Magazine

Digital Traveller, le court voyage d'un industriel du littéraire

Publié le 03 février 2009 par Maximgar

Digital Traveller, le court voyage d'un industriel du littéraire


Pourquoi l'Inde ? C'est étrange quand même d'en être à l'heure du départ, à six mètres à peine du tarmac pour se poser la question. Mais ça tient un peu à toi, à ton caractère, tu es plus du genre à aimer les questions qui demandent comment. Tu n'as jamais apprécié les questions qui commencent par pourquoi en un seul mot. Ni celles qui commencent par pour quoi en deux mots. Dans les premières tu as l'impression d'avoir un but. Dans les secondes un intérêt. Et toi, il n'y a pas à dire, c'est surtout à ton errance qu'on te reconnaît dans les colonnes des pertes et profits, voire des pertes et fracas.
Et puis, tu restes l'adepte des phrases qui retranchent au bégaiement : « celles qui commencent par comment », rien que de la dire celle-là, rien que de la penser, tu aimes sa lourdeur, son indécision, sa fausse recherche d'une rythmique qui ferait com... com... com... et d'un phrasé contrebasse en an... an... an...
Et puis, comment répondre à ces questions qui commencent par pourquoi, quand la réponse semble être une évidence. Même après-coup, même avec ce petit goût de coïncidence.
Et puis...
(Notes entre l'arrivée et le départ : Je n'ai pas d'itinéraire précis. Je me contenterai de savoir que je suis venu. Trois âmes suffiraient largement. Trois intermittences d'imagination. [...] Ce ne serait que pour moi, je ferais marche arrière. Alors, ce serait que ce ne serait pas que pour moi. Etonnant. [...] L'abandon d'un je pluriel, pour un nous tout court, un eux fondu de moi dedans. Je me lasse de cette sensation du revenir. [...] 1880 peut-être un peu plus tôt. [...] J'observe la course noire des chaloupes, et je reconnais des gestes, les dessalages, l'embrun, la bise.)

L'appartement du boulevard Cafarelli était devenu étouffant d'un jour au lendemain. Dehors, malgré la pluie, il faisait meilleur, et le café maison n'était pas meilleur que les cafés en terrasse les pieds dans les flaques et les joues sous les éclats de ronds de parapluie en sueur. Et c'était tellement évident, pas juste un hasard, pas que cette impression du moment, qu'une question s'imposait : comment allais-tu rentrer ? si tu t'étais demandé pourquoi ou pour quoi, c'est que tu avais déjà perdu tes clefs... il te restait encore le temps d'errer, le temps de faire un double, un triple, un tour du monde en quatrième vitesse.
Dans les faits, c'était une idée de Freddy que de déconcentrer les activités en Inde. Tu aurais eu un local, quelque chose d'autre que ton appartement rue Cafarelli, qu'on aurait dit délocaliser et pas déconcentrer.
Là, on mérite une virgule. Une relativité, ou du moins, de relativiser. Car on parle de quoi là ? de fabriques de babouches, d'usines à T-shirt, de décarcassage des grands bateaux ont-ils des jambes ? Même pas. On parle juste d'écritures, et même pas des meilleures. Des rendus stylés en amateur, même pas sur du papier : du même pas froissable. Et parce que qui ne se froisse pas n'est plus vivant, nous pourrions tous repasser par la case départ des publications sur LCD.
L'idée de Freddy était assez simple.
« Ça nous arrive à tous de fermer les usines, de vouloir souffler un peu, mais là, je te parle de délocalisation sauvage ! Sauvage parce que c'est là où les sauvages travaillent à notre place, avant d'apprendre à lire, parfois. Mais nous, il nous en faudrait d'autres. Un deux, ou trois Indiens qui écrivent à ta place, jour et nuit, selon un cahier des charges bien précis... »
Alors ? comment allais-tu rentrer ?
Alors tu notes, c'est tout.

