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L’invocabilité directe des Droits économiques, sociaux et culturels en droit interne (à propos de Cass., soc., 16 décembre 2008, Eichenlaub c./Axia France)

Publié le 05 avril 2009 par Combatsdh

La décision est passée quasi-inaperçue (v. néanmoins Droit social n°2 de février 2009). Et pourtant il s’agit d’une évolution juridique remarquable. S’agissant de la réception en droit interne des normes internationales de protection des droits de l’homme, elle est à ranger aux côtés des arrêts “Société des cafés Jacques Vabre” (Cour de cass, ch. mixte, 24 mai 1975, n° 73-13556) et des décisions de la 1ère chambre civile du 18 mai 2005 (n°02-16336, à propos de l’applicabilité directe de la Convention internationale des droits de l’enfant) ou de leurs équivalents en contentieux administratif (CE 1989 Nicolo; CE 21 décembre 1990, CNAFC; CE 22 septembre 1997, Mlle Cinar).

En effet, la Cour de cassation reconnaît, dans un arrêt de sa chambre sociale, l’applicabilité directe d’une des stipulations du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) - qui est pourtant un norme contenant des droits de l’homme de “seconde génération” c’est-à-dire des droits créances. Mais surtout, la chambre sociale a soulevé d’office le moyen de l’inconventionnalité de la disposition en cause - ce qui rend la décision d’autant plus remarquable et constitue son principal apport (en effet la Cour de cassation avait déjà reconnu en 1991 l’invocabilité des articles 6 et 7 du PIDESC).

Pourtant, de manière constante, la quasi-unanimité de la doctrine française considère que ces normes sont dépourvues d’effet direct et ne sont pas directement invocables. Elles ne créeraient d’obligations qu’à la charge des Etats parties.

La décision du 16 décembre 2008 va à rebours de cette position :

“Mais sur le moyen de pur droit, relevé d’office après avis donné aux parties :

Vu l’article 6.1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966, ensemble l’article 75, alinéa 3, du code du commerce local applicable dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle ;

Attendu que le premier de ces textes, directement applicable en droit interne, qui garantit le droit qu’a toute personne d’obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, s’oppose à ce qu’un salarié tenu au respect d’une obligation de non concurrence soit privé de toute contrepartie financière au motif qu’il a été licencié pour faute grave ;

Attendu que débouter M. X… de sa demande relative à la contrepartie financière de la clause de non-concurrence prévue par l’article 74 du code du commerce local , l’arrêt énonce qu’en vertu de l’article 75, alinéa 3, de ce code, en cas de faute grave, le salarié ne peut  prétendre à une indemnité de ce chef ;

Qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés”.

Cet article est le premier jet d’une version de travail d’un papier pour l’étude menée sous la houlette du CREDOF (Diane Roman, Sophie Grosbon) pour l’ONPES et le GIP recherche Droit & Justice “Droits des pauvres, pauvres droits ? Recherche sur la justiciabilité des droits sociaux” (nouveau site internet tout beau, tout neuf)

NB: pour ce papier, nous utilisons notamment l’article de Diane Roman, “Les droits sociaux, entre «injusticiabilité » et « conditionnalité ». Eléments pour une comparaison“, Revue internationale de droit comparé, 2008.

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En reconnaissant l’applicabilité directe d’une des stipulations du PIDESC, qui peut donc désormais être directement invoquée par un justiciable devant une juridiction, cette décision contribue à battre en brèche une idée reçue : la présomption d’injusticiabilité des droits économiques, sociaux et culturels (DESC) garantis par ces normes internationales de seconde génération (PIDESC, charte sociale européenne, etc.) (I.).

Cette décision ouvre donc des horizons nouveaux et, espérons-le, contribuera à amener le Conseil d’Etat à adopter la même solution que celle préconisée ou adoptée par des comités internationaux et d’autres juridictions suprêmes (II).

.


I. Une idée reçue: la présomption d’injusticiabilité des normes internationales garantissant des DESC

L’idée n’est pas nouvelle. Dès l’après-guerre, Jean Rivéro - qui est l’un des fondateurs des Libertés publiques comme matière à part entière - distinguait les “libertés civiles” et les “droits sociaux”.

Il écrivait :

« La satisfaction des droits de créance laisse à l’État un pouvoir d’appréciation discrétionnaire extrêmement large, de telle sorte que l’objet du droit reste pratiquement indéfini jusqu’à ce que le législateur ait procédé aux choix nécessaires. Rien de tel lorsqu’il s’agit des libertés, à l’égard desquelles les obligations de l’État sont simples et définies, puisqu’elles se ramènent à une abstention. Enfin, la satisfaction des pouvoirs d’exiger suppose, de fait, un certain niveau de développement. Beaucoup plus que la mise en oeuvre des libertés, elle est étroitement dépendante des ressources dont l’État peut disposer, ce qui accuse encore le caractère virtuel et relatif de ces droits. Ainsi libertés et créances ne relèvent pas, en ce qui concernent leur mise en oeuvre, des mêmes techniques juridiques » (J. Rivero, Libertés publiques, PUF, 9e éd., 2003 ; pp. 90-91. V. première éd : 1973).

Karl Vasak a même catégorisé une troisième génération de droits de l’homme: les “droits de solidarité” (”Le droit international des droits de l’homme”, RCADI, 1974, t.140, p.344). Or comme l’écrivait le professeur Rivéro:

“Aux nouveaux droits (…) font défaut certains des caractères que la notion même de droit implique nécessairement: tout droit doit avoir un titulaire certain, un objet précis et possible, et doit être opposable à une ou plusieurs personnes déterminées tenues de les respecter” (Libertés publiques, op. cit., t.1, 1984, p.134)

[v. plus largement sur cette controverse de la catégorisation des droits de l’homme: F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, n°69; D. Loschak, “Mutation des droits de l’homme et mutation du droit, RIEJ, 1984, p.51].

