Magazine

Jeu de société ... Adaptation et détournement

Publié le 06 mars 2009 par Snakeyese
Voici un écrit de Haydée Silva Professeur de langue, littérature et civilisation françaises, Titulaire d’un DESS en Sciences du jeu, a soutenu en 1999 une thèse de doctorat consacrée à la notion de jeu en littérature, à l’Université de Paris III.
Je me permet de mettre en gras des passages qui me semble très important et même nécéssaire dans certains cas.



Les jeux de société peuvent devenir, à n’en pas douter, de précieux auxiliaires pédagogiques lors de l’enseignement d’une langue étrangère. En effet, qui dit jeu de société dit aussi jeu de sociabilité et jeu de socialisation et, au bout du compte, situation authentique et stimulante d’échange et de communication entre les participants. Or, pas plus que le reste des outils dont dispose l’enseignant, les jeux ne représentent nullement un outil capable de garantir l’obtention des bienfaits escomptés. Loin de toute diabolisation, mais aussi de toute idéalisation, il faut convenir que l’exploitation réussie des jeux de société passe par une bonne connaissance d’ensemble des jeux existants, ainsi que des procédures utiles pour les adapter à la classe, voire pour les
détourner de leur caractère ludique initial à des fins purement pédagogiques. Je reviendrai plus tard sur cette distinction entre adaptation et détournement. Puisque, de toute évidence, il est impossible d’épuiser dans le cadre de cette communication la diversité des pistes de réflexion ouvertes par le croisement entre jeux de société et enseignement des langues, je vais me contenter ici d’un parcours en quatre étapes : Je commencerai par rappeler brièvement les avantages et les inconvénients des jeux de société, pour proposer ensuite une tentative globale de typologie des jeux les plus intéressants agrémentée d’exemples concrets. Puis j’évoquerai ceux qui me semblent être les préliminaires indispensables à l’introduction d’un jeu de société dans un contexte scolaire. Je présenterai enfin une série de suggestions d’adaptations et détournements facilement réalisables et déjà testés en
classe.
Au préalable, il convient néanmoins de préciser ce qu’il faut entendre ici par « jeu de société ». Au sens strict, tout jeu peut être appelé « jeu de société », tant il est vrai que chaque jeu reflète le ou les contextes socioculturels qui lui ont donné origine et dans lesquels il est pratiqué. Dans un souci d’efficacité, je suis tentée d’adopter la définition proposée par Jean-Marie Lhôte, selon laquelle « les jeux dits de société supposent au moins deux joueurs, des règles réciproques, très souvent l’usage d’instruments, l’organisation de parties comportant un début et une fin, des sanctions par pertes et gains, un caractère reproductible »
Pourtant, si cette définition présente l’avantage d’exclure les sports, les fêtes, les spectacles et les liturgies, elle reste encore floue et surtout trop large pour notre propos. Tout en retenant les critères proposés par Jean-Marie Lhôte, je restreindrai donc la définition de manière quelque peu arbitraire, mais qui correspond à un usage relativement courant de nos jours. Je consacrerai donc ma présentation aux jeux de société en boîte, c’est-à-dire aux jeux de société contemporains issus d’un circuit industriel, offrant un support et des instruments de jeu spécifiques et destinés au grand public. Les jeux de société ainsi conçus ont en commun plusieurs
inconvénients mais aussi de nombreux avantages. Évoquons-les brièvement.
1. Avantages et inconvénients des jeux de société
Les jeux en boîte, nés d’un projet industriel et commercial ayant pour cible le grand public, ne renvoient pas à une intention pédagogique claire ; on pourrait presque s’en féliciter, tant les hybrides ouvertement pédagogiques sont parfois décevants. Ce manque de spécificité pédagogique ne représente pas un véritable handicap. D’une part, le jeu en boîte est destiné à de « vrais joueurs » : il véhicule donc des représentations culturelles fortes qui peuvent étayer l’apprentissage. Souvent perçu par les élèves comme une ouverture vers l’univers « hors classe », ce type de matériel favorise aussi une attitude ludique. D’autre part, les supports et instruments, mis au point par des concepteurs professionnels soumis aux exigences du marché, présentent la plupart du temps un aspect matériel plus réussi que celui des jeux pédagogiques, tout en répondant assez souvent à des exigences de robustesse.
Sans connotation pédagogique explicite, les jeux de société risquent cependant d’être mal perçus aussi bien par les supérieurs hiérarchiques que par les collègues, les parents d’élèves, voire les élèves eux-mêmes. Pour ne pas être interprétée comme une dérobade professionnelle, leur utilisation exige donc une bonne maîtrise de l’outil et une disposition à assumer et défendre ce choix.