Notes tirées du Cahier du Capitaine d'Industrie Littéraire : grandes lignes et indsolences. [tu as écrit à la main, est-ce indolence, est-ce insolence, est-ce l'Inde ou le trop de soleil aux pluies lourdes qui viennent et repartent comme des sinusoïdales piégées entre le Cancer et le Capricorne ? les frontières de tes souvenirs, n'est-ce pas ? N'est-ce pas qu'il n'y a rien plus au Sud qu'autour des équateurs ?]
« ... J'ai avalé à Mumbaï les parfums qui m'avaient manqué. Et alors ? les carnavals se succèdent, leurs cadences sont une saison, ils ne jouent que le temps d'une, pour être en sourdine le temps de trois, quand ce n'est pas plus. Ces parfums sont une vie, et elle m'avait manqué, mais jusque là, j'avais vécu. Il me manque mille autres parfums, devrais-je courir le monde ? comment et peut-être que oui.
« ... Sûr. Sholay fait partie de mes dix films préférés. Je suis incapable de dire quels sont mes dix films préférés, mais Sholay fait partie des douze ou treize qui doivent en faire partie.
« ... Tu es là qui te tient droite ? quel âge as-tu maintenant ? je maîtrise deux ou trois phrases de marâthî, tu sais. Et peut-être quatre fois plus d'hindi. De quoi m'en sortir jusqu'à la prochaine ambassade, en restant poli. Mais toi... tu es comme toutes les poussières du monde, et différente. Les propriétés sont les mêmes, mais c'est juste l'artifice de la science, la fumisterie des mathématiques appliquée.
« ... Je garderai sans aucun doute le troisième que j'ai rencontré ce matin. Ses lunettes lui donnent un air sérieux - quoique non, à peine - et puis il s'appelle Kushal, et ça, ailleurs où j'ai tant traîné aux parfums qui me manquent, c'est drôle. Je ne lui dirai pas.
« ... Et donc ça, c'était pas épicé ?
« ... Chandernagor, Pondichéry, les premiers comptoirs étaient tenus par des poètes à l'aube de l'Inde Française.
« ... Comment l'Inde ? du bout de mes doigts, évidemment. »
« ... Ce sera comme ça, trois rédacteurs : Kushal, Eshita et Vikram. Ça me paraît suffisant, et je leurs parais suffisant. Nous sommes faits pour nous entendre, et eux, surtout, pour écouter. Je dis ça, je dis rien, je me donne un genre, une allure. Bientôt ils me rachèteront, et au bout de l'action, je coulerai l'ensemble.
« ... Comment l'Inde ? du bout de mes doigts. Je n'ajouterai pas évidemment, parce que raconter des évidences ça consiste en quoi, si ce n'est à perdre du temps.

[...]

 

Punkara dans ton IPod, tu tiens plus de Londres que de Delhi. D'initié itinérant sur des routes mal empruntées, tu deviendras un industriel des voyages vissé à même ta chaise. Ta seule révolution sera de t'étourdir en vrille sur son axe. Combien de temps es-tu resté finalement ? Juste assez. C'est devenu ta marque de fabrique, la concordance de dernière minute pour catéchisme. Juste assez pour ouvrir les bras, et les refermer sur ton objet de désir, trois prête-noms virtuels et immatériels. Après tout, ça ne faisait que cent trente ans que tu n'étais pas revenu.

Pour ne rien voir des paysages, pour échapper aux bruits, à ses langues étrangères dont les mots lèchent les bruits, pour ne pas photographier plus que de raison, ou parce que ça te fatigue de ne plus voir qu'après, en déballant les pellicules octets, tu as écrit tout le long dans des calepins. Rien ne t'empêchera de continuer ainsi. Aveugle voyant à la cartomancie du terme, acteur passif de la débandade du tout autour.

Tu notes des dialogues à la terre, à son goût poussiéreux, à son amertume cendrée. Tu décris toutes les conversations que tu n'as pas, et dans la buée des vitres, à cette fugacité, ce vite passé, tu dessines les promenades que personne ne te verra jamais faire.

Cent trente ans, ce ne peut pas être qu'un hasard au détour d'une conversation qui répond à cette question des origines : pourquoi l'Inde ? Ce hasard c'est un prétexte, et cette délocalisation factice une déclaration d'amour sauvage.

Aux écrits.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Maximgar 1 partage Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog