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Lejade-Castelnerac : l'interview des francs-tireurs #1

Publié le 15 avril 2009 par Eric Viennot

Soul_Bubbles1 Ils interviennent souvent sur ce blog. Ils ont été primés tous les deux au dernier Festival du jeu vidéo de Paris : Olivier Lejade pour Soul Bubbles, Florent Castelnerac pour Trackmania United Forever. Tous les deux sont représentatifs de cette nouvelle génération de game designers français, attachés à leur indépendance, et pour lesquels le game design est quasiment un acte militant. Au moment où l’on évoque de plus en plus la montée en puissance des productions indépendantes et la révolution on-line qui est en train de bouleverser les relations développeurs/éditeurs, j’ai trouvé intéressant de donner la parole à ces deux figures de la scène indépendante française. Je les remercie d’avoir accepté de répondre chacun de leur côté. Et tels que je les connais, je suis certain que cette conversation continuera après la parution de ce billet…

Comment êtes-vous venus à travailler dans l’univers du jeu vidéo ?

Olivier Lejade :
Par chance ! J'ai toujours été passionné de jeux vidéos, ma première console était un Atari 2600 et mon premier ordinateur un Apple IIc sur lequel je jouais comme un fou à Bard's Tale et Wizardry. Puis l'âge d'or des consoles 8 puis 16 bits, du C64 et de l'Amiga avant de basculer dans l'ère de la Playstation et du PC. Mais professionnellement, je m'intéressais surtout au moyen de créer une entreprise stable autour du Logiciel Libre. C'était l'époque d'Ultima Online et l'apparition de ce premier univers persistant grand public m'a convaincu que c'était le moyen de réconcilier tous mes centres d'intérêts. C'est alors que j'ai fondé Nevrax, mon premier studio de jeu, qui avait vocation à développer un univers persistant, Ryzom. L'histoire s'est assez mal terminée mais c'est là que je suis vraiment tombé amoureux du jeu vidéo : de son processus créatif, sa promesse et ses enjeux et surtout des personnes qu'il attire.

Florent Castelnerac :
J'ai toujours aimé les jeux et essayé d'en faire. Très tard, j'ai réalisé que cela pouvait devenir mon métier et j'ai alors commencé, sans relâche, à rêver de travailler dans cet univers. J'ai trouvé un premier stage chez Delphine Software, puis chez Duran, une société qui m'a donné confiance et donner la possibilité de faire embaucher des anciens de mon école. Dix ans plus tard, nous sommes encore ensemble, avec d'autres personnes importantes qui nous ont rejoints. Et c'est avec la quasi totalité de la formidable équipe actuelle que nous avons sorti nos deux premiers jeux. C'est à ce moment-là que je me suis alors réellement senti travailler dans l'univers du jeu vidéo.

Comment définiriez-vous votre métier ? Game designer ? Producer ? Créateur ? Développeur ? Lequel de ces termes (ou un autre) vous semble le plus important dans la fonction que vous occupez au quotidien dans votre studio ?

Olivier Lejade :
Pom-pom girl ! Mais sinon je suis le directeur de création de Mekensleep. A ce titre, je suis chargé d'alimenter la créativité de toute l'équipe puis de la canaliser dans une direction donnée. Créer un jeu c'est prendre des milliers de décisions et je fais de mon mieux pour emporter l'adhésion de tous ceux qui travaillent dessus. Mais parfois, face à des choix où il est impossible d'être objectif ou de trouver un consensus dans le temps disponible, il faut une personne pour trancher subjectivement. J'assume ce rôle à Mekensleep ainsi que celui de porte parole quand les médias réclament un interlocuteur pour incarner la vision du studio et l'intention créative de l'équipe. Ensuite, dans le temps qu'il me reste, je m'occupe de la stratégie, du recrutement, des finances, des relations avec les partenaires, des contrats, de remplir la jarre à bonbons, etc... En somme, de tout ce qui relève de la production.

Au passage, le titre de game designer me paraît souvent mal employé. Pour moi, toutes les personnes qui participent aux choix créatifs pendant l'élaboration du jeu sont des game designers - et donc tous les membres de l'équipe de production ont droit à cette appellation. Si l'on veut parler d'une personne qui conçoit exclusivement des règles ou un système de jeu, il s'agirait plutôt d'un rules ou systems designer (un poste qui n'existe pas à Mekensleep). Et si l'on veut parler de la personne qui a le dernier mot sur l'oeuvre dans sa globalité, le titre de game director ou creative director me parait plus approprié.

