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Corners boursiers

Publié le 09 mars 2009 par Marcaragon
Corners boursiers La malice vint aux hommes de bonne heure et ne les quitta plus. Dans ses Œuvres Complètes, bien après les philosophes antiques, Voltaire instruisit à son tour l’universalité et l’intemporalité 1 des ressorts de l’espèce, notant que « tout ce qui tient intimement à la nature humaine se ressemble d’un bout de l’univers à l’autre ». Ainsi, le génie artificieux de quelques-uns, jusqu’à leurs moindres actions et les plus communes, gouverne-t-il de longue date, en tout lieu et sans dételer, l’intérêt particulier qui décontente la multitude. Thalès lui-même, savant grec immémorial, fit étalage d’un talent de ce genre : flairant une récolte d’olives abondante, il préempta tous les pressoirs à huile à la ronde, s’appropriant l’ensemble des moyens. La saison fut favorable, et la cueillette copieuse : à l’automne, l’avisé mathématicienThalès de Milet, mathématicien et philosophe grec, avait une très bonne connaissance des étoiles. Une année, il crut déceler dans l’épais cosmos les signes avant-coureurs d’une prochaine récolte d’olives formidable ; il loua tous les pressoirs à huile des environs, à bon prix : il était le seul client. Les évènements lui donnèrent raison … sous-loua les  moulins à bon compte, et ramassa la mise. La confiscation des stocks à des fins spéculatives est une cautèle millénaire : époussetée, anglicisée, connue sous le nom de corner, elle s’invita vite sur les Marchés boursiers. Pour y prospérer continûment. Nul n’a peut-être mieux défendu l’avancement de sa fortune que le fameux Nathan Mayer de Rothschild, mâle alpha d’une lignée 2-1 qui descendit de Hesse par la banque jusqu’à leurs majestés britanniquesMardi 17 janvier 1995, à l’aube. Kobé, assoupie, s’éveille doucement. Au sud de la ville, face à la baie d’Osaka, les premières lueurs du jour baigneront bientôt le port, Rokko Island, Port Island, et les nombreuses îles artificielles que l’homme a gagnées sur la mer. Soudain, à 5h46 locale, la terre se met à gronder. Surgissant de nulle part, un bruit sourd déchire la nuit, aussitôt accompagné de violentes secousses qui ébranlent la cité, semant la terreur, la désolation, la mort. Le séisme de Hanshin-Awaji a frappé …. Habile ou roué, c’est selon, le primat du clan fit de l’accaparement des ressources l’un des principes actifs de l’enrichissement de sa parentèle. En 1831, le mercure était déjà un métal précieux, irremplaçable en aucun de ses usages, en médecine sous forme de sels, pour l’étamage des glaces, la dorure et l’extraction de l’or. Le gros de la production provenait des mines d’Almaden en Espagne, conquises à prix d’ami par la maison Rothschild après qu’elles eurent garanti un prêt à la couronne espagnole. Les cours du vif-argent doublèrent. Les acheteurs se tournèrent vers la mine d’Idria en Autriche, second gisement de l’époque. Las, les prix y avaient triplé, sous la férule d’un nouveau propriétaire, non sans collatéralités funestes 2-2 : Nathan Mayer ! Cet esthète de la captation eut surtout l’occasion de parfaire son art dans la finance où il excellait. Capable de suite dans tout, il ne se priva de rien et accula les Marchés sans relâche. En 1819, sa réputation aidant, il favorisa la baisse d’un emprunt anglais pour amorcer de grosses ventes à terme, au-delà de la quantité de titres disponibles 2-3. Puis, les cours libérés, il contraignit les spéculateurs à lui racheter ses propres titres. Son prix fut le leur. Les Marchés boursiers, lieux essentiels du capitalisme 3, qui cristallisent ses feux financiers et finalement les résument tous, nous donnent à voir toutes les dérives lucratives du genre humain, entre grosses mains, initiés ou carambouilleurs, qui n’ont d’autres vues libérales que celles de la profondeur de leurs poches. En théorie, acheteurs et vendeurs, également avertis, confrontent leurs opinions sur les places : un prix émerge alors, consensuel, qui fluctue au gré de la survenue d’informations nouvelles. Des échanges s’opèrent, quelques-uns au comptant, d’autres, les plus nombreux sous la forme de promesses d’achats ou de livraisons à terme : les capitaux où les titres correspondants sont empruntés 4, et la liquidité du commerce, assurée. Mais il arrive que les vendeurs à découvert soient frappés de stupeur devant des hausses à l'à-pic, pressés alors de racheter à tout prix ce qu’ils ne possèdent pas (« bear squeezeAu fil des années, l'Analyse Technique des cours boursiers s'est assez largement imposée auprès des inconditionnels des Marchés financiers, popularisant à cette occasion tout un corpus de méthodes prévisionnelles. Cette recherche, qui reprit de la vigueur à l'aube des années 1980, a depuis lors