Dans la plupart des ouvrages de droit et des articles doctrinaux, les auteurs s’accordent à dire que, s’agissant de droits-créance, les DESC ne sont directement invocables car ils ne créent pas de droits au profit des particuliers mais seulement des obligations à l’égard des Etats contrairement aux droits civils et politiques.

Prolongeant ce mouvement doctrinal, le Conseil d’Etat a adopté cette position de l’absence de justiciabilité directe des normes internationales garantissant les DESC (A).

La Cour de cassation a néanmoins reconnu dès 1991 une invocabilté indirecte - par voie d’exclusion - des certaines stipulations de ces normes, en particulier les articles 6 et 7 du PIDESC (B).

A- Le rejet de l’invocabilité des stipulations des normes internationales garantissant des DESC par la Conseil d’Etat

Le Conseil d’Etat a constamment rejeté l’effet direct ou invocabilité des stipulations des différentes normes internationales garantissant des DESC (1.).

On sait que la Cour de cassation avait adopté, jusqu’en 2005, une position similaire s’agissant de la convention internationale des droits de l’enfant qui est une convention sectorielle des nations unies contenant à la fois des droits de première génération et des droits de seconde génération (2.).

1. La position constante et rigide du Conseil d’Etat

S’agissant du PIDESC, qui a été adopté en 1966 et est entrée en vigueur en 1976, la France l’a ratifié par la loi du 25 juin 1980 et publié par le décret no 81-76, 29 janv. 1981 (JO, 1er févr.).

Il semble que le Conseil d’Etat n’a eu l’occasion d’adopter une position relativement à son applicabilité directe qu’à partir de 1996 (selon le recensement réalisé par les étudiants de René de Quenaudon, “L’application par le juge français des droits sociaux fondamentaux affirmés par l’OIT et l’ONU. Quelques données”, Revue de droit du travail 2007, p. 315).

Rappelons en effet que jusqu’à l’arrêt Nicolo en 1989, le Conseil d’Etat se refusait à réaliser un contrôle de conventionnalité des lois. Dès 1990, il applique pleinement cette jurisprudence dans la protection des droits fondamentaux issus du Pacte international sur les droits civils et politiques ou de la Convention européenne des droits de l’homme (CE, Ass., 20 décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques, 105 743 ; CE 21 avril 1991, M. Belgacem et Mme Babas) - qui sont, sans conteste, d’applicabilité directe et, même, s’agissant de traités internationaux de protection des droits de l’homme, non conditionnés à la réciprocité.

C’est donc en 1996 que le Conseil d’Etat a l’occasion de se prononcer sur la question de l’applicabilité directe des stipulations du PIDESC en posant le considérant de principe selon lequel:

Considérant que l’article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, publié par décret du 19 janvier 1981, n’a, en tout état de cause, pas été méconnu par l’arrêté attaqué, qui n’a eu pour objet que d’assurer une solidarité au sein d’un système de prévoyance” (CE 15 mai 1996, SOCIETE DE MANUTENTION DU BASSIN MINERALIER DE DUNKERQUE (SOMABAMI): n° 168506).

La formulation adoptée par le Conseil d’Etat pour déclarer que le PIDESC n’est pas directement applicable n’est d’ailleurs pas des plus judicieuses. Le publiciste averti sait décoder une décision du Conseil d’Etat et comprend que lorsqu’il estime qu’une disposition n’est “en tout état de cause” pas atteinte, cela signifie que le moyen est inopérant. Autrement dit, qu’il n’a pas de portée. Or, dans l’esprit de bien des étudiants - mais aussi de confrères privatistes - la compréhension de cette casuistique n’est pas aisée.

Ainsi, par exemple, M. de Quenaudon estime dans son article à la Revue de droit du travail que :

dans deux décisions [CE 15 mai 1996 et CE 27 avril 1998, CONFEDERATION DES SYNDICATS MEDICAUX FRANCAIS: n° 185645 , 185675, 185693 et 185695], le Conseil d’Etat avait fait application du PIDESC“.

Or, tel n’est pas le cas. En réalité le “en tout état de cause” figurant dans ces décisions exprime l’inopérance du moyen.

Cela apparaît clairement dans l’arrêt de principe en la matière : CE, 5 mars 1999, Rouquette et Lipietz (Rec. CE p. 37, RFD adm. 1999, p. 357, concl. C. Maugüé) à propos de la mise sous condition de ressources des allocations familiales par une loi “Aubry” de 1997 (article L. 521-1 du code de la sécurité sociale par la loi du 19 décembre 1997).

Les stipulations des articles 2, 9, 10 du PIDESC et 39 du code européen de la sécurité sociale ne sont pas directement invocables:

“Considérant qu’aux termes de l’article 2 du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, publié au Journal officiel de la République française du 1er février 1981 : “Les Etats parties au présent pacte s’engagent à garantir que les droits qui y sont énoncés seront exercés sans discrimination aucune fondée sur (…) la fortune” ; qu’aux termes de l’article 9 : “Les Etats parties au présent pacte reconnaissent le droit de toute personne à la sécurité sociale, y compris les assurances sociales” ; qu’aux termes de l’article 10 : “Une protection et une assistance aussi larges que possible doivent être accordées à la famille” ; qu’aux termes de l’article 39 du code européen de la sécurité sociale, publié au Journal officiel de la République française du 9 avril 1987 : “Toute partie contractante pour laquelle la présente partie du code est en vigueur doit garantir aux personnes protégées l’attribution de prestations aux familles” ; qu’aux termes de l’article 45 : “Lorsque les prestations consistent en un paiement périodique, elles doivent être accordées pendant toute la durée de l’éventualité” ; qu’aux termes de l’article 40, cette éventualité est “la charge d’enfants” ; que ces stipulations, qui ne produisent pas d’effets directs à l’égard des particuliers, ne peuvent être utilement invoquées à l’appui de conclusions tendant à l’annulation du décret attaqué”

