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Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.

Publié le 02 août 2008 par Kelin

Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.
Depuis les émeutes à Lhassa, je ne cesse de me répéter que je ne peux passer sous silence cette oppression, dans un pays qui, paradoxalement, accueillera bientôt l'évènement sportif le plus universel qui soit, et dont le principe reste la fraternité entre les peuples. Vivant à trois mille kilomètres du Tibet, et ayant croisé, en cinq ans en Chine, moins de dix tibétains, il me paraissait impossible de baser un article sur mon vécu, alors que c'est le principe même du blog. Je ne m'étais par ailleurs jamais vraiment intéressé au Tibet, et ne peut, encore actuellement, prétendre à aucune expertise.


 

Involontairement, Cai Li m'a donné la première substance de l'article, et pour des raisons peu flatteuses : Cai Li est chinoise, et lors de discussions politiques, cela donne lieu à des scènes de ménage au solde desquelles nous restons campés sur nos positions : c'est un dialogue de sourds.


 

Et puis, depuis les émeutes en mars dernier, la situation a considérablement évolué. Nous en connaissons tous, à travers l'actualité, les conséquences sur le relais de la flamme olympique, le boycott de Carrefour en Chine, etc... Et quand on est étranger en Chine, et plus particulièrement français, tout ceci a des répercussions et génère des interrogations au quotidien.

A travers cet article, je souhaite relater ces questionnements, depuis les émeutes tibétaines, jusqu'aux contestations parisiennes, à quelques jours des jeux olympiques. Comment les choses sont-elles ressenties par les chinois ? Quelle est la compréhension occidentale ? Comment les gouvernements et les médias véhiculent-ils ces évènements ? Quelles en sont les conséquences pour les étrangers ? 

La rédaction de cet article n’a aucun objectif politique, même si j'ai mes opinions, qu'elles plaisent ou non. Et en aucun cas, je ne prétends édicter des vérités. Vos commentaires sont les bienvenues : la confrontation courtoise de nos points de vue permettra d'élargir notre champ de compréhension.
 

1°/ Printemps meurtrier :

Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.
Samedi quinze mars, sur un fond de jazz, je me connecte aux sites d'informations en sirotant mon café. J'apprends alors les violences ayant commencé la veille au Tibet. De la détente agréable que constituait ce démarrage de week-end, je suis passé à la tristesse la plus noire. J'ai passé la matinée à surfer, espérant lire les récits d'étrangers sur place. C'était le black-out, et j'ai du me contenter des dépêches rachitiques des agences répétant qu'elles ne savaient rien, mais que ça allait mal.

Cai Li n'était pas avec moi : comme tous les jours, elle s'était levée à six heures pour ouvrir son magasin. Vers midi, je l'ai rejoint pour déjeuner. Sur mon scooter électrique, taraudé par ces violences, je n'arrivais à m'extraire de ce cauchemar se déroulant, certes à trois mille kilomètres, mais dans le pays dans lequel je vis. Le ciel bleu, le soleil radieux, et l'atmosphère printanière de Suzhou m'apparaissaient complètement décalés en regard de la situation au Pays des Neiges, glaçante aux tripes. 

Cai Li m'a accueilli à la porte du point de vente, souriante de voir que les chalands affluaient. Son employée a gardé le magasin, le temps que nous déjeunions. Déambulant sur le trottoir, à l'ombre des frondaisons du printemps retrouvé, je lui ai demandé si elle était au courant de ce qui se déroulait. Elle n'en savait rien, n'ayant pas suivi les infos, et préférait évoquer l'augmentation du chiffre d'affaires de son bouclard, plutôt que de celle du taux d'adrénaline de ceux qu'ici on appelle "les séparatistes".

Le repas a laissé une saveur amère. Par une si jolie journée, elle ne comprenait pas que je fasse référence aux émeutes, alors que je pouvais profiter d'une balade dans un jardin de Suzhou. C'était plus fort que moi : je ne pouvais les chasser de ma tête. Ce jour-là, je ne savais m'en tenir qu'au fait que l'armée chinoise réglait à balles réelles le compte de prétendants à l'indépendance. Cette information s'est révélée moins simpliste quelques jours plus tard. Répéter à Cai Li que les soldats de son pays abattaient des civils sur ordre gouvernemental n'a suscité que soupires : elle ne voulait pas l'évoquer, essentiellement par crainte que nous dérapions vers une violence verbale en public.

Alors que Cai Li retournait à son comptoir, je me ruais sur l'Internet afin d'en comprendre plus sur une situation à laquelle j'étais étranger. Je n'ai eu de cesse, dans les jours suivants, de poursuivre mes investigations. Comme à l'accoutumée, s'informer en Chine relève tant de l'exploit que des tribunaux. Les choses se sont précisées dans la semaine, et j'ai cru comprendre alors que, du fait d'une histoire partagée avec la Chine, les tibétains ne souhaitaient pas foncièrement leur indépendance, mais leur reconnaissance culturelle. Dans tous les cas, les évènements, à Lhassa comme dans les provinces voisines, dévoilent clairement la politique du gouvernement en la matière. Et le plus incroyable, vu depuis l’Occident, c'est que la population chinoise cautionne ses actions.


Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.

2°/ Tibète or not Tibète, dat iz ze kouèchtieune :

Il existe une cinquantaine d'ethnies en Chine. Les Hans constituent neuf dixième de la population, et les ethnies les moins nombreuses recensent quelques milliers d'individus. Toutes son fédérées par la territorialité, et la langue, le mandarin. Même si le mandarin est l'idiome officiel, il existe quantité de dialectes, très communément usités pour communiquer. Et en campagne, il n'est pas rare de croiser des gens qui ne parlent pas mandarin. La proximité de certains dialectes avec le mandarin permet de les comprendre. Et l'écriture, pour la plupart, est la même. Malgré tout, il existe une mosaïque de langages et de cultures.


Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.

D'après ma maigre compréhension de la situation, et malgré le simplisme des informations relayées, la plupart des tibétains ne souhaitent pas leur indépendance, mais vivre en accord avec leur culture. La religion reste le fondement d'une existence tibétaine, où l'enrichissement est banni. Pour un Han, la réussite est une nécessité sociale. Dans ces appropriations culturelles diagonales, l'affrontement est inévitable. Les chinois croient en l'argent, et poussent naturellement les tibétains à s'enrichir, alors que ceux-ci, par essence, rejettent le profit. Et la religion étant accessoire pour les Hans, ils étouffent toute velléité spirituelle tibétaine, détruisant les temples, et emprisonnant les moines. Pour se justifier, les chinois brandissent l'expansion au Tibet, expliquant ainsi que leur démarche est faite pour le bien des tibétains, même si c'est malgré leur volonté.


 

Les émeutiers du quatorze mars s'en sont pris à d’anodins tartempions chinois, les lynchant, en protestation de l'étouffement de leur besoin d'expression religieuse, et suite à l'arrestation massive de moines. Ces chinois n'étaient que des lampistes : il s'agissait certainement de gens très bien, qui n'avaient rien fais aux tibétains, et qui ont eu le malheur de se trouver là au mauvais moment. Mais comme souvent en Chine, le calme a été retrouvé au prix du sang.

En Chine, on peut revendiquer son appartenance, dès lors qu'elle ne rentre pas en confrontation avec le tronc commun. L'harmonie est un principe fondamental de la culture chinoise, qu'on ignore en Occident, et qui pourtant explique beaucoup de choses, même si ça n'est jamais le seul paramètre. Les chinois croient en l'harmonie, en un consensus social qui se doit d'être un modus vivendi suivi par l'intégralité de la population. Dès lors, dans l'esprit chinois, la vérité et la liberté n'ont plus d'importance : l'essentiel est de suivre une ligne directrice commune pour atteindre un bien être collégial. Et toute la population y adhère. Le gouvernement chinois, dans une certaine mesure, ne fait que répondre à cet impératif culturel. Et ici, on retrouve ce principe tout le temps :

Parfois, quand Cai Li regarde les informations télévisées, je lui fais quelques remarques, et l'invite à accéder aux médias occidentaux, pour qu'elle se forge son propre avis. Elle-même me rétorquera qu'elle risquerait de développer une analyse propre, et que cette idée la met mal à l'aise. Très directement, elle m'avoue qu'elle est beaucoup plus rassurée de penser la même chose que tout le monde, et que cela va dans le sens d'une harmonisation collective, concept social bien plus essentiel dans un quotidien chinois que la recherche de la vérité, ou que le droit à l'information ou à l'expression. A l'écouter, ces velléités individualistes sont des lubies occidentales, et il n'y a rien d'étonnant à ce que notre économie soit sur le déclin, car nous pensons avant tout à nous mêmes, sans aucun esprit d'équipe national.

De même, le cheminement des individus en Chine se doit d'être le même : au sortir de ses études, on trouve un travail, on rencontre quelqu'un, on l'épouse, on achète un appartement, et on fait un enfant. Dans cette existence jalonnée, se marier après trente ans est un manquement à la norme collective, qui peut amener à être montré du doigt. Et j'en ai connu des chinois qui, leur environnement estimant qu'ils avaient l'âge, décidaient de se marier à une date future précise... Alors qu'ils n'avaient encore rencontré personne : rentrer dans le moule de l'harmonie sociale est tant un besoin qu'un aboutissement. En Chine, c'est la correspondance au consensus social qui génère la reconnaissance et l'accession au bien-être. Alors qu'en Occident, l'individualité prime. Bref, en Chine, il est essentiel, pour être heureux, de ne pas faire de vague, et suivre la norme. Et tous les chinois s'y accordent. Toute personne ayant d'autres désirs, qu'ils soient légitimes ou non, est de facto marginalisée. On ne peut pas les juger : la vérité n’est pas universelle, mais culturelle.


Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.

Dans ce contexte, les Hans représentant 90% de la population, leurs valeurs prévalent. Connaissant l'importance, à l'échelle de la population, que revêt l'harmonie collective, celle-ci s'est immédiatement rangée derrière son gouvernement, appuyant fermement la purge tibétaine, dont les "séparatistes" souhaitaient briser cet équilibre consensuel, auquel pourtant tout le monde adhère, et pour lequel tous se battent au quotidien pour atteindre l'objectif suprême : l'harmonie totale. A mon sens, qui n'a pas connaissance de cette exception culturelle chinoise peut difficilement analyser la situation dans sa globalité, au risque de diaboliser irréversiblement une population, la reléguant automatiquement aux heures les plus noires du fascisme.


 


D'ailleurs, les réactions chinoises ne se sont pas faites attendre : toutes soutenaient la politique du gouvernement en la matière. Ne lisant que bien piètrement le mandarin, Cai Li a relayé beaucoup de découvertes sur les forums nationaux, où les internautes chinois faisaient montre d'une violence verbale telle à l'égard des émeutiers, qu'ils donnaient l'impression de vouloir prendre les armes. Et certains commentaires donnaient froid dans le dos, leurs rédacteurs détaillant la façon dont il fallait tuer les contestataires, évoquant par écrit des tortures abominables.

Appréhender cette nécessité essentielle qu'ont les chinois d'habiter le meilleur des mondes, avec des valeurs idoines pour tous, aide à comprendre leur comportement. Pour autant, quand on est occidental, qu'on croit en la liberté individuelle et à l'expression totale, s'approprier cette démarche est, dans mon cas, impossible et douloureux. A son paroxysme délirant, c'est espérer un univers de clones, alors que je pars plutôt du principe que ce sont les différences qui créent les richesses humaines.

En s'insurgeant à la veille des jeux olympiques, les protestants ont choisi leur moment : le monde a le regard tourné vers la Chine. La réaction occidentale ne s'est pas faite attendre. Dans un contexte de mondialisation où les courbettes au géant chinois sont incontournables, ces manifestations ne sont pas venues des dirigeants, bien mal à l'aise pour d'évidentes raisons économiques, mais de l'opinion publique.

