosses boites cartonnées, certes peu luxueuses comparativement aux authentiques éditions occidentales, mais par contre abordables : en France, je n'aurais jamais pu acquérir les neuf saisons des « X-Files » pour cinquante euros. Proximité nippone oblige, les mangas sont très répandus, particulièrement, pour ce qui est de Suzhou, à Shangyejie, le quartier japonais. Ma nièce Julie, qui est restée un an en Chine, et qui est particulièrement férue des animés du soleil levant, y faisait des tournées régulières, estomaquée du nombre de titres disponibles par rapport à l'Europe. On trouve bien sur des films chinois et asiatiques. Et c'est en Chine que j'ai développé un intérêt pour le cinéma fantastique coréen, dont j'adore l'inventivité, mais dont j'ignorais l'existence en France. Même si on trouve beaucoup de films occidentaux, l'essentiel reste américain. Et pour finir, évidemment, toutes les nouveautés sortent avec une rapidité confondante : il n'est pas rare que j'achète des films en Chine, alors que ceux-ci ne sont pas encore projetés au cinéma en France, même si la qualité n'est pas toujours au rendez-vous. Bref, le piratage ratisse très large.

Au su de l'ampleur du phénomène, sans disposer d'éléments factuels le confirmant, je doute qu'il s'agisse de petites organisations illégales qui gravent la nuit derrière des ordinateurs. Ce ne sont pas des gravages, mais des pressages. Certes les films sont rarement vendus dans des boîtiers plastiques, mais souvent, l'impression de leurs jaquettes en carton est plus luxueuse que celle des éditions originales. De même, l'affiche ou une photo du film est imprimée sur le disque, et il ne s'agit-là nullement d'une étiquette rapportée. A évaluer le nombre de titres, et les quantités commercialisées au su de tous, il doit y avoir là une véritable industrie, avec ses chaînes de production, ses machines, ses ouvriers, et sa logistique. Et la difficulté, en Chine, pour quelqu'un qui le souhaiterait, serait de trouver des films authentiques !

Pour citer un exemple autre que le cinéma, mais lié à la propriété intellectuelle, je me souviens de Cai Li, quelques jours après notre rencontre, téléchargeant benoîtement des logiciels qui, en Occident, s'achètent à grand prix. Quand je lui ai mentionné, elle m'a répondu violement : « Mais enfin Christophe, c'est faux : les logiciels sont gratuits ! Tout le monde sait ça ! ». D'ailleurs, trois mois après le lancement de Windows Vista en Chine, Microsoft ne s'est pas étonné de n'avoir vendu qu'un peu plus de deux cent licences.
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3°/ J'improviserais, j'ai l'habitude :

Ce paradis pour cinéphile réserve parfois une petite surprise complémentaire à l’achat, procurant généralement une crise de rire carabinée. Il s’agit des mentions sur les jaquettes. Les chinois sont très curieux de nature, éprouvent un besoin mode à tout faire apparaître dans la langue de Shakespeare, avec une maîtrise souvent limitée. Sur le principe, cette volonté d’internationalisation devrait inspirer notre contrée franchouillarde où on renâcle au moindre effort linguistique vis-à-vis de nos voisins en visite. En Chine, les indications sur les autoroutes sont en chinois et anglais, et il en est de même dans la plupart des gares, voire même sur de nombreux menus au restaurant. Et pourtant, le chinois de la rue est très rarement angliciste. L’effort n’en est que d’autant plus louable, et à saluer.

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Les chinois s’accordent à surnommer leur anglais du « Chinglish », néologisme qui traduit à merveille une appropriation souvent hasardeuse de l’idiome de la Perfide Albion, et parfois rigolote. Pour eux, l’important, c’est qu’une mention apparaisse, au mieux en anglais, ou au pire dans l’alphabet latin : cette écriture si différente, facilement assimilable à de l’anglais, fait bien assez exotique, avec ce qu’elle représente de luxe occidental. Et qu’importe qu’elle soit compréhensible. Ainsi, les jaquettes des films pirates recensent parfois quelques perles inoubliables. Il faut signaler néanmoins une évolution très positive depuis cinq ans, car ces erreurs sont de moins en moins présentes… Ou alors, peut-être plus justement, m’y suis-je habitué, les rendant transparentes.

Quelques semaines seulement après mon arrivée, je suis tombé sur « them », un film d’horreur de facture correcte, sans être innovant. Néanmoins, la critique revendiquée sur la jaquette m’avait séduit par son honnêteté. C’est d’autant plus rare pour être noté que nos boîtiers occidentaux affichent des commentaires encenseurs rarement avérés. Et il était inscrit, sans gêne : « de mémoire récente, l’un des films d’horreur les plus ennuyeux ». Ajouter à mon tableau de chasse l’un des plus grands sédatifs cinématographiques jamais produit fut un paramètre suffisant pour en justifier l’acquisition.