Toutes les tentatives ultérieures pour faire reconnaître une applicabilité directe ou indirecte à des stipulations de normes internationales garantissant des DESC connaîtront le même sort :

  • v. CE 10 novembre 1999, FEDERATION CGT DU COMMERCE, DE LA DISTRIBUTION ET DES SERVICES, n° 193836 : à propos de l’article 7 PIDESC;
  • CE 6 novembre 2000, Gisti, n° 204784 : à propos de l’article 9 PIDESC ;
  • CE 21 octobre 2005, réf., Aides et Gisti,  n°285577 : en référé, le grief d’inconventionnalité d’une loi ne peut être examiné en application de la jurisprudence Carminati de 2002 et “qu’au demeurant, il doit être établi que le traité dont la méconnaissance est alléguée produit un effet direct dans l’ordre juridique interne”;
  • CE, Sect., 18 juill. 2006, Gisti, no 274664 : à propos des articles 2 et 9 du PIDESC s’agissant de la décristallisation partielle des pensions des anciens combattants des ex-territoires sous souveraineté française.

Comme pour le PIDESC, le Conseil d’Etat refuse aussi de reconnaître le moindre effet direct ou invocabilité à la charte sociale européenne révisée:

  • CE, 15 mai 1995, n°152417, Raut : à propos des articles 10 et 11 de la CSE : “ces clauses ne produisent pas d’effet direct à l’égard des nationaux des Etats contractants ; qu’ainsi, en tout état de cause, le requérant ne peut se prévaloir utilement de leur violation” ).
  • C’est le cas, « en tout état de cause » de l’article 24 de la charte sociale révisée (CE, 19 oct. 2005, Confédération générale du travail et a., no 283471 : là aussi, dans cette décision concernant le CNE de nombreux auteurs ont cru pouvoir déduire une applicabilité directe de cette formulation ambigue alors que le moyen était inopérant).

Il en est de même, s’agissant du durcissement à l’accès à l’aide médicale de l’Etat, pour les stipulations des articles 9 et 10 du PIDESC mais aussi des articles 11, 12, 13, 17 de la charte sociale européenne, combiné à l’article E du paragraphe V posant un principe de non-discrimination (CE 7 juin 2006, n° 285576, Aides et Gisti). Cette décision n’est néanmoins pas dénuée d’intérêt car, s’agissant des enfants dont les parents sont sans-papiers, le Conseil d’Etat va assurer l’application du droit à la prise à charge des soins, quelle que soit la situation des parents, en utilisant l’article 3-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant qui elle est directement applicable pour écarter la législation française déclarée inconventionnelle.

“Considérant, d’une part, qu’en vertu des articles 9 et 10 du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, les Etats parties reconnaissent le droit de toute personne à la sécurité sociale, y compris les assurances sociales, ainsi qu’une protection et une assistance aussi larges que possible à la famille ; que, de même, selon les articles 11, 12, 13 et 17 de la charte sociale européenne révisée, les parties s’engagent à prendre des mesures appropriées en vue d’assurer l’exercice effectif, respectivement, du droit à la protection de la santé, du droit à la sécurité sociale, du droit à l’assistance sociale et médicale et du droit des enfants et adolescents de grandir dans un milieu favorable à l’épanouissement de leur personnalité et au développement de leurs aptitudes physiques et mentales ; que ces stipulations, qui ne produisent pas d’effets directs à l’égard des particuliers, ne peuvent être utilement invoquées à l’appui de conclusions tendant à l’annulation des décrets attaqués ; qu’il suit de là que le moyen tiré de ce que les droits énoncés par la charte sociale européenne révisée ne seraient pas garantis dans le respect du principe de non-discrimination prévu par l’article E de la partie V de la charte est également inopérant”.

(…)”

Considérant qu’aux termes de l’article 3-1 de la convention relative aux droits de l’enfant du 26 janvier 1990 : « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées, de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale » ; que ces stipulations qui, conformément à l’article 1er de cette convention, s’appliquent à « tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable », interdisent que les enfants ainsi définis connaissent des restrictions dans l’accès aux soins nécessaires à leur santé ; que, par suite, en tant qu’il subordonne l’accès à l’aide médicale de l’Etat à une condition de résidence ininterrompue d’au moins trois mois en France, sans prévoir de dispositions spécifiques en vue de garantir les droits des mineurs étrangers et qu’il renvoie ceux-ci, lorsque cette condition de durée de résidence n’est pas remplie, à la seule prise en charge par l’Etat des soins énoncés à l’article L. 254-1 du code de l’action sociale et des familles, c’est-à-dire, ainsi qu’il a été dit plus haut, des seuls soins urgents « dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de la personne ou d’un enfant à naître », l’article 97 de la loi de finances rectificative du 30 décembre 2003 est incompatible avec les stipulations précitées ; qu’il suit de là que les décrets attaqués sont illégaux en tant qu’ils mettent en oeuvre cette disposition législative à l’égard des mineurs étrangers”.

On est donc dans un mécanisme de justiciabilité indirecte développé par le Conseil d’Etat. Il utilise un instrument dont certaines stipulations sont reconnues comme étant directement applicables afin d’assurer le respect de DESC garantis par des instruments dont il refuse -obstinément- de reconnaître l’effet direct ou au moins l’invocabilité (par une invocabilité d’exclusion). En l’espèce, il s’agissait aussi et surtout au Conseil d’Etat d’aboutir au même résultat que le Comité européen des droits sociaux, alors présidé par J-M. Belorgey, qui avait estimé que la législation française sur l’AME était contraire à l’article 17 de la charte sociale révisée (CEDS, décision sur le bien fondé d’une réclamation, 8 sept. 2004, n°14/2003, FIDH c/ France RD sanit. soc., 2005, p. 555, note I. Daugareilh).