Même lorsque la bienveillance de l’entourage est acquise, de nombreux enseignants hésitent face à un matériel souvent trop volumineux (ce qui implique des problèmes de transport et de rangement) mais surtout trop cher, d’autant plus que le matériel fourni s’avère dans la plupart des cas insuffisant au-delà de six élèves. Or, l’achat de plusieurs exemplaires d’un même jeu est non seulement coûteux mais inutile, si l’on s’est doté des outils d’analyse nécessaires à une bonne adaptation. La règle numéro un dans ce domaine consiste probablement dans le choix de supports polyvalents, de bonne qualité. On gagnera aussi très certainement à faire participer les élèves à la conception et à la réalisation des supports de jeu.
Finalement, il faut savoir renoncer à la séduction de la rassurante mais illusoire clôture des jeux en boîte. À la différence de certains jeux pédagogiques prêts à l’emploi, ils admettent mal une attitude passive : ils exigent une approche prépédagogique sérieuse et une remise en question constante, en fonction des nouvelles situations d’enseignement. C’est pourquoi l’appropriation des mécanismes de jeu s’avère toujours payante. Elle est d’autant plus nécessaire que la plupart de ces jeux font appel à un ressort dont on n’admet pas souvent la prégnance dans le contexte scolaire : il s’agit de la compétition, qui va de la simple concurrence à la rivalité la plus dure. Le jeu de société pose dans toute leur acuité des problèmes latents tels que la gestion des groupes, la gestion psychoaffective de l’échec individuel, la gestion du bruit... Il remet en cause les représentations idéalisantes de l’école en tant que lieu de rencontre et souligne la fragilité des représentations identitaires des étudiants et des enseignants.
Pourtant, renoncer aux jeux de société au nom de l’entente cordiale qui devrait régner au sein de la classe revient non seulement à éluder un problème de fond mais aussi à oublier que c’est précisément dans le cadre fortement ritualisé du jeu que l’affrontement et la remise en question peuvent être gérés avec plus de légèreté. Sans m’attarder sur ce point, je tiens à rappeler combien le jeu offre un moyen privilégié à la « pédagogie de la faute » : intégrée au jeu, la correction des fautes de langue peut être à la fois dédramatisée et mieux exploitée.
Parmi les inconvénients des jeux de société, il faut également évoquer le problème apparent des niveaux de langue. Ce sont là, dira-t-on, des jeux qui exigent une excellente maîtrise linguistique, et qui par conséquent restent exclusivement accessibles à des étudiants de niveau avancé. Cela n’est pas tout à fait vrai. Ce que ces jeux exigent, c’est une mise en pratique de la langue, dont le niveau peut varier en fonction des publics. C’est à l’enseignant que revient la charge de moduler la difficulté en fonction des objectifs poursuivis. Il pourra également prévenir les « dérapages » vers la langue maternelle grâce à un travail préalable sur le lexique du jeu, allant des mots et des phrases les plus simples (« Une carte », « un dé », « À qui le tour ? »...) à l’absolument indispensable « Tu triches ! ». Les élèves débutants éprouvent un énorme plaisir à découvrir qu’ils sont capables de communiquer en situation authentique de jeu, tout comme à tenter leur chance avec des mots qu’ils viennent de forger et qui s’avèrent « vrais ».
2. Une typologie provisoire
Parmi le très large échantillon des jeux disponibles sur le marché, il y en a qui conviennent plus particulièrement à la classe de langue. Je les ai classés ici en cinq catégories, dans une première tentative globale de typologie. La première et la deuxième catégories, celle des jeux de vocabulaire et celle des jeux narratifs, sont les plus couramment exploitées par les enseignants. Les trois autres, dont le lien avec la langue est moins explicite, offrent pourtant aussi d’intéressants résultats : il s’agit de ceux que j’ai appelés les jeux d’images, les jeux de défi et
les jeux de stratégie. Ces trois dernières catégories ne mettent pas la maîtrise de la langue au centre du jeu mais, générant du discours et de nombreux échanges, elles donnent assez facilement lieu à des situations de communication stimulantes.
2.1. Jeux de vocabulaire
Les jeux de vocabulaire sont des jeux de lettres ou des jeux de mots mettant en jeu la connaissance de la langue. Depuis les plus soporifiques mots croisés proposés dans certains manuels de langue jusqu’au très bruyant Tic tac boum, ils permettent de sensibiliser les élèves à des champs sémantiques donnés, de conceptualiser certaines règles grammaticales simples, mais aussi de systématiser et de réviser des objectifs grammaticaux et lexicaux. Leur relative légitimité pédagogique peut cependant donner lieu à une certaine lassitude si on ne privilégie que ce type de jeux.
