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Enseigner les jeux vidéo #2

Publié le 04 février 2009 par Eric Viennot

Kitchen_frenzy Voici la suite de l'interview de Stéphane Natkin directeur de l'ENJMIN, l'Ecole nationale du jeu vidéo d'Angoulême. Après une première partie consacrée aux programmes et à l'organisation de la formation, cette seconde partie aborde des questions de fond sur le game design et la production. L'ENJMIN est en effet un formidable laboratoire permettant d'observer de près comment se créent les jeux vidéo.

Selon toi, à quoi tient la réussite d’un projet ?
Il y a deux facteurs essentiels de succès, qui sont, je pense, les mêmes que ceux que l’on observe dans les studios : la possibilité de délimiter un projet ciblé et cohérent et la dynamique de l’équipe.
Le premier aspect est lié à la capacité des élèves à s’abstraire de leurs propres centres d’intérêt. Par exemple les game designers doivent savoir hiérarchiser les « features ». Il faut qu’un graphiste comprenne qu’un jeu vidéo ce n’est pas nécessairement de la 3D temps réel ou que le principal problème d’un sound designer n’est pas la musique, …
Le second aspect est surtout lié au chef de projet. Un jeu ressemble beaucoup à son chef de projet, parfois plus qu’au game designer. Un bon chef de projet peut arriver à tirer une équipe médiocre vers le haut et un mauvais chef de projet peut casser une équipe excellente. Ceci pose un vrai problème pédagogique : en effet, on pénalise ou on favorise nécessairement tous les membres d’une équipe en fonction des capacités de leur chef de projet. Dans l’industrie, lorsque ce phénomène se passe et qu’il n’est pas détecté trop tard, on change le portage. Moi je ne peux pas faire cela, les ressources et le temps sont trop limités.  Dans les premières années de l’ENJMIN, c’était des professionnels qui étaient tuteurs et chefs de projets. Le résultat était que les projets « ressemblaient » aux tuteurs. Il faut donc que les élèves assurent cette charge si l’on veut avoir des projets originaux et surtout si l’on veut que les élèves apprennent par l’expérience ce qu’est la gestion d’un projet. Mais c’est très difficile. Bien que le recrutement des élèves en section chef de projet fasse l’objet d’une analyse des expériences en matière de gestion de groupe (on privilégiera un candidat ayant dirigé un club de foot à celui qui n’a aucune expérience collective), bien qu’ils aient des cours sur la gestion des équipes et des conflits, bien qu’ils soient suivis pendant tout le projet par un spécialiste du « management » humain, ces jeunes chefs de projets vivent souvent douloureusement leur première expérience à ce poste. Il est arrivé que certains élèves, à la fin de cette expérience, s’orientent vers un autre métier. Je n’ai pas encore trouvé la solution parfaite, mais je sais que, même dans un projet « raté », les élèves ont appris l’essentiel de ce que l’on peut transmettre dans un cadre scolaire sur le travail en équipe.

En dehors de ces constatations y-a-t-il des choses étonnantes que tu as pu observer pendant le processus de création d’un jeu vidéo ?
Le processus de création d’un jeu est en soi quelque chose d’étonnant. Ce qui fait un jeu c’est l’image du joueur qui existe dans la tête du game designer : comment va-t-il réagir, est ce que je sais le motiver, ne se sent-il pas trop contraint, va-t-il arriver à terminer le niveau ?.... Problèmes que ne se pose ni un cinéaste, ni un musicien, ni un plasticien, peut être, parfois, un architecte.

Par contre les jeux sont, souvent,  trop convenus. Les quatre projets les plus en rupture que nous ayons eu sont (dans l’ordre chronologique) Addiction, un mod de HL2 ou vous jouez un paranoïaque dont le seul objectif est de trouver de la drogue avant de mourir, Fear Window un jeu de sniper presque linéaire dont l’interactivité essentielle a pour seul but de vous donner un immense sentiment de culpabilité, Territoire ou vous jouez un chien qui doit survivre dans un monde en décrépitude sans que vous ayez un quelconque moyen de le sauver et Terre Adélie ou vous jouez, sans image et dans le noir, un paralysé qui doit sortir d’une base polaire en utilisant seulement son écoute. Ce n’est pas très gai. Il reste à faire le Dictateur et To Be or not to Be du jeu vidéo...
Les créateurs de jeu vidéo en général, et mes étudiants en particulier, sont trop sages. Ils savent faire dans la pseudo violence et dans le gore, mais ils ne connaissent pas encore les vraies ruptures. Il y a peu de jeux politiques, peu de jeux qui remettent en cause les codes esthétiques du JV, peu de jeux  vraiment provocateurs. C’est une preuve de « jeunesse » du medium, c’est aussi l’image  d’un retour à l’ordre moral. Cette année j’ai proposé à mes étudiants un pitch de jeu de stratégie qui consiste à gérer une politique d’immigration. Cela s’appelle Brice Out of Fire. Personne n’en a voulu !  J’attends le Bob Dylan, le David Lynch, le Marcel Duchamp ou le Jean Luc Godard du jeu vidéo.