2. Le refus initial de la Cour de cassation de reconnaître un effet direct à certaines stipulations de la CIDE.

La jurisprudence est normalement connue de tous les étudiants en droit. En 1993, dans l’affaire Le Jeune c/ Sorel, la première chambre civile de la Cour de cassation avait refusé de reconnaître l’applicabilité directe de l’ensemble des stipulations de la Convention internationale des droits de l’enfant (Cass. civ. 10 mars 1993, S. Le Jeune c/ Mme Sorel 91-11310):

 ”Mais attendu, sur la première branche, que les dispositions de la convention relative aux droits de l’enfant, signée à New York le 26 janvier 1990, ne peuvent être invoquées devant les tribunaux, cette Convention, qui ne créé des obligations qu’à la charge des Etats parties, n’étant pas directement applicable en droit interne”.

Il a fallu 12 ans (Cass. 1ère Civ 18 mai 2005, n°02-16336) pour que la Cour de cassation abandonne cette jurisprudence dénuée de fondement pour l’article 3-1 de la CIDE dès lors qu’il est évident, à sa seule rédaction, qu’il crée un droit au profit des particuliers et non seulement une obligation à la charge des Etats parties (Dans toute décision, l’intérêt supérieur “doit être” une considération primordiale).

Le Conseil d’Etat adoptera une position bien plus pragmatique puisque dans sa jurisprudence il a dégagé, à partir du critère rédactionnel, stipulation par stipulation, lesquelles sont directement applicables et lesquelles ne le sont pas (CE 29 juillet 1994, Préfet de Seine Maritime c/ Epoux Abelmoulah: Rec., tables p. 954; CE, 10 mars 1995,  Demirpence, n°141083 ; CE Sect. 23 avril 1997 Gisti ;CE 22 septembre 1997, Mlle Cinar: RFDA 1998.562, concl. Abraham. Pour un bilan voir ce billet).
B - L’invocabilité d’exclusion des traités sur les DESC

Contrairement à ce qu’on peut lire ça et là, la Cour de cassation a reconnu à plusieurs reprises depuis 1991 une invocabilité de certaines stipulations de traités sur les DESC comme par exemple les articles 6 et 7 du PIDESC, combiné parfois à l’article 2 (principe de non-discrimination).

La même solution a été proposée en 1997 au Conseil d’Etat par le commissaire du gouvernement Ronny Abraham mais la haute juridiction administrative ne l’a pas suivi sur ce point.

1. Le refus du Conseil d’Etat de reconnaître une invocabilité de stipulations de traités sur les DESC

Dans ses conclusions sur l’affaire CE Sect. 23 avril 1997 Gisti (RFDA 1997 p. 585), Ronny Abraham proposait aussi de reconnaître un effet indirect à ces stipulations qui ne sont pas directement invocables. Schématiquement il proposait d’appliquer le régime juridique des directives communautaires aux stipulations des normes internationales dépourvues d’effet direct, comme le PIDESC, la charte sociale européenne ou encore certaines dispositions de la CIDE.

Rappelons que dans cette affaire, le commissaire du gouvernement concluait à l’absence d’effet direct des articles 24-1, 26-1 et 27-1 de la Convention sur les droits de l’enfant - le Conseil d’Etat le suivra sur ce point (CE Sect. 23 avril 1997 Gisti).

Mais il ne s’arrêtait pas là. Il estimait qu’il fallait distinguer effet direct et invocabilité d’un traité.

 ”il reste à déterminer si ce caractère fait obstacle à l’invocation de ces articles au soutien d’un recours dirigé contre un acte réglementaire, et nous atteignons là le point le plus délicat de la discussion juridique qu’appelle ce dossier.

Dans un premier mouvement, l’on est tenté d’assimiler effet direct et invocabilité du traité devant les juridictions internes : les stipulations d’effet direct peuvent être invoquées dans tous les types de litiges, les autres ne peuvent jamais l’être.

Pourtant, à la réflexion, il nous semble que cette assimilation est partiellement erronée, et nous allons essayer de vous en convaincre.
(…)

En pareille hypothèse, on voit mal pourquoi la circonstance que la règle dont la violation est invoquée crée seulement des droits et obligations pour les Etats parties ferait obstacle à l’invocation de cette règle, puisqu’il s’agit justement, pour l’Etat requérant, de se plaindre de la méconnaissance du droit qu’il tient du traité. Il faut donc admettre, dans ce cas, l’invocabilité de la stipulation dépourvue d’effet direct : toute autre solution, outre qu’elle heurterait le bon sens, ce qui ne suffit sans doute pas à la condamner, reposerait sur le postulat que la stipulation dépourvue d’effet direct ne s’est pas du tout incorporée à l’ordre juridique national, de telle sorte qu’elle ne pourrait trouver sa sanction que devant le juge international, mais ce postulat est certainement erroné, nous y reviendrons dans un instant. Et dès lors que vous acceptez d’être saisis d’un litige entre Etats, il serait pour le moins paradoxal d’interdire à l’Etat requérant de se prévaloir de celles des stipulations des traités qui le lient à la France dont l’objet est précisément de lui garantir un droit dont il est l’unique titulaire.

En pareille hypothèse, on voit mal pourquoi la circonstance que la règle dont la violation est invoquée crée seulement des droits et obligations pour les Etats parties ferait obstacle à l’invocation de cette règle, puisqu’il s’agit justement, pour l’Etat requérant, de se plaindre de la méconnaissance du droit qu’il tient du traité. Il faut donc admettre, dans ce cas, l’invocabilité de la stipulation dépourvue d’effet direct : toute autre solution, outre qu’elle heurterait le bon sens, ce qui ne suffit sans doute pas à la condamner, reposerait sur le postulat que la stipulation dépourvue d’effet direct ne s’est pas du tout incorporée à l’ordre juridique national, de telle sorte qu’elle ne pourrait trouver sa sanction que devant le juge international, mais ce postulat est certainement erroné, nous y reviendrons dans un instant. Et dès lors que vous acceptez d’être saisis d’un litige entre Etats, il serait pour le moins paradoxal d’interdire à l’Etat requérant de se prévaloir de celles des stipulations des traités qui le lient à la France dont l’objet est précisément de lui garantir un droit dont il est l’unique titulaire“.

