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J'Avais Oublié Le Lait.

Par Mélina Loupia
La première enseigne que j’ai remerciée de la confiance qu’elle m’avait accordée en renouvelant mon contrat pléthore de durées déterminées en moins de deux ans a eu un jour en retour l’honneur de m’attribuer une caisse spéciale.   La caisse réservée au paiement par carte « Bon Client ». Grâce à elle, le chaland fidèle entrait dans le carré V.I.P. Grâce à elle, le roi du caddie ne connaissait plus les queues interminables où l’on se caille les meules du fond du rayon charcuterie à 10 minutes de la fermeture. Grâce à elle, le bourgeois privilégié nargue le client moyen avec son hologramme rutilant. Grâce à elle, le chouchou du tapis neuf cumule une foule de points bonus sur la Tome de Savoie à longueur d’année. Grâce à elle, il a le loisir d’effectuer des retraits de devises aux intérêts usuriers, tout comme étaler ses dettes en 3, 4, 10 ou 20 mensualités, solder le dernier wagon du train électrique de Noël dernier le jour de la nativité de l’année suivante, entre temps, il va de soi que le train a déraillé dans la poubelle, mettant le feu à la queue du chat.   Grâce à elle, quand le client fait ses courses content, mais à crédit. Sauf que des crédits, les clients, ils en ont d’autres à fouetter. En conséquence de quoi, l’hôtesse de caisse réservée aux piliers de la maison, elle chôme.   En conséquence, quand j’y suis, j’erre dans les abysses de l’ennui. Pour duper mon cerveau et ma hiérarchie, je m’affaire. Je fais des moulinets avec mes petits bras, engoncée dans mon petit chemisier blanc, étranglée de mon petit foulard vert et rouge et réchauffée par mon petit gilet en pure laine polaire vermillon à peluches. Ainsi échauffée, je peux à présent procéder à la toilette poussée de mon îlot. Armée du pistolet détergent, j’efface le dernier passage du client égaré. Bombe spéciale inox dégoupillée, je lustre le carénage métallique du tapis. Pinceau brosse peigné, je débarrasse les joints des miettes de pain. Enfin, balayette en main, je dépoussière l’ensemble du mobilier fiduciaire.   Mon petit manège a tôt fait de me faire remarquer par le troupeau qui charge en ma direction. « Une caissière qui glande ! » À mesure que la meute fond sur moi, je dégaine lentement mon panneau magnétique que je colle à la seconde où le peloton de tête franchit la ligne de mon tapis et pile avec son caddie. Je décoche un petit sourire professionnel. « Bonjour, vous avez la carte du magasin ? » Sur ce je pointe ma pancarte « Caisse réservée porteur de carte », à l’aide de mon index déjà crasseux. « Non j’ai pas votre putain de carte, mais vous avez l’air de vous emmerder et ça bouchonne, c’est toutes des stagiaires ou quoi vos collègues ? » Je fais alors ma bergère gracieuse, me rassois et secoue la tête, en signe de regrets sincères. « Ah nanananan, je regrette. »   Pendant que la foule en colère me forge une solide réputation de prostituée des grands boulevards, je continue de m’emmerder, glander, tailler une pipe au vent, me limer les ongles ou me recoiffer dans le reflet du scanner, payée à rien foutre.   S’ils y regardaient à deux fois, ils verraient qu’en fait j’œuvre en aparté. En effet, le petit nécessaire de la parfaite caissière, gracieusement prêté à durée déterminée met à ma disposition de quoi lire, et écrire. Ainsi, quand le client fidèle boude ma caisse et que le lambda s’y fait donner congé, je dispose d’une amplitude horaire d’environs 4 heures pour penser à moi, un peu.   Quand ma réserve de rouleaux de tickets de caisse est suffisamment abondante, du moins bien plus régulièrement que celle du papier dans les toilettes des employés, je déroule une grande partie et y couche mes futurs textes. Réflexions de premier choix des clients, pensées impures, lettre d’amour inédites à Copilote qui, à deux boutiques de bricolage de là, se charge d’initier une jeune retraitée aux méandres de l’informatique, ou autre pense-bête.   