disséminé ses abréviations paresseuses (MACD, RSI, SAR, ...) ainsi que nombre d'anglicismes coriaces … »). Gare ! L’actualité heureuse ne fait pas toujours toute l’affaire de ces élans boursiers : la manipulation n’est jamais loin, quoique proscrite, d’opérateurs qui assèchent le marché dans le but d’acculer dans un coin, dirait-on mieux dans les cordes, les vendeurs à découvert pris sans vert de liquider leurs positions au débotté. La hausse s’accélère encore, puis le soufflé retombe. Ainsi va la modernité financière, ses hauts, ses bas, ses enrichissements sans cause. Ses ruines aussi. L’Angleterre fut un temps le siège de prédilection des corners boursiers, quand son lustre colonial en imposait encore au monde entier. Sa primauté financière s’accompagna d’une propension avérée à de telles équipées. On aperçut quelques-uns de leurs symptômes en 1847 et 1857 sur le marché du blé, en 1866 sur celui du coton, et d’autres fois encore 5. Puis, à l’aube du XXe siècle, les Etats-Unis supplantèrent la vieille Albion : la mode se transplanta outre-atlantique, krachant avec force dès 1907. Ce que l’on appela la « Panique des banquiers », une vieille antienne« L’intervention des pouvoirs publics dans le jeu conjoncturel des forces économiques ne sert pas à grand-chose. Ses interventions sont plus déstabilisantes que régulatrices et il vaut mieux que l'Etat se mêle le moins possible de faire de la politique économique ». Voici résumé le néolibéralisme venu d’Amérique, sous la plume de l'un de ses importateurs français les plus zélés …, trouva son origine dans un corner raté sur United Copper, ourdi par les propriétaires eux-mêmes en vue de fixer un meilleur prix de vente de la compagnie. L’action s’apprécia du double de sa valeur en vingt-quatre heures, puis rechuta du triple le lendemain, causant la ruine des instigateurs, les frères Heinze, et par contagion celle de la Knickerbocker Trust, troisième société fiduciaire de New York. Toutes les banques prêteuses subirent des retraits massifs, et bientôt le pays entier vacilla ; Wall Street perdit un dollar sur deux. John Pierpont Morgan mit fin au chaos en invitant, entre autres, le clergé local à prononcer des sermons encourageants 6. Le même intervint auprès du légendaire Jesse Livermore pour qu'il débouclât son corner sur le coton, qui l’avait enrichi de trois millions de dollars en une seule journée 7 ! En 1980, l’argent-métal vint à la Une ; les richissimes frères Hunt, qui avaient amassé en moins d’un an près de la moitié des réserves mondiales du précieux métal, acculèrent le Marché de tant de contrats amassés sur l’argent que les vendeurs ne pouvaient tenir leurs engagements à terme. Le cours, qui somnolait vers 5 dollars en 1979, grimpa à 54 en 1980, poussé par une horde de spéculateurs volant au secours de la victoire 8. Les autorités s’en mêlèrent : le 27 mars 1980, le cours chuta de 50% en séance ; les Hunt se déclarèrent en faillite et la Réserve Fédérale intervint indirectement pour sauver le courtier Prudential Bache. Voici enfin Volkswagen, the last but not the least, constructeur bien connu dont le titre flamba à nul autre pareil à l’automne 2008, au point de faire de la belle allemande la plus grosse capitalisation boursièreLe 20 juillet dernier, Yahoo, portail Internet de renommée mondiale, annonça des résultats qui déçurent ; la sanction des investisseurs, toujours de prime saut, ne se fit pas attendre : le cours perdit près de 19% en séance. Ainsi, cette star de la Nouvelle Economie, qui la veille encore pesait 47 milliards de dollars à la corbeille, vit-elle sa capitalisation boursière amputée d'un trait de plume de quelque 9 milliards de dollars … de la planète - 320 milliards d’euros ! Les fonds spéculatifs, jugeant l’action survalorisée, avaient parié la baisse sur la foi d’une participation de Porsche à hauteur de 42,5%. Quand il apparut que Porsche détenait en fait 74% des actions, et l'état de Basse-Saxe 20%, on comprit que les 6% d'actions restants ne couvriraient pas toutes les ventes à découvert. Ce fut alors la ruée vers la sortie, qui verticalisa la hausse. Les pertes des opérateurs, banques comprises, avoisineraient une trentaine de milliards d'euros 9. Les profits de Porsche sont indéterminés. « Puisque la nature a mis dans le coeur des hommes l’intérêt, l’orgueil, et toutes les passions, il n’est pas étonnant que nous ayons vu dans une période d’environ dix siècles, une suite presque continue de crimes et de désastres 1 … ». Cher Voltaire, vous qui concluez, que n’eussiez vous écrit à propos de la finance si celle-ci avait dominé votre époque comme elle surpasse la nôtre ! Sans doute que nous n’apprenons rien du passé, ignorant l’Histoire, la mémoire oublieuse, condamnés à reproduire toujours les mêmes erreurs. Au centuple.        (1) Voltaire (1756) - « Essais sur les mœurs et l’esprit des nations » (2) Edouard Demachy (1896) - « Les Rothschild : une famille de financiers juifs au XIXe siècle »   La généalogie connue des Rothschild – déformation de Red Shield : Ecu(sson) Rouge – est plus ancienne ; on n’a retenu ici que l’origine la plus emblématique du chef de file de la Maison anglaise. L’attention du lecteur est attirée sur la violence verbale inouïe déployée à l’encontre de la parentèle Rothschild dans l’ouvrage cité en référence, tenant davantage du brûlot antisémite que de la biographie familiale.   Page 97 - « Le premier résultat de la hausse formidable qu’eut à supporter le mercure fut la falsification de ceux de ses sels qui sont employés en médecine. Les préparations mercurielles contenaient toutes espèces de choses, excepté du mercure et les malades crevaient au lieu de guérir. ... ». ( Ndla : la suite du texte, irrespirable, n’est pas rapportée ici)   Page 127 - « Comme financier, le fils d’Amschel était d’une autre envergure ; ce fut lui qui pour son coup d’essai fit un coup de maître dans le premier emprunt de 12 millions de livres (300 millions de francs) qu’il prit au gouvernement anglais en 1819. Les biographes disent à ce sujet : « Cette opération fut un désastre car l’opération tomba rapidement au-dessous du prix d’émission ; mais Rothschild s’étant hâté de repasser le lot sur le dos de ses amis, il arriva à s’en tirer sans avaries » (…) Nathan Mayer de Rothschild, en un mot, pour ses débuts dans les emprunts anglais aurait remporté une veste ! Allons donc ! (…) Il est en situation de combiner un admirable corner en commençant par produire la baisse sur ses propres valeurs pour amener de grosses ventes à découvert de la part de ses adversaires … »   (3) L’expression est de John Maynard Keynes, cité par Bernard Maris (2005) - « Antimanuel d’économie » (4) Extrait du site swingbourse.com à ce sujet :   En temps normal le Marché cherche un équilibre entre positions vendeuses et acheteuses. Sa valorisation se définit par l’équilibre entre le nombre de papiers et de liquidités plus un pourcentage représentant l’écart entre les deux. Les acteurs de ces marchés, les passeurs d’ordre, interviennent soit en tant que fournisseurs de papiers (actions) ou fournisseurs de liquidités (monnaie). Une troisième façon d’intervenir consiste à emprunter (louer) des actions ou de l’argent : l’emprunteur en numéraire spécule sur la future montée du titre et espère rendre à son créancier, à échéance, le même montant grâce à la vente de ses actions et garder pour lui l’éventuelle plus value ; l’emprunteur d’actions espère quand à lui une chute des cours ce qui lui permettra de les racheter à un prix moindre et d’empocher la différence : on appelle cela une Vente A Découvert (VAD).   (5) Charles Kindleberger (1978) - « Histoire mondiale de la spéculation financière » (6) John Galbraith (1992) - « Brève histoire de l’euphorie financière »   Page 68 - « En 1907, après une autre envolée, moins spectaculaire, centrée sur New York, vint ce qu’on appela la panique de Wall Street. Elle reste dans les mémoires pour un mythe : JP Morgan, en appelant fonds publics et privés au secours de la Trust Company of America en difficulté, et aussi en invitant le clergé de new York à prêcher la confiance dans des sermons encourageants, y aurait mis fin à lui tout seul. La thèse est discutable : un krach peut s’arrêter sans intervention divine ».    (7) Richard Smitten (2007) - « Jesse Livermore : le plus grand spéculateur de tous les temps »   Résumé - «  Livermore débuta sa carrière de spéculateur comme commis chargé des cotations dans un des bureaux bostoniens de la Painewebber. Un an plus tard, il spéculait à plein-temps. Il accumula rapidement une petite fortune qui le fit bannir des bookmakers de New-York et de Boston. Livermore fit un corner sur le marché du coton et amassa 3 millions de dollars en une journée durant le krach de 1907. J.P. Morgan intervint personnellement pour lui demander de vendre. Livermore (…) vendit à découvert en 1929 et entra dans la Grande Dépression armé de 100 millions de dollars et de liquidités. Mais cette biographie nous apprend également qu'un statut social enviable et une immense fortune n'empêchent pas toujours la dépression, les mariages désastreux et les relations conflictuelles avec les enfants ...  ». Jesse Livermore a mis fin à ses jours à l’âge de 63 ans.   (8) Les Echos.fr, le 25/07/2008 - « Les frères Hunt et le grand corner sur l’argent »(9) Boursier.com, le 29/10/2008 - « Volkswagen : le corner aurait coûté 20 à 30 Mds€ aux fonds et aux banques »   Illustration : La tentation du vendeur à découvert

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