Il donnait même au soutien de son raisonnement deux précédents isolés du Conseil d’Etat (CE 21 oct. 1983, SA GI Motors France, N° 23120 : Rec. tables p. 582; CE 28 sept. 1984, Confédération nationale des sociétés de protection des animaux, AJDA 1984.695, concl. P. A. Jeanneney).

Dans ces affaires, le Conseil d’Etat, saisi d’un recours en annulation de décrets, avait estimé que les stipulations étaient dépourvues d’effet direct mais avait néanmoins exercé un contrôle de compatibilité sur le décret réglementaire attaqué en utilisant la théorie de l’acte clair (pour d’une part l’article 12 de la Charte sociale européenne et d’autre part la convention européenne sur la protection des animaux en transport international):

Ce qui donne pour l’arrêt de 1983:

“CONSIDERANT QUE L’ARTICLE 20 DE L’ORDONNANCE DU 21 AOUT 1967 N’EDICTE AUCUNE REGLE INCOMPATIBLE AVEC LES STIPULATIONS D’ACTES INTERNATIONAUX INCORPORES DANS L’ORDRE JURIDIQUE INTERNE PAR DES ACTES POSTERIEURS, TELS QUE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION EUROPEENNE DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L’HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES ET LES ARTICLES 12 ET 31 DE LA CHARTE SOCIALE EUROPEENNE, DONT LES DISPOSITIONS SONT CLAIRES ; QUE PAR SUITE, LE GOUVERNEMENT A PU, SANS MECONNAITRE CES ACTES INTERNATIONAUX, FIXER PAR LE DECRET ATTAQUE, LES MODALITES D’APPLICATION DE L’ORDONNANCE “

(ne figure pas le “en tout état de cause”)

Il est donc parfaitement possible - même si le Conseil d’Etat s’y est constamment refusé depuis - de reconnaître une applicabilité directe de reconnapitre une invocation - d’exclusion - des normes internationales dépourvues d’effet direct contre les lois et règlements qui les contrarient afin d’assurer un effet utile à ces stipulations ratifées par la France et qui créent des obligations à sa charge.

La jurisprudence du Conseil d’Etat dans les arrêts Gisti (de 1997, mais aussi les deux décisions de 2006) ou dans l’affaire Rouquette et Lipietz est donc particulièrement critiquable.

On relévera que même si le fondement est différent, la démarche du Conseil constitutionnel n’est pas très éloignée de celle du Conseil d’Etat lorsqu’il consacre le droit au logement ou le droit à l’emploi sous la forme d’objectifs de valeur constitutionnelle, et non de principes, découlant du Préambule de la Constitution de 1946. On sait en effet que les objectifs ne créent d’obligations qu’à la charge du législateur et non de droits subjectifs au profit des particuliers. Il s’agit également de normes de conciliation (Cons. constit., n°94-359 , 19 janv. 1995: “Considérant qu’il ressort également du Préambule de la Constitution de 1946 que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ;Considérant qu’il résulte de ces principes que la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle”).

2. L’acceptation par la Cour de cassation de l’invocabilité de certains DESC

A elle seule la décision de la chambre criminelle du 15 octobre 1991 (n° 90-86.791 , inédit titré) suffit à montrer que, comme dans l’arrêt du 16 décembre 2008, la Cour de cassation reconnaît le caractère invocable des articles 6 et 7 du PIDESC relatifs au droit au travail en faisant un contrôle de compatibilité :

“Sur le second moyen de cassation pris de la violation des articles 55 de la constitution de 1958, 23 de la Charte internationale des droits de l’homme, 5 et 6 du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, L. 221-5 du Code du travail, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale ;

(…) Attendu qu’il ne saurait être fait grief à la cour d’appel d’avoir écarté l’argumentation du prévenu concernant l’incompatibilité des prescriptions de l’article L. 221-5 du Code du travail imposant le repos dominical des salariés, et de celles des articles 6 et 7 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ; que ces derniers textes, qui reprennent la teneur des articles 23 et 24 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, prévoient la reconnaissance du droit du [sic: au] travail, mais disposent aussi que toute personne doit pouvoir exercer ce droit dans des conditions assurant notamment le repos, les loisirs ainsi que la limitation de la durée du travail, et que l’article L. 221-5 précité n’est nullement contraire à ces dispositions

Rappelons la formulation des articles 6 et 7 du PIDESC

Article 6

“1. Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent le droit au travail, qui comprend le droit qu’a toute personne d’obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, et prendront des mesures appropriées pour sauvegarder ce droit.

2. Les mesures que chacun des Etats parties au présent Pacte prendra en vue d’assurer le plein exercice de ce droit doivent inclure l’orientation et la formation techniques et professionnelles, l’élaboration de programmes, de politiques et de techniques propres à assurer un développement économique, social et culturel constant et un plein emploi productif dans des conditions qui sauvegardent aux individus la jouissance des libertés politiques et économiques fondamentales.