Ce jour-là, après qu’une dynamique mère de famille s’est endettée sur 20 mois grâce à moi par digression, je vois qu’elle range dans son caddie bondée, entre une paire de jumelles hystériques en bas-âge, un carton de couches-culottes en promo et autres accessoires de puériculture inutiles, une boite de 20 œufs datés, 6 litres de lait entier, du caramel liquide et un petit livre de recettes d’entremets. Me voyant fort intéressés au contenu de sa dette, elle entre en communication adulte avec moi. « Ne faites jamais d’enfants, JAMAIS. -Mais des flans aux œufs maison, si. -Ah ça, elles aiment ça les flans aux œufs de maman, hein, si j’en avais pondus un de moins… -Vous faites vos flans vous-mêmes ? -Oui, mes chipies ne supportent pas autre chose en ce moment. -C’est facile ? -Oui, très, tu prends 8 œufs, tu les bats fort, tu fais bouillir ton lait entier et tu verses l’omelette dedans et là, tu bats sans arrêt, en plus ça te détends, après, tu fous du sucre, plein et tu fous au four, pendant que ça cuit, tu colles les mioches à la sieste et tu t’épiles. Après, tu laisses refroidir et tu le leur colle dans le bec. Avec 8 œufs au litre, elles font leurs nuits, tu peux me faire confiance. -Merci, je vois, je vous souhaite une bonne journée. -Avec elles, ça risque rien. »   À peine surprise de cet aboiement culinaire, je m’empresse de fouiller dans mon tiroir sans regarder, dans ma conscience professionnelle, pendant qu’un autre client préféré étale la vie de ses placards sous mon nez. Tout en scannant d’une main, je note à la va-vite les ingrédients dans l’ordre que la marâtre m’avait conté. Au moment du paiement, mon débiteur éphémère me tend un chéquier professionnel. « Monsieur, je regrette, mais cette caisse est réservée aux porteurs de la carte du magasin. -Je le sais, ça fait 15 ans que je viens ici une fois par semaine pour l’assoc’ dont je suis président, je vous montre le chèque pour que vous notiez l’adresse sur la facture. -Ah, vous voulez une facture, mais vous savez, je suis douée de parole et je sais répondre à des questions fermées, telles que « Je peux avoir une facture, s’il vous plait ? »… -Je suis navré mademoiselle mais… -Madame, et je vous prie de ne pas oublier le madame. -Je suis navrée madame, mais d’habitude, c’est une vieille peau qui tient votre caisse et lever un œil et décocher un sourire au client, ça lui écorche la gueule visiblement, alors je lui tends le chéquier et elle s’exécute. -Il semblerait que ce soit vous qui n’ayez pas levé l’œil, vous auriez alors constaté que la maison renouvelle régulièrement son stock d’hôtesses usées par des neuves et plus dociles. -Oh putain une marrante. »   Je rouvre donc mon tiroir et saisi sur la pile la première feuille de factures. Je remplis avec les bons mots dans les bons cadres, imprime le feuillet pour mon client qui n’en revenait pas qu’on lui ait mis une caissière toute neuve et réédite pour la boutique, sur une feuille vierge, prise dans le même tiroir.   On s’embrasserait presque, mais un vendredi soir, à 20h13, devant un millier de clients excédés, on décide de s’en tenir aux civilités de base, soit un « Au revoir, Merci », la queue du « SBAM », le ---« -Sourire-, Bonjour ! » ayant ouvert le débat.   Mon téléphone blanc manifeste sa présence d’un chant aigre. « T’as qu’à fermer et compter, j’en ai un plein cul, je dirai à la stagiaire de prendre tes cartes. -Merci. » Sur quoi, j’entame mon comptage, concentrée comme du lait.   Quand je sens une présence, matérialisée par l’ombre faite sur mon tiroir caisse. Je feins l’indifférence, encore le vigile de la semaine qui témoigne de son humour, chaque soir, il tente de me faire commettre l’erreur de caisse, m’obligeant ainsi à recompter toutes mes pièces jusqu’à ce que mes menaces s’en suivent. Mais je n’entends point ses railleries. Soit il est malade, soit on nous l’a changé. « Pardon Madame. » Je ne lève pas la tête. « Oui ? 28, 30, 32,34…Je regrette Monsieur, mais je suis en train de fermer ma caisse. -Et moi, j’allais fermer mon portefeuille quand je me suis aperçu que je vous avais par mégarde volé quelque chose. » Je lâche ma poignée de pièces jaunes, je sais que j’ai pas le cul sorti des ronces. Je lève la tête. « Attendez, mais vous avez réglé par carte, je vous ai fait une facture, j’ai mon stylo et les clés de ma bagnole dans ma poche, ma poitrine sur moi, j’ai rien perdu. Vous ne m’avez donc rien volé. »   Il me tend alors une facture pliée en 4. « Ah ça, je vous explique, ce sont les anciens exemplaires, ceux à 3 volets, un pour vous, un pour moi et un pour la banque, on finit les stocks, aujourd’hui, un seul suffit, ne vous tracassez pas, de toute façon, j’y suis pour recompter ma caisse. » Sans mot dire, il la déplie et me la pose à l’envers sur mon tapis. Je reconnais ma calligraphie emportée et ma recette de flan aux œufs.   « Un flan aux œufs, ça se réussit mieux avec du lait. Au revoir, Madame. »   J’avais oublié le lait.

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