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“Sigmund Freud - Max Eitingon : “Correspondance 1906-1939″

Publié le 07 mars 2009 par Colbox

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Critique
Freud-Eitingon : lettres dans la tourmente
LE MONDE DES LIVRES | 05.03.09 |

Parmi les grandes correspondances de Sigmund Freud (1856-1939), celle avec Max Eitingon est la plus tragique et la plus émouvante. Enfin disponibles en français, ces 821 lettres permettent de saisir sur le vif l’histoire du mouvement psychanalytique allemand depuis son apogée, entre 1920 et 1930, jusqu’à sa destruction par les nazis pendant la décennie suivante. Elles éclairent du même coup la relation entretenue par Freud avec cet étonnant disciple venu de l’Est, qui fut beaucoup plus lucide que lui sur la politique qu’il aurait dû mener face aux hitlériens.

Né en 1881, en Biélorussie, Eitingon était le fils d’un riche négociant en fourrures. Après ses études de psychiatrie à Zurich, il se rendit à Vienne en 1907 pour rencontrer Freud, qui devint son analyste au cours de promenades vespérales. Mais c’est en février 1921, après l’effondrement des empires centraux, qu’il réalisa, à Berlin, pour l’amour de la psychanalyse, la grande oeuvre de sa vie : le Berliner Psychoanalytisches Institut (BPI), premier institut de formation qui allait servir de modèle à tous les autres fondés ensuite dans le monde entier, et intégrés à l’International Psychoanalytical Association (IPA).

A travers cette expérience, Eitingon mit en place les règles d’un cursus encore en vigueur aujourd’hui : analyse didactique, analyse de contrôle, enseignement théorique… Pour le remercier, Freud lui fit don de l’anneau d’or réservé aux initiés.

Au fil des années, Eitingon mit sa fortune au service de son institut, développant aussi, dans le cadre d’une polyclinique, des cures gratuites pour les démunis et payantes pour d’autres patients.

En 1930, il était devenu à lui seul, selon le mot d’Ernest Jones, “le coeur de tout le mouvement psychanalytique international”. Mais à cette date, suite à la crise économique et à la montée de l’antisémitisme, les psychanalystes de langue allemande, presque tous juifs, commencèrent à prendre la route de l’exil.

Outre la psychanalyse, Eitingon, socialiste et athée mais soucieux de l’héritage du judaïsme, avait deux autres passions : d’une part, la cause sioniste, d’autre part, sa femme Mirra, comédienne au tempérament fragile. Or Freud n’aimait ni le sionisme, qui était à ses yeux la quête d’une inutile Terre promise, ni l’épouse de son disciple, qui l’exaspérait.

Après janvier 1933, les échanges devinrent d’autant plus tendus que les deux épistoliers usaient d’un langage codé, leurs missives étant soumises à la censure. Isolé au sein du BPI, Eitingon fut poussé à la démission par les quelques psychanalystes non juifs - Felix Boehm et Carl Müller-Braunschweig notamment. Ces derniers profitèrent de la situation pour adhérer au nazisme et prendre la place de leurs collègues exclus par les lois d’”aryanisation” de la médecine et de la psychothérapie.

Contre Eitingon, Ernest Jones, nouvel homme fort de l’IPA, conservateur anglais, hostile à la gauche freudienne allemande (Otto Fenichel, Ernst Simmel, etc.) et soucieux de renforcer la puissance anglo-américaine, s’appuya sur Boehm pour favoriser une politique de collaboration avec le nouveau régime. Elle consista à maintenir, sous le nazisme, une pratique “neutre” de la psychanalyse, afin de préserver celle-ci de toute contamination avec les autres écoles de psychothérapie, elles-mêmes introduites au sein du nouveau BPI “aryanisé”.

Hostile à cette ligne, Eitingon exigea, avant de prendre une décision, que Freud lui exposât par écrit ses propres orientations. Et celui-ci s’exécuta dans une lettre datée du 21 mars 1933, soulignant que son disciple avait le choix entre trois solutions : 1 - cesser les activités du BPI ; 2 - collaborer à son maintien sous la houlette de Boehm “pour survivre à des temps défavorables” ; 3 - quitter le navire au risque de laisser les partisans de Carl Gustav Jung et d’Alfred Adler s’emparer du joyau, ce qui obligerait l’IPA à disqualifier celui-ci.

PIONNIERS GERMANOPHONES

A cette date, Freud avait donc opté pour la deuxième solution, préconisée par Jones, et qui débouchera, deux ans plus tard, sur la nazification intégrale du BPI, repris en main par le sinistre Matthias Heinrich Göring, cousin du maréchal. Cependant, il ne souhaitait pas l’imposer à Eitingon, convaincu par ailleurs que l’Autriche ne risquait pas d’être menacée par Hitler. Le 17 avril, il se félicita que Boehm l’eût débarrassé du marxiste dissident Wilhelm Reich, qu’il haïssait, et qui sera ensuite exclu de l’IPA avant d’émigrer en Norvège puis outre-Atlantique, et d’Harald Schultz-Hencke, adlérien nazi, qui ne tardera pas à être réintégré dans le BPI.

Devant un tel aveuglement, qui consistait à croire que la psychanalyse pouvait survivre sous le nazisme, Eitingon décida, lui, de rester aussi fidèle au freudisme qu’au sionisme. Sans adresser à Freud le moindre reproche, il quitta l’Allemagne pour s’installer à Jérusalem en avril 1934. Il y retrouva l’écrivain Arnold Zweig et fonda une société psychanalytique et un institut sur le modèle de celui de Berlin, jetant ainsi les bases d’un futur mouvement psychanalytique israélien.

En quelques années, la vieille Europe fut vidée de la totalité des pionniers germanophones de la psychanalyse. Devenus anglophones et pragmatiques, ceux-ci furent contraints aux Etats-Unis, et à la grande fureur de Freud, de transformer une doctrine centrée sur l’exploration de l’inconscient, de la subjectivité et de la pulsion de mort, en un outil thérapeutique au service d’un hygiénisme du bonheur : le contraire de ce qu’avait été la révolution du sens intime inventée à Vienne, au début du XXe siècle, par des héritiers de l’Askala (les Lumières juives), groupés autour du père fondateur, lequel, après l’Anschluss, sera obligé de se réfugier à Londres avec toute sa famille.

En janvier 1940, quand Anna Freud demanda à Eitingon de collecter les lettres de son père, Arnold Zweig fit parvenir à son ami celles qu’il avait reçues de Freud. Délicatement, il lui signala une missive datée du 10 février 1937, dans laquelle le maître exprimait un jugement cruel envers Mirra. Touché au vif, Eitingon ne voulut conserver de Freud que le souvenir de l’être aimé.

Il mourut trois ans plus tard, au moment où le monde berlinois qu’il avait tant servi n’était plus que nuit et brouillard.

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SIGMUND FREUD - MAX EITINGON. CORRESPONDANCE 1906-1939. Edition de Michael Schröter, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Hachette-Littératures, 976 p., 49 €.

Elisabeth Roudinesco
Article paru dans l’édition du 06.03.09

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