3°/ Réponse de normand, où la réaction étatique occidentale :

Depuis treize ans que je travaille avec la Chine, je reste étonné du revirement médiatique total dont elle a bénéficié en Occident. Auparavant, l'Empire du Milieu était virulemment dénoncé : c'était la pire des tyrannies, où les exécutions conféraient à l'abattage, et où une population pauvre était opprimée. Ensuite, la Chine est devenue le démon asiatique qui détruisait des pans entiers de l'économie occidentale, au profit du montage d'usines sur son territoire. Et depuis quelques années, la presse avait complètement changé de discours, glorifiant le miracle économique : la Chine était devenue mode. Deci delà, on voyait sporadiquement éclore et disparaître une dépêche dénonçant le non-respect des droits de l'Homme, les trafics divers, ou la contrefaçon. Mais globalement, la presse internationale se félicitait du succès exponentiel chinois. Les émeutes tibétaines et l'approche des jeux ont réveillé de vieux démons.


Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.

  

L'avis de la France me touche particulièrement, et on a assisté à des dérapages superbes et loufoques avant et après ces évènements. Prouvant ma démarche non partisane, j'en citerais deux, politiquement opposés : tout d'abord, Ségolène Royal, qui, dans un grand coup de pub préélectoral, est passée en Chine l'an dernier. S'inclinant comme tous devant le géant éveillé, elle avait osé déclarer que "la justice française ferait bien de s'inspirer de la justice chinoise". Je ne sais pas si c'est de l'ignorance, de la naïveté, ou l'opium, mais si elle avait tenu ces propos il y a dix ans, elle aurait immédiatement été fustigée. Etonnement, ses dires sont passés comme une lettre à la poste dans les médias, qui ont préféré retenir son néologisme démago de "bravitude", qui ne veut rien dire, mais qui fait cool. Tout le monde avait semble-t-il oublié que la justice en Chine est une vue de l'esprit : le pays s'enorgueillit du plus funeste palmarès de condamnations à mort, et les jugements rendus sont expéditifs et arbitraires. Républicaine et pourtant Royal, Ségolène aurait du prendre de l'altitude plutôt que de la bravitude avant de proférer de telles abominations : la théine a du lui monter au crâne.

Le deuxième dérapage est celui de Nicolas Sarkozy, venu en Chine après son élection pour serrer la main à son homologue ocre, et lui faire sortir son portefeuille. En V.R.P. et V.I.P., il a rapporté dans ses bagages des commandes colossales pour les industries européennes, d'un montant de vingt milliards d'euros. Et quand les évènements du Tibet se sont déroulés, le fondement entre deux sièges, il a eu bien du mal à prendre position, par peur de l'influence que cela pourrait avoir sur le chiffre d'affaires communautaire. La condamnation à peine suggérée de l'Europe en est le reflet parfait : ses gouvernants "ont appelé Pékin à la retenue", pendant qu'on tirait à balle réelle sur les citoyens : bâton merdeux. Sarkozy, face aux pressions populaires, après avoir fais la sourde oreille, avec la maestria qui l'a boulonné sur son trône, a déclaré : "si il y a reprise de dialogue avec le Dalaï Lama, j'irais à la cérémonie d'ouverture". De qui se moque-t-on ? Qui, en Occident comme en Chine, peut croire que les autorités chinoises ont fait durer cette situation ? Dans les semaines qui ont suivi, le Tibet a été purgé, avec une violence froide et rapide : à l'ouverture des jeux, elle ne sera plus qu'un souvenir, tout en restant sous surveillance. Et comme dans les médias, on ne parle plus du Tibet, Sarkozy peut se permettre de confirmer qu'il sera dans les tribunes lors de la cérémonie d'ouverture.

Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.
D'une Chine encensée, on est repassé à une Chine diabolisée, sans pouvoir plus la dénoncer d'état à état, au su des enjeux économiques internationaux. Economiquement, on ne peut plus vivre sans, et humainement, il va falloir faire avec.


 

Même si les réactions du peuple occidental, descendant dans la rue, tentant de souffler le feu olympique, sont fondées dès lors qu'une armée tue des civils, se fait-elle pour autant en connaissance de cause ? De ce que j'ai pu voir sur Internet, de nombreux partisans affichaient des banderoles "Tibet libre", dénonçant le manque d'indépendance du Pays des Neiges, alors que, si on pose la question aux intéressés, ceux-ci la revendiquent peu. Ce qu'ils souhaitent simplement, c'est exprimer leur culture et leur religion. Si on doit proclamer l'indépendance d'un territoire sous prétexte que quelques uns souhaitent l'autonomie, les français vont devoir penser à se défaire de la Corse.