Florent Castelnerac :
Les métiers du jeu vidéo sont variés, à l'image des jeux eux-mêmes. Dans mon cas, pour être précis, je me nommerais directeur d'invention. J'anime une équipe qui invente. Sans design, ni phase de production ou planning, nous travaillons toujours sur le mode de la R&D. Nous réalisons régulièrement des prototypes dont nous observons les effets en jouant ou en regardant les joueurs. Personnellement, en dehors des mails nécessaires à la conduite des affaires de l'entreprise, je passe le meilleur de mon temps à réfléchir seul ou à plusieurs. Cette réflexion est sous la forme de réunions, de recherches sur le papier ou encore d'interactions dans les forums auprès des joueurs.

En préambule, j’ai évoqué le terme de game design militant à votre sujet. Il me semble effectivement, qu’à travers vos créations, perce une certaine philosophie de ce que devraient être, selon vous, les jeux vidéo, en dehors de critères purement commerciaux ? Est-ce que ce terme vous parait juste et pouvez-vous préciser comment cela intervient dans votre démarche ?

Olivier Lejade :
Oui, c'est un terme dans lequel je reconnais plutôt bien notre démarche. Nous sommes militants dans le sens où nous assumons notre volonté de créer des jeux différents dans un contexte industriel qui pousse fortement au conformisme. J'ai envie - et avec moi les gens qui m'entourent - d'explorer le champ expressif du jeu vidéo et pas simplement de plagier le dernier titre qui a bien marché. Bien sûr, nous cherchons la rentabilité afin de poursuivre notre exploration - mais ce n'est pas l'obsession du profit qui dicte notre trajectoire.

Les moteurs de la création à Mekensleep sont plutôt le désir, la curiosité, le courage et le plaisir. Le désir de travailler sur tel sujet ou avec telle personne. La curiosité d'aller voir jusqu'où peuvent bien nous mener nos idées. Le courage d'abandonner celles qui se perdent en chemin. Et enfin, le plaisir de partager avec les joueurs le résultat de nos pérégrinations.

Florent Castelnerac :
Il peut y avoir un militantisme de forme et de fond. La forme, qui concerne ce qu'est le jeu vidéo, et le fond, qui toucherait davantage à ce qu'il peut véhiculer. Pour la forme, on me prend peut-être pour un militant, mais plutôt que d'affirmer qu'il y en a une, j'ai plutôt tendance à avancer l'idée que le jeu vidéo est multiforme. Cela me mène à régulièrement réagir face à ceux qui veulent le définir. Et si je dois m'exposer en affirmant quelque chose, je dirais que c'est l'art qui est un jeu, et non le contraire. De la même manière que toutes les choses de la vie peuvent être traduites en jeux, sérieux ou non. Sur le fond, le jeu vidéo, est assez loin de sa première raison d'être. Certains l'appellent l'industrie du divertissement alors que le jeu est instinctivement fait pour apprendre. Il peut nous apprendre beaucoup de chose par rapport à nous-mêmes, individuellement ou collectivement.
Par exemple, en faisant un jeu gratuit comme TrackMania Nations, les joueurs sont plus facilement en relation avec des joueurs d'autres pays.
Et lorsque l'on  touche des millions de jeunes dans le monde, on touche à la culture de demain. Avec un jeune homme sur trois cents, dans le monde, qui a joué à TM Nations ou à TM United, on a peut-être fait une micro contribution, avec notre équipe de douze personnes, au renforcement de l'opinion publique sur l'idée des nations unies. Et pour répondre d'avance aux moqueries éventuelles, je dis tout de suite que je préfère vivre avec l'illusion que je peux faire quelque chose, plutôt que vivre à l'abri des échecs. Et mon militantisme vient de là.

Comment jugez-vous l’évolution actuelle de l’industrie, notamment cette scission de plus en plus importante entre des blockbusters produits avec des dizaines de millions d’euros et des productions indépendantes peu couteuses qui ont souvent certaines difficultés à trouver leur public, notamment sur Wii et DS ?