Article 7

“Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir de conditions de travail justes et favorables, qui assurent notamment:

a) La rémunération qui procure, au minimum, à tous les travailleurs:

i) Un salaire équitable et une rémunération égale pour un travail de valeur égale sans distinction aucune; en particulier, les femmes doivent avoir la garantie que les conditions de travail qui leur sont accordées ne sont pas inférieures à celles dont bénéficient les hommes et recevoir la même rémunération qu’eux pour un même travail;

ii) Une existence décente pour eux et leur famille conformément aux dispositions du présent Pacte;

b) La sécurité et l’hygiène du travail;

c) La même possibilité pour tous d’être promus, dans leur travail, à la catégorie supérieure appropriée, sans autre considération que la durée des services accomplis et les aptitudes;

d) Le repos, les loisirs, la limitation raisonnable de la durée du travail et les congés payés périodiques, ainsi que la rémunération des jours fériés”

Cette position a été depuis confirmée dans plusieurs décisions:

- pour l’article 7 combiné au 2.2 du PIDESC:

“Attendu que M. X… fait grief à l’arrêt d’avoir statué ainsi, alors, selon le moyen, 1 / que la contribution sociale généralisée (CSG) et la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) sont des cotisations sociales, et non des prélèvements de nature fiscale ; (…) qu’ainsi les personnes qui restent travailler dans leur Etat d’origine peuvent s’opposer, en invoquant les libertés fondamentales garanties par le Traité, aux discriminations à rebours, par lesquelles l’Etat membre où ils sont établis les traite de façon plus sévère que les travailleurs migrants ; qu’il s’évince de l’article 13, paragraphe 2, du règlement CEE n° 1408/71 du 14 juin 1971 que les travailleurs frontaliers qui exercent leur activité hors de France sont soumis de plein droit à la seule législation sociale de l’Etat où ils travaillent ; qu’il en résulte qu’une personne qui réside en France et qui travaille dans un autre Etat membre n’est pas tenue au regard du droit communautaire de payer la CSG et la CRDS ; que, dès lors, la France ne peut valablement, sauf à créer une discrimination à rebours au sein du marché intérieur, assujettir au paiement de ces cotisations sociales les personnes qui travaillent en France et y ont leur domicile fiscal ; qu’en l’espèce, la cour d’appel a pourtant jugé que M. X…, qui habite et travaille en France, devait payer la CSG et la CRDS parce que, n’ayant pas exercé son droit de libre circulation, il ne s’est pas placé dans le champ d’application du Traité et relève d’un régime obligatoire de sécurité sociale français, quelle que soit sa nationalité ; qu’en statuant de la sorte, la cour d’appel a violé les articles 7, 48, 52 et 59 du Traité instituant la Communauté européenne, 13 de l’Acte unique européen des 17 et 28 février 1986 et 13 du règlement CEE n 1408/71 du 14 juin 1971 ; et alors, 3 / qu’aux termes de l’article 7 du Pacte international de New-York relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, du 19 décembre 1966, auquel la France a adhéré le 29 janvier 1981, toute personne a le droit de jouir de conditions de travail justes et favorables qui assurent notamment à tous les travailleurs un salaire équitable et une rémunération égale pour un travail égal sans distinction aucune ; que l’article 7 dudit Pacte reconnaît le droit à toute personne à la sécurité sociale, y compris les assurances sociales ; que l’article 2.2 de ce Pacte prohibe toute discrimination dans les droits ci-dessus fondée notamment sur l’origine nationale ou sur “toute autre situation” ; qu’il résulte de ces textes que toute personne habitant en France ne peut être soumise à des cotisations sociales, telles que la CSG ou la CRDS, de façon discriminatoire par rapport à d’autres personnes habitant en France ; qu’en jugeant néanmoins que M. X…, qui habite et travaille en France, doit payer la CSG et la CRDS, bien que d’autres personnes qui, comme lui, habitent en France, ne sont pas soumises au regard du droit communautaire à ces cotisations sociales parce qu’elles travaillent dans un pays voisin, la cour d’appel a violé les textes ci-dessus” (Cass., Soc. 15 juin 2000, n° 98-12.469 et n°98-12.467)

- pour l’article 6 du PIDESC:

“Sur le second moyen de cassation, pris de la violation des articles 55 de la Constitution, 6 du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, L.362-4 du Code du travail, 591 du Code de procédure pénale ;

“en ce que l’arrêt attaqué a fait interdiction à Christian X… d’exercer l’activité de transporteur routier pendant trois ans ;

“aux motifs que les circonstances de fait et la personnalité du prévenu conduisent à prononcer une telle mesure ;

“alors que toute personne a le droit de gagner sa vie par un travail librement choisi ; qu’ainsi les dispositions de l’article L. 362-4 du Code du travail, qui prévoient la possibilité de prononcer à l’encontre d’un prévenu l’interdiction d’exercer sa profession, sont incompatibles avec les dispositions conventionnelles précitées et ne peuvent par suite recevoir application”

Attendu que contrairement à ce que soutient le demandeur, l’interdiction professionnelle prononcée en application de l’article L.362-4 du Code du travail, n’est pas incompatible avec les dispositions conventionnelles invoquées, dès lors qu’elle ne fait pas obstacle à ce que le condamné puisse exercer toute autre activité autre que celle à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise” (Crim. 30 janvier 2001, n° 00-82.341).

La décision du 16 décembre 2008 : la Cour de cassation, soulevant d’office le moyen, reconnaît l’applicabilité directe de l’article 6.1 du PIDESC:

Mais sur le moyen de pur droit, relevé d’office après avis donné aux parties :

Vu l’article 6.1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966, ensemble l’article 75, alinéa 3, du code du commerce local applicable dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle ;

Attendu que le premier de ces textes, directement applicable en droit interne“.

Rappelons que le Conseil d’Etat ne soulève pas d’office le moyen de la contrariété d’une loi avec une norme internationale (CE, 16 janvier 1995, Sarl Constructions industrielles pour l’agriculture: la violation de l’article 6§1 CEDH n’est pas un MOP. v. contra : CJCE 14 décembre 1995, Peterbroek et Schijndel). Ainsi, dans l’arrêt Gisti de Section du 18 juillet 2006, la contrariété entre la législation française sur la cristallisation des pensions et les accords CE pays-tiers n’a pas fait l’objet d’un moyen d’ordre public alors même que la CJCE venait juste de constater la contrariété dans l’arrêt Echouikh de juin 2006.

