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« Dador », hiéroglyphes cubains

Par Fric Frac Club
Prévenons tout de suite le lecteur : les poèmes de José Lezama Lima sont, à une première lecture, totalement incompréhensibles. Même si l’histoire de la poésie, toujours plus mouvementée à mesure que les années s’accélèrent, nous a habitués, depuis le mariage à la morgue du parapluie et de la machine à coudre jusqu’à la page, aux excentricités les plus provocantes, on ne peut s’empêcher, face à la poésie de Lezama Lima, pourtant constituée de phrases en apparence tout à fait normales, de manifester la plus extrême perplexité, et en même temps d’éprouver très souvent, sans qu’on puisse immédiatement dégager une idée ou même un mot sous notre sensation confuse, une fascination émerveillée, superbe, parfois comique, qui fait tout le prix de cette première lecture. Les textes poétiques, en vers ou en prose, réunis en France dans le volume intitulé Dador (littéralement, « celui qui donne », autrement dit le porteur de l’offrande), relèvent à l’évidence de l’hermétisme le plus extraordinairement contrôlé. Mais encore faut-il ne pas écrire le mot hermétisme sans en avoir pesé la signification bien précise dans l’œuvre de Lezama Lima.
Dans l’extrême intrication des mots, l’illisibilité provisoire, ou encore la sensation d’un grand brassage obscur des références, le Joyce de Finnegans Wake, et bien sûr Mallarmé, se trouvent aussitôt convoqués, mais ce n’est que pour nous faire comprendre, par un effet réactif, en quoi leur hermétisme diffère de celui de Lezama sur de nombreux points. L’hermétisme mallarméen est bien sûr le modèle le plus proche, et on sait toute l’admiration que le poète cubain portait au français (dont il reprend à sa propre manière le modèle du sonnet dans la série « Les Heures réglées ») , mais malgré tout il faut bien voir que l’usage qu’ils font de l’hermétisme n’est pas le même. Pour Mallarmé, il est surtout une barrière destinée à prévenir l’entrée du profane dans le sanctuaire de la poésie : le projet du Livre n’était pas dépourvu de pensées religieuses, et cette complication raffinée à l’extrême de la syntaxe qui abonde chez Mallarmé vient surtout toucher l’idée de « l’art pour l’art », d’une surélaboration qui marqu la distance entre le monde matériel et le monde poétique. Finnegans Wake, tout aussi ample dans ses références et fabuleusement déroutant que Dador, pose encore un autre problème. Grandi dans l’obsession du livre-somme nocturne, le livre ultime de Joyce s’offre comme une grand rêve cosmico-comique dont la trame doit être retrouvée dans l’imbrication d’une nouvelle tour de Babel, et s’offre en miroir à la connaissance de son lecteur, qui ne pourra y reconnaître que ce qu’il sait déjà, condamné à s’épuiser dans le décryptage du reste.
L’hermétisme de Lezama Lima ne se rattache à aucun de ces deux-là, car il possède sa propre raison autonome, que ce soit dans le récit, l’essai ou le poème. La langue et la syntaxe lezamiennes sont un idiome atemporel destiné à transcrire les mouvements du monde de manière cryptique : on pourrait parler de hiéroglyphes cubains, et la prédilection bien connue du poète pour l’Egypte pharaonique nous pousse encore plus vers cette comparaison. Le concept central de la poésie de Lezama, l’image, est ce symbole qui enferme en lui-même l’essence cosmologique, qui nous apparaît d’abord dans sa surprenante collision de mots, et que par la suite il nous appartient de délivrer, non pas comme un savoir lointain qu’on nous retire afin de nous soutirer davantage d’efforts intellectuels, mais comme une connaissance alchimique de l’homme et de la nature. La clé de cette poésie se trouve, ni dans l’écartement de rideaux hautains, ni dans la déconstruction ou reconstruction d’assemblages artificiels , mais dans la pure fréquentation régulière de la propre œuvre de Lezama Lima, avec laquelle on apprend très lentement, très progressivement, à respirer et à s’émouvoir.
Bien sûr, cet hermétisme n’échappe cependant pas toujours à une espèce de comique involontaire : un vers comme « la pétarade gonfle la niaiserie semant du nain pornographique » a de quoi dérider le lecteur. Qu’est-ce qu’un nain pornographique ? Peut-on le semer comme des graines ou des pétales ? La niaiserie peut-elle se gonfler comme un ballon ? On voit bien que, malgré tout, l’image la plus détonnante a de quoi susciter l’intérêt et une espèce d’interrogation anxieuse qui ne nous lâche plus : vers quelle idée nous mène une telle phrase ?
