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Capriccio, dernier opéra de Richard Strauss

Publié le 10 février 2009 par Porky

« Conversation en musique » : tel pourrait être le sous-titre du dernier opéra de Richard Strauss, sans doute un des opéras, avec Ariane à Naxos du même Strauss, le plus littéraire de tout l’art lyrique. Car d’intrigue, dans Capriccio, point (ou si peu) ; mais une question qui parcourt toute l’œuvre : qu’est-ce qui est le plus important dans un opéra : les mots ou la musique ? Après une discussion serrée, les personnages, et notamment la Comtesse Madeleine, « héroïne » de l’opéra, ne pourront pas choisir entre les deux termes de l’alternative. D’ailleurs, tout choix est impossible ; et puis, ce serait tellement trivial de choisir…

Stopera par nielsvk

Crédit photo : Niels Van Kampenhout/Flickr

C’est en pleine guerre, en 1942, que fut créé à Munich Capriccio, réflexion esthétique sur les relations entre le mot, la musique et le théâtre dont l’action se situe au 18ème siècle, dans un château français de la région parisienne.

La toute première idée de l’opéra remonte à 1934 et doit être attribuée à Stefan Zweig, déjà auteur du livret de La Femme silencieuse. Alors que l’écrivain juif autrichien partageait déjà son temps entre Londres et Salzbourg, la correspondance entre Strauss et lui montre que Zweig, bien que prêt à soumettre des sujets au compositeur, était conscient des difficultés que rencontrerait leur collaboration eu égard aux autodafés de ses livres, brûlés à Berlin le 10 mai 1933, et à « l’affaire » qui avait éclaté lors de la création de La Femme silencieuse, œuvre par ailleurs interdite par le régime hitlérien. Il fait mention, dans une de ses lettres, de son désir de lire les textes que l’Abbate Casti écrivit pour Pergolèse, sous-entendant qu’il pourrait peut-être tirer un livret de ces lectures. Mais Zweig s’étant finalement désisté, Strauss se résolut à prendre un autre librettiste, Joseph Gregor, ami de Zweig ; mais cette collaboration ne déboucha sur rien de concret, car Gregor, avoua Strauss dans une lettre à Clemens Krauss (chef d’orchestre réputé) datée de 1935 n’était « ni tout à fait de son niveau, ni tout à fait son type ».

En fait, pendant cette année 1934-1935, l’ouvrage de Casti qui avait retenu l’attention de Zweig, Prima la musica et poi la parole, fut déclaré par ce dernier non utilisable pour un livret d’opéra et Gregor, en mars 1939, confirma cet avis. Entre temps, ce dernier avait soumis à Strauss un certain nombre de livrets qui tous avaient été repoussés. Strauss ne connaissait rien de l’œuvre de Casti, à part son titre. Tout était donc à inventer si le compositeur optait finalement pour ce projet. En 1939, les discussions entre Gregor et Strauss à ce sujet reprirent et Gregor envoya un canevas au compositeur qui l’accueillit assez favorablement mais décréta qu’il devait subir des modifications. Ebauches de dialogues, multiples autres canevas se succédèrent pendant l’automne 1939, période pendant laquelle apparut dans cette collaboration celui qui devait donner sa forme définitive au livret : Clemens Krauss. Ce dernier évinça sans scrupules Gregor, persuada Strauss d’écrire lui-même le livret, l’aida à le peaufiner, le remanier ; il en écrivit également une grande partie, remaniée à son tour par Strauss. On le voit, le livret définitif de Capriccio fut le fruit d’un long travail de mûrissement, de corrections multiples et de nombreuses versions.

Quels sont les personnages mis en scène dans cet opéra ? Un comte et une comtesse, à la fois acteurs et mécènes éclairés, un musicien, un poète, un directeur de théâtre et une actrice. Tout ce petit monde discute très sérieusement de problèmes dramatiques et esthétiques et de cette conversation va naître un opéra. Cette idée renvoie au Prologue de Ariane à Naxos, mais le propos était alors différent. Dans cette œuvre, le Compositeur doit affronter les problèmes matériels inhérents au théâtre, la mauvaise humeur de la Prima Dona et la désinvolture du mécène. Le sujet de Capriccio est différent puisqu’il ne s’intéresse pas aux contingences purement matérielles liées à la représentation. De plus, le Comte, vers la fin de l’ouvrage, propose au poète et au musicien de s’unir pour traiter dans un opéra des débats et conflits qui viennent de les opposer ; Capriccio n’est, au final, que la représentation de cet opéra : parfaite mise en abyme.

Le grand risque auquel s’exposait Strauss en traitant un tel sujet, c’est de ne créer que des abstractions comme personnages, porte-parole d’idées et de thèses et non pas des êtres humains ayant une vie intérieure. Aussi a-t-il fait de Flamand et d’Olivier des soupirants de la Comtesse Madeleine, et des rivaux. Quant à la Comtesse, elle est manifestement attirée par les deux jeune gens auxquels elle trouve des charmes certes différents mais aussi attractifs les uns que les autres. Il introduit donc dans l’œuvre l’amour et donc le lyrisme, ce qui enlève à l’opéra sa dimension purement intellectuelle. Cependant, ces personnages n’existent que par leurs conceptions esthétiques, leur activité créatrice, leur amour. On ne sait rien d’eux, de leur passé. Ils n’en sont pas moins attachants.