Compte tenu de la formulation des stipulations reconnues d’applicabilité directe par la Cour de cassation (”les Etats parties reconnaissent), comparée aux autres, on peut penser que dès lors de nombreuses stipulations du PIDESC vont pouvoir s’appliquer directement devant les juridictions judiciaires françaises.

Cela ouvre de nouveaux horizons.

II. Les horizons nouveaux de la justiciabilité des DESC.

La justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels garantis par les normes internationales - ou en tout cas de certains d’entre eux - est revendiquée depuis longtemps par la Comité des droits économiques, sociaux et culturels et vient d’ailleurs de faire l’objet d’un protocole facultatif adopté le 10 décembre 2008 (A).

De nombreuses juridictions suprêmes dans le monde entier l’ont d’ores et déjà consacrée - ce qui ouvre des perspectives possibles pour la pleine réception en France de l’ensemble des instruments internationaux de protection des droits de l’homme sans distinction de “générations” (B).

A - CoDESC et justiciabilité des droits sociaux

Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels du Conseil économique et social des Nations Unies (CoDESC) a analysé la nature des obligations générales pesant sur les États au titre du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC).

Il a souligné, à rebours des idées reçues tendant à ne voir dans ce pacte qu’un énoncé programmatique, l’existence d’obligations de résultat (CoDESC, Observations générales n° 3, La nature des obligations des Etats parties, 14 décembre 1990):

“[Sur l’article 2 PIDESC] En particulier, si le Pacte prévoit effectivement que l’exercice des droits devra être assuré progressivement et reconnaît les contraintes découlant du caractère limité des ressources disponibles, il impose aussi diverses obligations ayant un effet immédiat, dont deux sont particulièrement importantes pour comprendre la nature précise des obligations des Etats parties. Une obligation dont il est question dans une observation générale distincte, que le Comité étudiera à sa sixième session, est que les Etats parties “s’engagent à garantir” que les droits considérés “seront exercés sans discrimination”.2. L’autre obligation réside dans le fait que, aux termes du paragraphe 1 de l’article 2, les Etats s’engagent à prendre des mesures, obligation qui, en elle-même, n’est pas nuancée ou limitée par d’autres considérations. On peut aussi apprécier tout le sens de l’expression qui figure dans le texte en considérant certaines de ses versions. Dans le texte anglais, l’obligation est “to take steps” (prendre des mesures); en français, les Etats s’engagent “à agir” et, dans le texte espagnol, “a adoptar medidas” (à adopter des mesures). Ainsi, alors que le plein exercice des droits considérés peut n’être assuré que progressivement, les mesures à prendre à cette fin doivent l’être dans un délai raisonnablement bref à compter de l’entrée en vigueur du Pacte pour les Etats concernés. Ces mesures doivent avoir un caractère délibéré, concret et viser aussi clairement que possible à la réalisation des obligations reconnues dans le Pacte”.

Le CoDESC souligne aussi:

« il faut bien sûr respecter les compétences respectives des différentes branches de l’État mais il y a lieu de reconnaître que, généralement, les tribunaux s’occupent déjà d’un vaste éventail de questions qui ont d’importantes incidences financières. L’adoption d’une classification rigide des droits économiques, sociaux et culturels qui les placerait, par définition, en dehors de la juridiction des tribunaux serait, par conséquent, arbitraire et incompatible avec le principe de l’indivisibilité et de l’interdépendance des deux types de droits de l’homme. Elle aurait en outre pour effet de réduire considérablement la capacité des
tribunaux de protéger les droits des groupes les plus vulnérables et les plus défavorisés de la société
»

(CoDESC, Questions de fond au regard de la mise en oeuvre du pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels, Projet d’observation générale n° 9 Application du Pacte au niveau national, E/C.12/1998/24, 28 décembre 1998, p. 5).

L’adoption le 10 décembre 2008 du protocole additionnel au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, à l’occasion du 60ème anniversaire de la DUDH, constitue un pas supplémentaire pour assurer la justiciabilité des droits sociaux.

Le nouvel instrument juridique destiné à renforcer la protection de ces droits de l’homme y compris de seconde génération a été ouvert à la signature en mars 2009, à Genève (v. la lettre droit-liberté : “La justiciabilité des droits du PIDESC pour les 60 ans de la DUDH” par N. NEUMANN DAS NEVES , S-C. ROCHA DE CARVALHO PATTO et N. TLILI, CPDH, 20 décembre 2008).

Comment un particulier pourrait-il en effet épuiser les voies de recours internes si les DESC ne sont, en tout ou en partie, pas justicables devant les juridictions nationales?

Le pas a d’ailleurs été franchi de longue date par plusieurs cours suprêmes dans le monde entier.

B - La justiciabilité des droits sociaux et systèmes juridiques nationaux

Plusieurs cours suprêmes ont d’ores et déjà développé des jurisprudences constructives pour assurer certaines formes de justiciabilité des droits sociaux.

 (exemples empruntés à Diane Roman dans l’article sus-cité)

1. La cour constitutionnelle lituanienne a sanctionné, pour violation du droit à la sécurité sociale garanti par la Constitution lituanienne, une exonération de cotisations à un fonds de retraite dont bénéficiaient certains employeurs. Pour ce faire, la Cour a considéré que si le choix des moyens à mettre en oeuvre pour la réalisation du droit à la sécurité sociale relève de la discrétion des États, en revanche l’État a l’obligation de développer des mécanismes pour garantir effectivement le droit énoncé. Les manquements de l’État dans le prélèvement des impôts ou des cotisations sociales ne lui permettent pas une utilisation satisfaisante de toutes ses ressources pour la réalisation des droits sociaux (C. constitutionnelle Lituanie, aff. n° 2000-08-0109 , 13 mars 2001).