Olivier Lejade :
Il me semble que les blockbusters aussi peinent souvent à trouver leur public ! Dépenser beaucoup d'argent n'est pas une garantie de succès commercial et encore moins un gage de qualité et quand on se plante, ça fait beaucoup plus mal... Pour moi le problème n'est pas tant l'argent qui est dépensé en production que celui qui est dépensé en marketing pour acheter les médias et l'attention des joueurs. Mais si l'on s'intéresse aux problèmes qui gênent la rentabilité des jeux indépendants il faudrait également parler du verrouillage des canaux de distribution (aussi bien physiques que dématérialisés) et surtout de la part qui revient au studio de création dans le coût final !

Florent Castelnerac :
L'industrie actuelle a grandi dans un contexte qui n'était pas du tout le même. Elle s'adressait aux joueurs réguliers et pouvait se démarquer par les évolutions technologiques de l'image. Les joueurs attendaient alors les suites comme des messies. Mais maintenant, les blockbusters ont multiplié leurs coûts de production et les revenus baissent. Ces blockbusters étaient les fondations de l'industrie. Elles sont donc aujourd'hui remises en question. Certains pensent que les joueurs occasionnels sont la relève, mais s'ils ont joué à tant de petits jeux, c'est peut-être qu'ils donnent juste une petite place au jeu dans leur coeur. On aime bien, on joue bien, mais on n'est pas passionné. C'est comme pour Kongregate avec ses 13667 jeux. Si on cherche une évolution générale, je pense que d'un côté les joueurs réguliers vont se consacrer de plus en plus à de moins en moins de jeux. Pour les joueurs occasionnels, on devrait se rapprocher de leur culture. Pour caricaturer, on pourrait voir deux formes prédominantes s'installer : les jeux en ligne d'un côté et les jeux traitant de sujets similaires à ce que l'on voit à la télé, comme le vélo, les séries, la nouvelle star ou Fort Boyard.
 Bien entendu, certains lecteurs pourraient crier au scandale. Pour ma part, je considère que la télévision a ses forces et qu'elle a de bonnes raisons d'être populaire.

Vous dirigez chacun un studio indépendant et vous êtes fortement attachés tous les deux à cette idée d’indépendance  vis-à-vis des constructeurs et des éditeurs ? Pour quelles raisons ? Ne pensez-vous pas qu’on puisse faire d’excellents jeux en étant intégrés ou adossés à un gros éditeur ou à un constructeur comme Ueda (Team Ico) avec Sony ou les frères Houser (Rockstar) avec Take 2 ?

Olivier Lejade :
Je crains fort que les situations que tu décris ne soient parfaitement exceptionnelles. Tant mieux pour les quelques directeurs de création qui parviennent à obtenir et conserver un véritable contrôle créatif à l'intérieur d'une multinationale. Ils sont peut-être une quinzaine dans le monde. Mais la majorité d'entre nous ne peut réellement disposer du contrôle créatif qu'en créant des structures indépendantes et en assumant les risques associés. En ce qui me concerne, l'indépendance c'est simplement le véhicule qui me donne la liberté d'aller là ou je veux.

Florent Castelnerac :
Contrairement à certaines idées reçues, l'indépendance a probablement peu à voir avec la recherche de qualité. On peut très bien faire d'excellents jeux chez les gros éditeurs. L'indépendance est selon moi, et comme son nom semble l'indiquer, une recherche de liberté. La liberté est intimement lié avec l'impression de pouvoir changer le cours des choses, pouvoir diriger sa vie et en l'occurrence, ici, son travail. Dans une équipe comme la nôtre, il est possible d'échanger tous les jours sur l'orientation.
Dans l'industrie, en général, il y a des chiffes qui circulent, comme ces fameux 20% de projets commercialisés qui sont rentables et ces 4% de projets lancés en production qui parviennent à être rentabilisés. Les témoignages des gens qui travaillent dans ces entreprises semblent corroborer l'ampleur des dégâts. C'est l'impression de dépendre d'une grosse machine ou d'actionnaires qui penseraient principalement aux revenus à court terme, ou pas du tout, qui engendre ce sentiment de manque de liberté. Si vous pouviez me convaincre que je peux parler avec la direction régulièrement, de la marche à suivre pour notre équipe et qu'elle a la marge de manœuvre pour y répondre, je veux bien.

La suite de cette interview croisée sera publiée la semaine prochaine...

Illustration : artwork de Soul Bubbles.


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