Voir la façon dont le passage chaotique de la flamme à Paris a été relayé dans les médias chinois avait de quoi étonner. Sachant que l'information est contrôlée, CCTV, la chaîne d'état, dévoilait quelques manifestants, mais s'est surtout fait fort d'interviewer des français portant un drapeau chinois, et qui répétaient qu'ils fêtaient les jeux, et que le reste ils s'en foutaient : le Tibet, ça regarde le gouvernement.
Pour dénoncer les manifestations, la chaîne a aussi canonisée Jin Jing, escrimeuse chinoise et handicapée, qui portait la flamme, et avait été chahutée par les contestataires. Rapidement, la petite Jin Jing est devenue une héroïne nationale, et l'ambassadeur français en Chine l'a visité, lui proclamant ses excuses et son soutien, histoire de désamorcer une bombe qui, de toutes façons, avait déjà explosé.

Et quand la flamme à été allumée en Grèce, ça a été le black-out : un montage en différé a effacé purement et simplement la tentative de perturbation des gens de Reporters Sans Frontières. Les chinois ne savent pas que c'est arrivé !

Ces manifestations européennes répondent à un besoin historique de défendre la liberté, sans faire le moindre calcul économique. J'approuve cette démarche spontanée, trop triste que je suis de savoir ce qui se déroule au Tibet. Mais d'une part, celles-ci ont eu lieu dans une méconnaissance culturelle du problème. Et d'autre part, elles positionnent délicatement les gouvernants occidentaux, entre leurs concepts démocratiques fondateurs, et la réalité économique mondiale, où la Chine est inévitable : dilemme.


Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.
   

4°/ Vendetta à la chinoise :

Le patriotisme est une valeur fondamentale chez les chinois, alors qu'en Europe, le concept est pour ainsi dire suranné. Il faut dire que la démagogie girouettienne et électoraliste de nos politiques n'incite pas à la ferveur nationale. Et c'est un euphémisme.

On est fier d'être chinois, et on le montre. J'étais à Pékin en mai dernier, et y ai croisé plusieurs locaux qui arboraient un tee shirt indiquant, en anglais que "le Tibet fera toujours partie de la Chine". Il s'agissait de jeunes ayant certainement fait des études, et qui souhaitaient montrer leur soutien et leur foi en des valeurs nationales. Tout ceci est ici normal, puisque les chinois considèrent le Tibet comme partie intégrante du territoire, que l'unité nationale, pour faire de la Chine le plus grand pays du monde, est un impératif, et que l'atteinte de cet objectif passe par la pacification : tout le monde doit aller dans le même sens, et il est logique d'éliminer ceux qui obstruent l'effort collectif.

Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.

La cohésion populaire chinoise n'a jamais autant culminé qu'après le relais accidenté de la torche à Paris. Les forums recensaient autant de commentaires dénonçant la capacité de l'Occident à se mêler de problèmes intérieurs à la Chine, sa manipulation de l'information, ou son désir violent de saper les jeux, évènement dont la Chine entière s'enorgueillit. Pour ce qui est de la manipulation de l'information, même si elle existe en Occident, les chinois n'ont de leçon à donner à personne. C'est à se demander parfois si ils sont dupes... Au même titre que je reste étonné de la duperie française à croire en la véracité de nos médias.


 


Aussi, on a vu fleurir sur MSN, logiciel de messagerie très largement utilisé ici, des petits coeurs avec la mention "I love China" autour des pseudonymes : les chatteurs chinois exprimaient ainsi leur amour pour le pays. N'étant pas spécialement patriote, j'aurais préféré y lire "One world, one dream", le leitmotiv de jeux, qui me parait plus universel, plus fraternel, et moins partisan. Je ne suis pas théoricien du complot, mais j'avoue m'être interrogé : cette mode des petits coeurs, au su de son ampleur, s'agissait-il d'une manipulation, ou d'un acte isolé ayant connu un embrasement national ?

La situation commençait à devenir palpable, et pas uniquement sur la toile. Dans la rue, les voitures arboraient des petits drapeaux chinois aux rétroviseurs. Même si il arrivait de voir cela auparavant, ou bien des autocollants sur les portières présentant le même drapeau, cette mode ne s'était jamais autant répandue qu'après le chaos parisien.

La prochaine étape des patriotes chinois a été de s'attaquer aux intérêts français en Chine. Et ils ont pensé directement à Carrefour, très présent sur le territoire. On a entendu des rumeurs de soutien financier au régime de Darhamsala en provenance du directoire du groupe, avérées ou non. Des manifestations ont eu lieu devant les magasins, et à ma connaissance, la plupart se sont déroulées dans la paix. A Wuhan uniquement, des drapeaux français ont été maculés de croix gammées, identifiant publiquement Jeanne D’Arc comme étant une prostituée. Des messages, par email ou SMS, invitaient les consommateurs à boycotter Carrefour, avec une échéance particulière au premier mai. Le résultat, c'est que faire ses courses était devenu un plaisir : des rayons désertés, et des files d'attente aux caisses inexistantes. Quelques manifestations sporadiques ont eu lieu aussi devant l'ambassade de France à Pékin, mais c'est à peu près tout.

A un niveau plus douloureux, sans que l'information n'ait vraiment été officielle, la France a été effacée des destinations touristiques proposées par les agences de voyage chinoises. L'Elysée a fait la moue, sans plus, et on n'en a plus entendu parler. Sept cent mille touristes chinois étaient tout de même attendus cette année en France.


Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.
 

5°/ L'expat parano :

Dès lors, la plupart des français en Chine s'accordaient à ne pas apprécier la tournure des évènements. Car auparavant, être français était bien vu. Nous avions bénéficié des années croisées France - Chine, et aussi d'une politique commune quant à la non-intervention en Irak. La France restait la contrée du romantisme, de l'art, de la haute couture, et des cosmétiques. Bref, nous étions les meilleurs amis du monde, et tout venait de s'effondrer.

Certains cédèrent à la paranoïa, avec des craintes quant à leur visa, voire à leur sécurité. De manière générale, les médias français ont relaté une réalité complètement différente du quotidien authentique d'un français en Chine. Et il est clair que si on se contentait de croire ce qui y était écrit, on ne sortait plus de chez soi ! Le moindre petit incident, aussi anecdotique fut-il, était monté en épingle de manière délirante : c'est l'évènementiel qui fait vendre, et sans évènement, il n'y a pas d'information.

On a vu par exemple se répandre sur Internet les clichés d'un taxi chinois, à l'arrière duquel était écrit en chinois et en anglais : "interdit aux chiens et aux français". Le Web s'est enflammé, faisant de ce cas isolé une généralité nationale. Personnellement, je n'ai pas plus de difficultés à trouver un taxi depuis les évènements. Et les chauffeurs ne m’ont jamais fais descendre de leur véhicule, lorsque je répondais que j’étais français à leur invariable interrogation sur mon pays d’origine.


Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.

La seule fois où j'ai été confronté à ce boycott à la chinoise remonte à quelques jours seulement. Dans le cadre de mon travail, j'avais envoyé un email à une usine, souhaitant obtenir des informations sur des produits qui intéressaient un client. En retour, j'ai reçu une réponse polie, m'indiquant simplement : "désolé, mais vous êtes français, et pour des raisons que tout le monde connaît, nous nous interdisons de travailler avec des français. Bonne journée". Voilà. Fin de l'histoire. J'ai été un peu surpris, car c'est la première fois que ça m'arrivait. Il serait facile de monter cette histoire au pilori, dès lors qu'on ne sait pas que des usines chinoises, j'en contacte des centaines par semaine.



Malgré tout, il faut l'admettre, même si il ne s'agit que d'un bref échange d'emails, qui ne prête à aucune conséquence, j'en suis ressorti avec un sentiment de malaise. C'est très dur d'avoir choisi de vivre dans un pays, de l'aimer, et pourtant de s'y sentir parfois toléré... Particulièrement dès lors qu'on a aucune responsabilité et prise sur les évènements. Au même titre qu'au quinze mars, c'était dur de continuer à aimer la Chine, de ne pas diaboliser l'intégralité de sa population dans un racisme manichéen, connaissant ce qui avait commencé à se dérouler, dans le sang, la veille, au Tibet.

Même si il n'y a pas eu de panique de la part de la diaspora française en Chine, il y a tout de même, depuis ces évènements, une volonté de déambuler profil bas et de se faire remarquer le moins possible. Ici, la police a tous les pouvoirs, et en cas de problème, si elle décide de vous créer des ennuis, vous n'aurez qu'à vous soumettre.

Dans le même quartier de Hutong à Pékin où je m'étais rendu en mai, il y a un restaurant tibétain, où j'ai d'ailleurs fais des découvertes gastronomiques toutes aussi étonnantes que merveilleuses. Les incidents parisiens remontant à quelques semaines, quand la serveuse tibétaine a appris que j'étais français, j'ai eu droit à un traitement de faveur empli de reconnaissance, alors que je n'y étais pour rien : je n'étais pas en France lors du passage de la torche, et si j'y avais été, je ne serais pas allé manifester. A l'occasion de ce dîner tibéto pékinois, je n'ai rien eu contre : mon appartenance française m'a valu la gratuité de quelques mets, et des sourires exubérants de gratitude de la part d'une serveuse rayonnante : la situation n'a pas généré que des inconvénients !

6°/ One country, one nightmare :

Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.
Ce besoin de se faire tout petit quand on est étranger en Chine est récent. Il a été entériné par une politique d'écrémage du nombre d'expatriés : c'est une première ici. Car en vue des jeux olympiques, les autorités chinoises ont souhaité faire le ménage. Ca aussi, on l'a peu relayé dans les médias occidentaux. Car relater qu'avant les jeux olympiques, les chinois renvoient les étrangers chez eux, c'est faire mauvaise presse. Le prix des visas est devenu exorbitant, et leur obtention bien moins automatique. Depuis quelques mois, on ne peut plus passer la frontière à Hong Kong pour se refaire un visa business de six mois : il faut obligatoirement rentrer dans son pays. Depuis juillet, il n'est plus possible du tout d'obtenir un visa business, où que ce soit en Occident. Il faut savoir que nombreux étaient les étrangers vivant en Chine depuis des années, sans permis de résidence : ils n'avaient qu'à descendre tous les six mois à Hong Kong pour se refaire un visa business qu'on leur accordait automatiquement. Rester ad vitam eternaem sur le territoire chinois n'avait jamais posé le moindre problème.


Certes, les lois concernant l'immigration existaient, mais elles n'étaient jamais appliquées. Elles le sont depuis, et ont été aménagées pour être encore plus drastiques. Certes aussi, depuis trois ans, le nombre d'immigrants occidentaux a explosé. Certes encore une fois, la moyenne d'âge s'est très sensiblement rajeunie, et on a vu débarquer nombre d'européens en échec professionnel dans leur pays, qui n'avaient rien à perdre, venant ici se confronter à l'eldorado potentiel. Et certes pour finir, beaucoup d'étrangers croyaient bénéficier d'une impunité, ne vivant plus chez eux, leurs valeurs et leurs règles ne s'appliquant plus dans ce nouvel environnement.

Et depuis quelques mois, toutes les semaines, on serre définitivement la main d'expatriés qui n'ont plus d'autre choix que de rentrer dans leur pays. Systématiquement, la raison de leur retour est la même : un visa qui ne peut être reconduit. Alors c'est eux qui le sont, mais à la frontière. Les bars et restaurants fréquentés par les étrangers se désertifient, et quand on demande des nouvelles d'untel, s'étonnant de ne pas l'avoir croisé depuis un bail, on apprend qu'il a du quitter le territoire.

Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.

Même obtenir un visa touristique durant la période des jeux renvoie à Kafka. Et il a bien été spécifié par les autorités que disposer d'un billet pour ces jeux n'impliquait pas l'obtention d'un visa... Alors qu'au préalable, celle-ci était plus qu'aisée. La Chine justifie aussi tout cela par peur du terrorisme. Il ne faut pas comprendre par "terrorisme" l'arrivée massive de barbus explosifs, mais plutôt celle d'Amnesty International... Même si le terrorisme existe en Chine, ce n’est certainement pas la plus grande crainte de l’état. Il ne faut pas de perturbation. Il faut l'harmonie. Bienvenue au Village.