2. La Cour constitutionnelle moldave effectue un contrôle sur la base de différents principes aboutissant à mettre en oeuvre une sorte de « cliquet anti retour ».
Ainsi, elle a considéré, en se référant au principe de l’État de droit, qu’en obligeant l’État à prendre les mesures nécessaires pour garantir à tout homme un niveau de vie digne, le Xonstituant avait inscrit le droit de tout citoyen à des conditions de vie normales, lui garantissant à lui et à sa famille une existence civilisée et digne. Un tel droit incluant une amélioration constante de ces conditions, y compris la garantie d’un droit à se nourrir, à se vêtir et se loger, un arrêté gouvernemental se refusant à indexer les pensions sur la hausse des prix est contraire à la Constitution. Une telle solution, qui a pour conséquence première de lier le législateur, est toutefois assez isolée, notamment dans les pays issus des satellites soviétiques où l’accession à la démocratie représentative et à l’État de droit s’est accompagnée d’un recul dans le système de protection sociale (C. const. Moldavie, 18 mai 1999).

3. La Cour constitutionnelle hongroise a indiqué que, si la Constitution hongroise impose à État l’obligation de maintenir le système de sécurité sociale, il n’existe pas pour autant de droit acquis des bénéficiaires à l’augmentation du barème de calcul des pensions. En d’autres termes, « le droit des citoyens à la sécurité sociale n’exclut pas la possibilité de voir se détériorer le niveau de vie auxquels ceux-ci sont parvenus » (C. const. Hongrie, 27 mai 1997, décision n° 277/B/1997, BJC HUN-1997-2-2006).

4. La Cour suprême du Vénézuela, saisie en 2005 d’un recours en manquement dirigé contre le refus du Parlement vénézuélien de créer un système temporaire d’assurance chômage en même temps qu’il avait adopté un système de sécurité sociale.

Les requérants prétendaient que l’absence de protection sociale contre les conséquences d’un licenciement ou d’un arrêt de travail portait atteinte au droit à la sécurité sociale garanti par la constitution vénézuélienne et les traités internationaux.

Le tribunal constitutionnel a fait droit à leur argumentation et ordonné au Parlement, dans un délai de trois mois, d’adopter une réglementation de nature à pallier cette violation (C. Suprême Venezuela, ch. Constitutionnelle, 2 mars 2005, Demanda de inconstitucionalidad por omisión de la Asamblea Nacional al promulgar la Ley Orgánica de Seguridad Social ).
5. La Cour constitutionnelle ukrainienne a sanctionné un arrêté établissant une liste de services médicaux payants. Se fondant sur les dispositions de la Constitution proclamant le droit à la protection de la santé et à l’assistance médicale ainsi que la gratuité des soins prodigués dans les établissements étatiques et communaux, la Cour a déclaré que l’issue à la situation critique du financement du budget de la santé ne résidait pas dans l’établissement d’une liste de soins payants mais dans un changement d’approche conceptuelle des problèmes liés à la protection médicale (C. const. Ukraine, 25 novembre 1998).

6. C’est la jurisprudence sud-africaine qui offre l’exemple le plus connu et le plus prometteur, grâce notamment à la décision Grootboom (Cour const. Afrique du sud, Government of the Republic of South Africa and Others v Grootboom and others 2001 (1) SA 46 [CC] en PDF ).

L’affaire, relative à des habitants d’un township de la banlieue du Cap expulsés, a permis à la Cour de concrétiser le droit au logement et le droit de l’enfant à un développement harmonieux, tous deux énoncés dans la Constitution arc-en-ciel,
en imposant aux pouvoirs publics une obligation d’agir dans des situations graves. La Cour a notamment souligné l’interdépendance entre les droits de l’homme, en déduisant de cette interrelation une obligation des pouvoirs publics à prendre en considération les droits sociaux lorsque leur non-réalisation menace d’autres droits, comme la dignité humaine ou l’égalité.

Elle insiste sur la nécessité pour l’État de prendre les mesures d’urgence, en s’appuyant sur trois considérations:

- D’abord, le caractère indérogeable de la réalisation progressive des droits économiques et sociaux ;

- ensuite, le constat selon lequel la réalisation progressive des droits économiques et sociaux ne signifie pas qu’il y ait des bénéfices minimum immédiatement exigibles mais impose en revanche à l’État d’avoir, au minimum, mis en place un programme cohérent et adapté ;

- enfin, les mesures prises par l’État ne peuvent pas être considérées comme adéquates ou raisonnables si elles ne bénéficient pas aux plus démunis.

7. On relèvera enfin que le tribunal suprême de la principauté de Monaco a reconnu, quant à lui, l’applicabilité directe du droit au logement reconnu à l’article 11-1 du PIDESC (déc. 12 oct. 2000, Association des locataires de la principauté de Monaco : comm. F. Colly, Mél. B. Janneau, Dalloz, 2002, p.3 et “DROIT AU LOGEMENT VERSUS DROIT DE PROPRIETE : A PROPOS D’UNE DECISION SYMPTOMATIQUE DU TRIBUNAL SUPREME DE MONACO”, Droits fondamentaux, Georges STAMATIADIS en PDF ). Cette décision est d’autant plus remarquable qu’elle a été rendue avec un tribunal composé de deux professeurs de droit français: MM. Drago et Delvolvé.

Enfin, notons que la HALDE s’est référée au « droit à la santé » proclamé par l’article 12 du PIDESC dans des recommandations pour constater le caractère discriminatoire de refus de soins opposés par des médecins aux bénéficiaires de la CMU (délib. Halde n°2006-232, 6 nov 2006 COMEGAS et CISS) ou de l’AME (délib. Halde, n°2007-40, 5 mars 2007).

Les illustrations ne manquent donc pas pour assurer une justiciabilité des droits sociaux. Reste aux juridictions françaises de franchir totalement le pas…


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