Tu es passionné par l’art contemporain. Selon toi que représentent aujourd’hui les jeux vidéo dans la culture contemporaine ?
Si la question est : le jeu vidéo est il un objet culturel ? La réponse est évidemment oui. C’est même devenu, depuis peu, une vérité institutionnelle avec le Fond d’Aide au Jeu Vidéo du CNC et le Crédit impôt production. De façon plus générale, je suis certain que les codes du jeu vidéo vont servir de bases à tous les médias de demain : savoir manipuler un joueur ça peut servir à guérir des psychopathes, détecter les compétences cachées ou manipuler le bon peuple. Il s’agit donc, par essence d’un objet culturel au même titre que la télévision ou le cinéma.

Si la question est :  le JV donne t-il naissance a une nouvelle forme artistique ?  la réponse est plus complexe. J’ai écrit un article* qui fait un parallèle avec, d’une part, la télévision, qui n’a (jusqu’à l’apparition des séries) pas donné naissance à une forme d’art reconnue et le cinéma qui s’est imposé comme le septième art. Il y a déjà de nombreux plasticiens, comme Kolkoz,  qui utilisent l’univers et la technologie des jeux vidéo. Il s’agit d’un positionnement de l’art plastique comparable à la première période de Nam Jun Paik vis-à-vis de la vidéo. Il s’agit d’installation d’art plastique qui porte sur le médium qu’est le jeu vidéo. Mais, pour moi, l’originalité du jeu vidéo est dans l’esthétique de la relation entre l’auteur et le joueur. Un grand jeu crée une sensation profonde et souvent factice de responsabilité du joueur : perdre ou gagner, créer ou détruire, coopérer ou s’affronter deviennent des expériences inoubliables dont le joueur est le responsable et le concepteur est l’auteur. Il y a des jeux qui répondent extraordinairement à ce critère esthétique. Le jour ou cette dimension sera reconnue disséquée et discutée, le jeu vidéo sera, socialement, un art.

Pour terminer, les questions rituelles : as tu le temps de jouer ? à quel genre de jeux joues-tu ? quels jeux t’ont le plus impressionné ?
Oui je joue, mais pas assez. On ne peut pas enseigner (même la programmation) des jeux sans jouer  et jouer est un plaisir. Quelques jeux que j’ai joué jusqu’au bout et qui m’ont marqué : Black and White, pour les mécanismes incroyablement nouveaux sur la responsabilité du joueur, GTA 3, pour le mélange entre la narration cinématographique et la sensation d’évolution libre et l’amoralité du propos, Final Fantasy X (c’est le premier FF auquel j’ai joué) pour le mélange entre la narration, les mécanismes RP complexes (le sphèrier) qui arrivent à t’abstraire d’un déroulement assez ennuyeux, September 12 de Gonzalo Frasca, un jeu politique aussi simple que génial, REZ pour la subtilité de l’interaction immédiate, In Memoriam parce que le jeu peut rentrer n’importe ou et n’importe quand dans ma vie et que l’on peut faire un jeu superbe sans un poil de 3D, Shadow of the Colossus parce que ca montre que l’on peut construire une expérience interactive unique en se basant sur des mécanismes narratifs, Elektroplankton parce que j’aime la DS et les musiciens,  les Lapins crétins parce que c’est incroyablement jouissif de lancer des vaches en famille, Phoenix Wright parce que, qu’est que c’est chiant mais je finirai le niveau et j’aurai la peau de l’avocat général ! Je termine par ma Wii Fit qui est la première machine qui me fait des réflexions amicales et désagréables quand je ne viens pas la voir quotidiennement, autre chose comme relation homme/machine que Vista.

Il y a de nombreux jeux que je n’ai pas joué vraiment (assez) mais qui me semblent essentiels, Dans le désordre : les Sims, Lineage et WOW, les Mario et les Zelda, Dance Dance RevolutionGuitar Hero, HL2, Counter Strike… et j’en oublie plein. Enfin il y a des jeux auquel je ne joue pas, parce que ça ne m’intéresse pas (comme les jeux de sports) ou je ne suis vraiment pas doué (les jeux d’actions basés sur l’adresse). C’est facile à comprendre : j’ai essayé de faire du tennis (du vrai par sur la WII) : je fais des mouvements parfaits mais jamais quand la balle passe.

* Les jeux de demain : télévision ou cinéma interactif ? In: Le game design de jeux vidéo Approches de l'expression vidéoludique, L'Harmattan, 2005

Illustration : Kitchen frenzy, projet de jeu réalisé à l'Enjminn.


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