Toujours au rang d’une sincérité bien honorable, le descriptif de « X-Men 3 », au dos de la jaquette, excite toutes les envies, sauf celle de le regarder. Je vous fais part directement de la traduction : « Le film est boiteux. Les dialogues manquent. Toutes les phrases devant constituer des bons mots futés tombent à plat. Les seules fois où le spectateur rie, c’est dès lors que quelqu’un reçoit un coup de pied dans les noix. ». Si on oublie la critique peu châtiée qui renvoie le grand écran à un écran de pub, on saluera toutefois le naufrage marketing, dans un espace de communication supposé attiser la férocité cinéphagique d’un spectateur qui dévore la jaquette pour savoir si il va acheter le film.

Parfois, on tombe ainsi sur des critiques qui descendent en flèche des œuvres qu’elles sont censées promouvoir. « Deep rising » est un petit film d’horreur aquatique bien ficelé, dans lequel des monstres marins massacrent allègrement l’équipage d’un bathyscaphe sophistiqué. Et la critique, ironique, de constater « c’est bien dommage que les créatures ne nous débarrassent pas des acteurs plus vite ».
Technologique, « stealth » propose une trame où un avion de chasse doté d’une intelligence artificielle devient paranoïaque, avec les conséquences cataclysmiques que le scénario imagine sur la politique extérieure des Etats-Unis. Au dos de la jaquette, la critique salue bien l’effort, en soulignant que « dans ses pires moments, on a l’impression qu’un robot fou a aussi pris contrôle du film ».

On découvre aussi des commentaires bonhommes. Ainsi, en rouge et en gras, peut-on lire au dos de la jaquette de « Blade 2 », la critique suivante : « Wesley Snipes a l’air content. ». C’est simple, et le commentateur ne se mouille pas. Pourtant, le film n’est qu’une succession de défouraillages et de pétarades à l’artillerie lourde, où l’acteur vide en deux heures plus de chargeurs qu’un régiment d’infanterie en une vie, cumulant les carnages par la dispersion d’hectolitres d’hémoglobine : on imagine avec effroi quel génocide Wesley Snipes aurait commis, si il avait été mécontent.

Enigmatique met de choix, « ghost ship », est une autre toile d’épouvante, dont la scène d’ouverture est abasourdissante, justifiant à elle seule de voir le film, même si le reste s’avère conventionnel. Le scénario regorge néanmoins de fantômes revanchards, d’aventuriers mal rasés, de paires de seins et de gros flingues, se laissant regarder sans bailler. Mais l’accroche publicitaire sur la jaquette continue de m’interroger. Je cite : « des choses sur le ring de box au gymnase local où elle a commencé son entraînement !!! ». Notez par ailleurs les trois points de suspension qui accentuent le bien-fondé et l’importance de la chose : même si vous n’avez rien compris, vous ne pourrez pas dire que vous n’avez pas été prévenu.

Je suis arrivé en Chine avec le strict minimum, partant du principe que j’y démarrais une nouvelle vie. En dehors de ma famille, mon plus grand manque s‘avéra cinématographique. Très rapidement, j’ai chiné pour trouver mes métrages importants. Une des premières cibles fût la trilogie de « la guerre des étoiles », que j’ai eu le bonheur de dégotter dans sa version originale, alors qu’en Europe, seule l’édition spéciale restait disponible. Par contre, au dos de la jaquette était fait mention, discrètement, d’une conséquence de la projection que j’ignorais. Il était précisé « redécouvrez le film éternel qui continue de terrifier des générations entières à l’idée d’aller dans l’eau ». Amoureux de la trilogie, je n’ai aucun doute quant à son éternité. Mes certitudes sont toutefois moindres concernant l’effroi des spectateurs, depuis plus de trente ans que le premier film est sorti, à l’idée de prendre une douche.

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Fruit, peut-être, d’une mitoyenneté politique ou géographique avec l’ancien bloc de l’Est, beaucoup de nouveautés sont souvent des copies de pressages russes. Ainsi, en février dernier, alors que le film était à l’affiche depuis peu en France, j’avais pu me procurer une version abominable, et en langage popov, de « Astérix aux jeux olympiques ».
Le problème de ces versions, c’est que la bande sonore anglaise, ou française dans le cas du petit gaulois survitaminé au Red Bull druidique, donne toujours l’impression d’avoir été enregistrée dans une salle de cinéma avec un dictaphone, alors que la piste russe est exemplaire, pour une qualité d’image optimale. Et j’ai découvert d’ailleurs que les russes, fort d’une voix off de baryton empruntée aux cœurs de l’Armée Rouge, commentent les génériques. C’est très rigolo sur le principe, mais rend la projection rapidement migraineuse.