Les problèmes de l’art lyrique sont donc abordés les uns après les autres : le mot et le son, les rapports entre texte et musique, la notion de « spectacle » (danse, mise en scène, utilisation des « machines »), le rôle des imprésarios, du directeur de théâtre, les goûts et attente du public. Tout s’enchaîne avec beaucoup de souplesse et de naturel mais le problème central de l’œuvre se résume à une question : d’abord le texte ou d’abord la musique ? Les deux librettistes se sont bien gardés, au cours du dialogue, de donner la primeur à l’un ou à l’autre et l’on se sépare sans avoir trouvé de réponse à cette interrogation. L’œuvre ne tranche pas, au spectateur de le faire, s’il le peut, s’il le veut. A la fin de l’opéra, la Comtesse Madeleine doit choisir entre Olivier et Flamand, entre le texte et la musique ; après un long monologue, ayant pris conseil de son miroir, elle parvient à la conclusion que tout choix serait, comme on l’a dit plus haut, par trop trivial. Elle quitte donc la scène en nous laissant sur notre faim. Mais ce n’est qu’apparence : puisque l’un ne saurait primer sur l’autre, il faut les prendre ensemble. Comme le dit Jean-Michel Brèque, « ses goûts sont décidément polygames »…

ARGUMENT : Capriccio ne comporte qu’un seul acte, divisé en scènes. Décor : un château de la région parisienne ; époque : le 18ème siècle. On s’apprête à fêter l’anniversaire de la Comtesse Madeleine, jeune veuve qui vit avec son frère, le Comte. Pour cette occasion, Flamand a composé une petite pièce musicale qu’il écoute avec Olivier, auteur dramatique. Le directeur de théâtre, La Roche, s’est endormi d’ennui dans son fauteuil. Olivier et Flamand discutent entre eux et la Roche se réveille lorsque les deux jeunes gens se plaignent du fait que le sort des compositeurs soit entre les mains de tels hommes. La Roche croit au « spectacle » (décors somptueux, notes difficiles, danseurs, etc.) et considère l’opéra italien comme son idéal. D’après lui, même les créateurs intellectuels les plus exigeants ont leur faible : la preuve, Olivier lui-même n’est pas resté insensible au charme de la Clairon, célèbre actrice admirée du Comte et qui doit arriver sous peu au château afin de jouer dans la pièce d’Olivier.

Le Comte penche nettement pour la poésie (son faible pour Clairon en est peut-être à l’origine) tandis que la Comtesse Madeleine, elle,semble donner la préséance à la musique, mais sans que ce soit aux dépens des paroles. Le Comte a bien remarqué le penchant de sa sœur pour les deux artistes mais se demande lequel elle choisira.

La Roche annonce que tout est prêt pour la répétition du spectacle d’anniversaire. Les discussions cessent avec l’entrée de Clairon. L’actrice et le Comte lisent leur scène dans laquelle ce dernier déclame un sonnet (traduction d’un sonnet de Ronsard). On le félicite de sa prestation (malgré quelques ratés) et la Roche entraîne Clairon et le Comte vers le théâtre où doit avoir lieu la représentation, laissant Olivier et Flamand seuls avec la Comtesse Madeleine.

Olivier critique la lecture du sonnet par le Comte et le lit lui-même à la Comtesse. Flamand improvise un moment au clavecin puis quitte la pièce avec le manuscrit d’Olivier. Celui-ci déclare sa flamme à la Comtesse avec délicatesse. Retour de Flamand qui chante le sonnet qu’il vient juste de mettre en musique. Les deux artistes se querellent pour savoir qui est l’auteur de l’œuvre, mais la Comtesse met un terme à la discussion en déclarant que désormais, ce sonnet lui appartient. La Roche vient chercher Olivier pour la répétition et c’est au tour de Flamand de déclarer son amour à la Comtesse. Il presse Madeleine de choisir entre Olivier et lui et elle promet une réponse pour le lendemain à onze heures.

Le bruit de la répétition s’amplifie (le souffleur s’est endormi). La comtesse commande des rafraîchissements. Le Comte et elle bavardent un instant sur leurs affaires de cœur ; elle lui conseille de prendre garde à son penchant pour Clairon et avoue, pour sa part, ne pas savoir choisir entre le musicien et le poète. Elle commence à se demander si un opéra ne sera pas finalement le résultat de l’intérêt que tous deux lui portent.

(L’opéra se joue généralement sans entracte ; mais ici, à Glyndebourne notamment, une interruption de la représentation est parfois prévue.)

La roche fait venir un danseur ; pendant ce temps, Olivier fait en vain des avances à Clairon. A la fin, petite discussion entre le Comte et Flamand au sujet de la danse qui débouche sur la conversation centrale : d’abord les paroles, ou d’abord la musique ? Le Comte, Clairon et Olivier sont contre l’opéra alors que La Roche adore le bel canto et en profite pour introduire deux chanteurs italiens qui interprètent un duo dans le style italien.

Alors que le Comte propose à Clairon de la raccompagner à Paris, La Roche annonce quelle sera la forme définitive du spectacle proposé pour fêter l’anniversaire de la Comtesse : une première partie consacrée à une allégorie : « La naissance de Pallas Athénée » ce qui provoque critiques et contestations de la part de tout le monde. (Première partie du grand octuor.) La Comtesse essaie d’arranger les choses en demandant à la Roche le contenu de la seconde partie : Elle sera, dit La Roche, héroïque et dramatique : « La chute de Carthage ». A peine a-t-il commencé à décrire ce que sera cette partie qu’Olivier et Flamand l’attaquent (Seconde partie de l’octuor.) La Roche défend son programme : les vers d’Olivier sont parfaits quand Clairon les dit ; la musique de Flamand est parfaite pour le salon mais pour le théâtre, il faut quelque chose de plus grand. Son avis est net : il est le serviteur de l’Art du Théâtre. Le drame doit montrer l’être humain sous toutes ses facettes et aborder toutes les situations et toutes les époques. Il achève son discours en se proclamant l’ami de la comédie, l’ange gardien des artistes et le patron de l’art sérieux.

On acclame sa déclaration ; la comtesse demande à Olivier et Flamand de collaborer et son frère réalise, atterré, qu’elle vient de commander un opéra. Tous discutent du sujet. Finalement, on adopte l’idée du comte : le sujet de l’opéra sera les événements de ce jour comme tous les ont vécus. Tous sortent.

Le salon est envahi par les domestiques qui commentent les péripéties du jour (pastiche de la longue conversation précédente). M. Taupe, le souffleur, se réveille et se demande comment il va renter chez lui puisque tout le monde est parti. Le Majordome se propose de l’aider, parce que sans le souffleur, le théâtre ne fonctionnerait pas du tout.

Dans le salon éclairé par la lune, la comtesse Madeleine entre, seule. Le majordome lui transmet un message : son frère est parti raccompagner Clairon et ne dînera pas à la maison ; Olivier viendra lui demander demain à onze heures comment l’opéra doit se terminer. La Comtesse réalise que c’est exactement l’heure à laquelle elle a rendez-vous dans la bibliothèque avec Flamand ! Tout est en place pour la grande, la magnifique scène finale, sublime monologue de la Comtesse Madeleine dans laquelle Strauss montre nettement sa position quant à la question centrale de l’œuvre, parole ou musique ? Peu à peu, la Comtesse comprend que les deux hommes sont indissociablement liés de par leur collaboration à l’opéra. Elle chante quelques vers du sonnet, se contemple dans le miroir, apostrophe son reflet, et réalise qu’elle est incapable de faire le choix qui apporterait une fin à l’opéra. D’ailleurs, « en est-il une qui ne soit pas triviale ? » se demande-t-elle.

Le majordome entre et lui annonce que le dîner est servi. Elle sort, après un dernier regard au miroir.

Photos des différentes productions de Capriccio : album photos n° 10

VIDEO : Youtube n’offre pas un grand choix de vidéos concernant Capriccio et c’est bien dommage. Passons sur la prestation de Renée Fleming qui chante faux (je crois honnêtement que le rôle de la Comtesse Madeleine est un peu grand pour elle), sur celle d’Anna Tomowa-Sintov qui, elle, a une voix magnifique, mais se déplace sur la scène à l’instar d’une bobonne en pantoufles. Il reste Kiri Te Kanawa, vocalement superbe, dans de très beaux décors, mais hélas, cette vidéo est tronquée puisqu’il manque les cinq dernières minutes de l’opéra. Tant pis. C’est quand même magnifique. Voici donc un extrait du monologue final de la comtesse Madeleine.


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LES COMMENTAIRES (2)

Par Gloub
posté le 15 janvier à 12:01
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Juste pour vous signaler que Casti avait 12 ans à la mort de Pergolèse. C'est pour Paisiello et Salieri qu'il a écrit des livrets. Amicalement.

Par DavidLeMarrec
posté le 12 septembre à 22:35
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Merci pour ce dossier très bien fait (et très bien référencé sur la Toile) !

Juste une précision mineure : on lit souvent qu'il s'agit une "Conversation en musique", comme vous l'écrivez en début d'article, comme si c'était une appréciation personnelle, et c'est non pas par fantaisie des commentateurs, mais parce qu'il s'agit de la traduction (pas fameuse à mon avis) du sous-titre allemand : « Ein Konversationsstück für Musik ». Ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Je dirais plutôt : « Une pièce de conversation, pour musique ». Parce que l'esprit est celui du jeu de mots, comme si l'on écrivait : : « Sonate pour badinage et musique » ou bien « Concerto de papotages avec musique solo...

Pour le commentaire plus précis de cette affaire, on peut se reporter ici : http://operacritiques.free.fr/css/index.php?2009/09/09/1352 .

Bonne soirée !

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