Au fil de la lecture, on peut penser à la poésie surréaliste française (qui, étrangement, gagne à être transfigurée dans dans la langue hispanique : André Breton sonne de manière fabuleusement sensuelle en espagnol), mais Lezama possède un vocabulaire bien plus diversiforme, et dépasse largement les thèmes un peu retranchés sur eux-mêmes du domaine surréaliste. En une seule occasion, Lezama s’autorise des mots agglutinés à la Joyce (« lettraces », « userira », « pascalendémique » : il faudrait pouvoir comparer avec l’original espagnol), mais le lecteur sentira aussitôt que ces malaxages sont étrangers à l’univers de Lezama, qui n’a pas besoin de briser le signifiant et préfère les rencontres sonores dues à des associations plus libres, moins déterminées. Il arrive tout de même que le voile se fasse plus transparent, et que le flux des mots laisse resplendir avec un peu plus de facilité les merveilles qu’il s’acharne tant à dissimuler : c’est le cas dans le long poème intitulé « Pour arriver à la Montego Bay », qui s’autoriserait presque des élans lyriques, et aussi de quelques autres passages isolés, comme cette strophe qui, dans « Les dés de minuit », nous offre l’image presque caballistique d’un homme blessé et d’une grotte :
Appartenir à la tribu du Gato Montès
implique, parfois, le désir de rester en arrière,
suivant la double ligne suivie par les sauterelles.
La pluie s’acharne redouble et produit les variations
sur la ligne conduisant à la grotte.
Blessé à une jambe il suivait la trace
des scinques brévilingues, des autres hommes inguambes.
Les sauterelles le suivent regardant l’humidité
de cuivre errant dans la grotte de sa bouche.
Blessé, ses pas reviennent sur le cercle.
S’il ne peut aller très loin pourquoi ne pénètre-t-il pas
dans la carverne ? S’il n’a qu’à tracer ses limites,
ses préférences ne peuvent-elles choisir les feuilles de la grotte ?
A chaque pluie de nouveau le poursuivent les sauterelles,
qui croissent et montent sur sa hauteur et sur son flanc,
vide et le lézard fait tintinnabuler sa bourse biseautée
savourant la salive de qui suit la ligne jusqu’à la grotte.
Fatigué pourtant, il ne cesse de sourire,
il suit les lignes doubles où montent et croissent les sauterelles,
et les feuilles, qu’il ne peut déjà plus toucher, de cette grotte.
L’homme peut sembler ici aussi abstrait que le mystérieux protagoniste sans nom et sans origine d’une nouvelle de Borges, Les ruines circulaires ; mais chez Lezama Lima, l’Homme, qui semble devoir exclure la part féminine de l’humanité, est avant tout un corps composé d’images, qu’il s’agit de célébrer dans une homosexualité pleinement assumée à côté d’une conviction chrétienne qui crée alors un puissant paradoxe. L’homme de Lezama est semblable à ces figures masculines dans les manuscrits enluminés médiévaux, où le corps nu et étendu est couvert de symboles zodiacaux ou bibliques se rapportant chacun à un membre précis : c’est un corps qui n’existe que par l’image, car celle-ci est la seule assez puissante pour en faire durer toute la présence. Le phallus est alors constamment rapporté au lingam, l’artefact hindou pérénisant l’érection dans la pierre ; il peut être « phallus pyrophore », sexe porteur de feu, ou bien métamorphosé, comme en un détournement ovidien, en animal, et il est alors question de « l’anus démesuré par où rampe le dauphin », vers qu’il n’est pas difficile de réduire à une expression plus crue.
Lezama, comme tous les poètes, a son univers, ici composé de feuilles et de grottes, et son bestiaire particulier, peuplé d’écureuils, de saumons et d’escargots, qui ne cessent d’un poème à l’autre d’échanger leurs rôles et leurs significations. Il fait un usage pour le moins singulier des formules géométriques, considérées comme des formules poétiques révélant autant sur l’univers que la métaphore ; quant au mythe, qui de Paradiso à Introduction aux vases orphiques sous-tend toute l’œuvre de Lezama Lima, il est bien entendu partout présent, et même confronté sans aucune difficulté au monde présent : « L’affiche publicitaire pour une marque de cigarettes est une preuve / non moins irréfutable que l’initial enterrement minoen. » Pour le poète qui ne quitta presque jamais son île de Cuba, tous les mythes de la planète se recoupent et s’interpénètrent, sans limite de temps ni d’espace. Orphée dialogue avec l’Egypte éternelle figée dans la diorite ; la symbolique chrétienne, les mystères d’Eleusis, les prophéties de Delphes et les rituels du Livre des Morts égyptien ne forment qu’un seul et même chant. Et c’est alors l’image poétique qui constitue le point de fuite de tous ces éléments disparates et formidables.
« Lire c’est posséder le livre de la vie », proclame l’un des vers de Dador, tandis que plus loin, en un étrange clin d’œil rétrospectif à Thomas Pynchon, « L’image, derrière ce spath d’Islande, touchée / se fait surabondante (…) » : la poésie de Lezama Lima est biréfringente, voire multiréfringente, l’unité fixe du passé est brisée en éclats de couleur et de rythme innombrables, frappants, difficiles, en autant de poèmes, « gloriettes » ou épopées. Avis à l’aventurier courageux des jungles inexplorées : poésie exigeante pour lecteurs exigeants.

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