L’utilisation des logiciels de traduction fait parfois la part belle aux pirates de films japonais ou allemands, qui annoncent des sous-titres anglais. Hélas, ces traductions électroniques n’ont ni queue ni tête, et donnent une atmosphère fellinienne à des toiles qui deviennent incompréhensibles.

La systématisation rapide du piratage reste ébahissante : une semaine après sa sortie dans une salle occidentale, un film est disponible dans les bacs chinois… Mais rarement dans une édition optimale. Le week-end du quinze août, profitant d’une France entière désertant les bureaux, je n’ai pas travaillé, préférant fureter près de bacs. Et j’ai pu y trouver toutes les dernières nouveautés : « the incredible Hulk », « the dark knight », « X-Files 2 », « Wall-E », « Hellboy 2 », « kung fu panda », et le tant attendu « Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal ». Payant les galettes avec une vélocité bien émouvante, je suis rentré chez moi dans une diligence idoine, trépignant à l’idée de visionner tous ces fleurons du box office estival.

La déception a été bien grande, mais je m’y attendais. Toutes ces toiles étaient des copies filmées avec un vieux caméscope des familles dans une salle obscure, les enrichissant des pouffements et quintes de toux des spectateurs, comme un sitcom dont les rires sont enregistrés, mais avec la qualité d’un magnétophone. Et sur la plupart, la pixellisation de l’image fait regretter un codage Canal Plus. Au final, je n’ai pas pu regarder « X-Files 2 », car même si l’image était tolérable, un souffle grave rendait les dialogues inaudibles. Par contre, Gillian Anderson gagne en charme de ses quelques rides. A moins que ce ne soient les pixels. J’ai savouré « Wall-E », que je n’imaginais pas aussi poétique : il faut dire que le film ne comporte quasiment pas de dialogue, facilitant l’absorption de son édition pourave. Vert de rage, j’ai abandonné « the incredible Hulk » après les dix premières minutes : l’image était nébuleuse et le son abominable. Je suis allé jusqu’au bout de « the dark knight », me félicitant, au solde du générique final, d’avoir conservé jalousement un tube d’Efferalgan dans mes tiroirs. Et après plus de deux heures d’une projection coûteuse pour l’hypophyse, même le doux frétillement effervescent du cachet n’atténua pas ma migraine. J’ai terminé sur un autre de mal de crâne, de cristal, en découvrant, frustré, que la galette d’Indiana Jones, eu égard à sa profession d’archéologue, justifiait d’une datation au carbone quatorze.

Décidément, je l’aurais mérité, de voir ce film. On aura compris ma palpitation à l’idée de le découvrir, désir lésé qui a fourni son prétexte à l’introduction du présent article. Mais j’en suis rendu à l’achat de la troisième édition pirate, et toutes sont inacceptables. La dernière, de jaquette pourtant plus luxueuse, avec l’espoir qu’elle présageait, reste la plus irrévérencieuse. Son format télévisuel carré mal coupé, sabrant largement la surface d’un film conçu pour le cinémascope, tronque le générique de la moitié de ses titres. La même moulinette révèle sans rougir des plans où les acteurs, victimes de la censure Jivaros d’un reformatage altier, ont la tête coupée. C’est particulièrement dérangeant lors de scènes de dialogues en groupe, où, les bouches ayant disparu au-delà de l’écran, on ne sait plus qui parle. Alors, j’attends, désespéré d’avoir à me contenter de ces ersatz, enviant les passionnés occidentaux qui se sont délectés de l’original en salle. Au pire, je l’achèterais à Noël, quand je repasserais en France. Après le cadeau qu’a constitué la sortie du film pour mon anniversaire, il en constituera un autre, au pied du sapin. Et en attendant, le sapin, c’est bien tout ce que méritent ces DVD pirates, sous forme d’une boite capitonnée enfouie six pieds sous terre.
  
Cinéastes et films pirates : les aventuriers de l'art perdurent.

De manière générale, je ne boude toutefois pas mon plaisir à découvrir tous ces métrages, avec la facilité que leur commercialisation banale prodigue. Et je me souviens, il y a quelques années, du bon mot d’Arthur, l’un de mes neveux, qui a l’époque devait avoir douze ou treize ans. Quand je lui avais demandé « Alors, quand passes-tu voir ton vieil oncle en Chine ? », il m’avait répondu tout de go « rien que pour les films, je suis prêt à me faire chinois demain ! ». Sans en arriver à envisager l’extrême d’une naturalisation, j’avoue partager ce régal.


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