 

On a assisté aussi à une intervention policière musclée dans le quartier des expatriés à Pékin, il y a peut-être deux mois maintenant. Sur le fond, celle-ci était complètement justifiée, car il était de notoriété publique qu'un trafic de drogue y sévissait, à proximité du lycée français, dirigé par des étrangers. Sur la forme par contre, elle reste condamnable, car les arrestations ont été violentes, et les français arrêtés, même si ils n'avaient rien à voir avec le trafic en question, ont été victimes d'humiliation au commissariat. Ce genre d'interpellations d'étrangers n'étaient jamais arrivée, et il ne faut pas se leurrer : c'est arrivé à San Li Tun, quartier réputé où siègent les ambassades ; le reality show de l'évènement a été diffusé sur les chaînes de télé, comme orchestré ; et il est clair que cela fait partie d'une politique d'intimidation, pour mettre en garde les étrangers.

Au rang des rumeurs, un de mes amis m'a rapporté qu'une de ses connaissances rentrait récemment d'un voyage à Pékin, et ce qu'il y avait vu l'avait estomaqué : présence policière et militaire totale, armement lourd disposé aux endroits stratégiques de la ville, et, paraîtrait-il, des hôtels qui accusent une baisse de fréquentation, durant la période des jeux, de l'ordre de 40%. Que ces rumeurs soient véridiques ou non n'a pas grande importance. Ce qui est important, c'est que si elles ne sont pas authentiques, elles donnent une idée précise de l'angoisse ambiante.

La crainte comme la sécurité s'incrémentent, et même si le Tibet a apporté une justification à la politique sécuritaire chinoise, tout ceci était prévu de longue date dans le cadre de l'organisation des jeux. Et ce qu'on se limite à relater dans les médias occidentaux, ce sont les règles d'accueil aux étrangers : ne pas cracher dans la rue, etc... Car c'est folklorique, et montre les efforts, réels, mis en place.

Les jeux olympiques sont un évènement international célébrant l'amitié entre les peuples et les cultures... Mais les chinois ont envie de les fêter entre eux !


Boule de neige, sourde oreille et langue de bois.
 

7°/ Pour ou contre les jeux ?

Au préalable des émeutes de Lhassa, j'étais un fervent défenseur des jeux olympiques à Pékin. Le pays s'est enlisé dans une pauvreté inconcevable, et les chinois s'en sortent à force d'un travail acharné, tout aussi inconcevable depuis l'Occident. Ces jeux, c'était une reconnaissance de leurs efforts colossaux, afin de les stimuler pour l'avenir, et de les rapprocher du reste du monde, auquel ils ne se sont ouverts que récemment. Pour moi, ces jeux, ils ne les avaient pas volés.

Quelques mois plus tard, mon sentiment est beaucoup plus réservé.

J'en ai marre de me taire, vit dans un environnement essentiellement chinois, où il est impossible d'en parler. Je ne vois aucun de mes compatriotes bloggueurs monter au front, préférant évoquer des sujets ne prêtant pas à conséquence. Vivre à l'étranger, ce n'est pas uniquement profiter de l'exotisme. C'est aussi appréhender une situation politique, sociale, économique, historique, culturelle. On ne peut pas y prendre uniquement ce qu'on aime, et rejeter le reste : c'est un lot, un tout, avec lequel on se doit de vivre au quotidien, ou rentrer. J'ai fais le choix de rester, mais pas celui de la fermer.

Et vous, qu'est-ce que vous en pensez ?
NdA : Je n'ai pas pu joindre de photos du Pays des Neiges, n'ayant jusqu'ici jamais eu la chance de m'y rendre. J'en ai profité pour saupoudrer l'article de clichés pris durant les intempéries extrêmes que nous avons connu ici cet hiver. Les chinois n'avaient pas vécu une telle rudesse depuis un demi-siècle, et certains d'entre eux, particulièrement superstitieux, y ont vu le démarrage d'un enchainement malchanceux, dont le dernier évènement en date est le terrible séisme du Sichuan. Les plus forcenés vont jusqu'à y voir une issue fatale pour les jeux olympiques.


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