Parmi les jeux de vocabulaire les plus intéressants pour la classe, je citerai d'abord le célèbre Scrabble (dans toutes ses variantes), jeu qui consiste à poser des combinaisons de lettres à valeur variable sur un plateau dont les cases permettent de multiplier par deux ou trois le nombre de points gagnés. On peut aussi utiliser Topword (version tridimensionnelle du Scrabble), jeu où les cases qui multiplient les points disparaissent au profit du principe d’accumulation ; Diamino, proche parent des mots croisés et plus drôle que les grilles prêtes à l'emploi ; Boggle, jeu de dés très malléable qu'il convient d'acheter dans la version conçue pour la langue cible sous peine de fausser les résultats (pas assez de w, trop de e, par exemple) ; Rummikub des lettres, qui applique au vocabulaire le principe du jeu de rami ; Rondo, jeu de cartes dont le principal attrait tient au design ; Word Whiz, jeu de cartes aisément applicable en classe en modulant la difficulté ; Tic tac boum, dont le minuteur passe de main en main tant qu’il n’a pas « explosé » ; ou encore, Category game, bâti sur le principe du jeu du « petit bac » mais beaucoup plus riche et animé.
2.2. Jeux narratifs
J’appelle ici « jeux narratifs » tous les générateurs d’histoires. À ce titre, ils peuvent solliciter toutes les compétences : expression et compréhension orales, expression et compréhension écrites, mais aussi grammaire, phonétique ou vocabulaire. Ils peuvent être associés avec profit à d’autres supports plus classiques. De nombreux fabricants de jeux ont exploité le filon des jeux narratifs, en ciblant des publics très divers. Même si chacun de ces supports, convenablement utilisé, peut intéresser des publics de tout âge, les plus jeunes apprécieront particulièrement Maxipuzzle ma journée, Atelier des contes Nathan et Histoires à la carte ;
les jeunes adolescents aimeront l’univers des contes d’horreur proposé par Chair de poule ou l’univers fantastique d’Il était une fois, tandis que les adultes travailleront sans mal avec Le Tarot des mille et un contes, au design beaucoup plus abstrait, ou avec Cartes noires, qui propose de construire collectivement un roman policier.
2.3. Jeux d’images
Les imagiers, tout comme les lotos et les jeux de mémoire font partie des outils pédagogiques des instituteurs. Ils peuvent néanmoins être utilisés avec profit dans des groupes d’adultes. Parmi les jeux compris dans cette catégorie, particulièrement intéressante en raison de sa polyvalence, je voudrais citer ici Kaleidos, un jeu de vocabulaire à partir d’images exceptionnellement riches, qui existe aussi en version junior ; OEil de lynx, dont les 304 cartes et le plateau circulaire modulable offrent de grandes possibilités en classe ; les Lotos sonores Nathan, qui associent des images à des bruits familiers ; tout comme Photos langage, mallette d’activités d’expression autour de l’image, conçue par F. Yaiche.
2.4. Jeux de défi
J’ai réuni sous l’appellation « jeux de défi » un certain nombre de jeux mettant singulièrement à l’épreuve soit les connaissances, soit la créativité des participants, et dont le mécanisme principal de jeu tient dans le dépassement de l’autre. Appartiennent aux jeux de défi sollicitant des connaissances Trivial Pursuit, Le Jeu des incollables, Vocabulon, Le Robert, Brainstorm... Un jeu particulièrement intéressant est celui de Taboo, au cours duquel il s’agit de faire deviner en mot en le définissant sans avoir recours à une liste de mots interdits. En ce qui
concerne les jeux de défi sollicitant la créativité, qui favorisent l’expression corporelle tout comme la cohésion du groupe, citons Mimes et compagnie ; Bla bla bla ou encore Jeu de con.
2.5. Jeux de stratégie
J’ai réuni sous ce nom des jeux de simulation sur plateau faisant appel à des univers symboliques très divers. Ils ont en commun de provoquer de nombreux échanges et transactions, en faisant appel aussi bien au sens stratégique qu’à la finesse psychologique. Le plus connu d’entre eux, très décrié par son rapport au monde marchand du capitalisme, est sans doute Monopoly. Mais il y a aussi des jeux liés à l’époque coloniale (Africa 1880), les forteresses médiévales (Montjoie), l’Amérique précolombienne (Azteca), les souks orientaux (les Voleurs de Bagdad) ou Versailles sous Louis XIV (Courtisans). On pourrait inclure dans la même catégorie Cluedo, qui fonctionne sur le principe de l’enquête policière. Ces jeux ont l’avantage d’être moins longs à mettre en place que la plupart des jeux de rôles vendus dans le commerce, tout en pouvant être intégrés à une progression non linguistique.
Par la richesse évocatrice de leurs univers de référence, il devient possible d’envisager un travail d’équipe avec des enseignants d’autres disciplines. Ils permettent aussi d’engager une réflexion sur les registres de langue et sur les stéréotypes culturels, pouvant déboucher sur la création par le groupe d’un nouveau jeu, correspondant à leur propre univers culturel ou à un univers symbolique construit de toutes pièces.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Snakeyese 14 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte