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Trois questions d'ontologie...

Publié le 06 mars 2009 par Kasparov
Trois questions d'ontologie...
Trois questions

J'admets comme allant de soi la conception générique de la vérité. Une vérité n'est pas un savoir, c'est-à-dire, d'une manière ou d'une autre, une structure, mais bien plutôt ce que la dite structure ne sait pas, ne détient nullement. La vérité, comme « trou dans le savoir » disait Lacan, et Badiou n'aura fait que de prolonger l'intuition lacanienne. Il lui a donné un raffinement mathématique quasi-infini, d'une part, en montrant comment la mathématique des ensembles (donc la mathématique nue) pouvait en préciser le concept ; il a en même temps redressé Lacan en déployant dans la multiplicité même cette généricité, ou indiscernabilité de la vérité, tandis que Lacan la maintenait dans un certain structuralisme du langage puisqu'elle s'induisait pour lui du noeud entre réel, symbolique et imaginaire, tandis que le noeud lui-même s'inférait de ce que nous sommes des étants si j'ose dire ''causants'', structurés par la langue, structurés dès lors par la causalité (et par son correlat projectif, temporel, futuriel : la finalité.)
Bien entendu, la pensée que Lacan développe du réel, sa célèbre définition (le réel c'est l'impossible) (entendons à symboliser, structurer) n'en fait pas le penseur de quelque idéalisme langagier. Le noeud entre les ordres, dont on sait qu'il est borroméen en ceci que délier l'un des ordres serait délier les trois à la fois, exclue un tel idéalisme. Néanmoins, le sujet barré lacanien, un sujet déjà soustractif, donc, vient de ce que le sujet s'abstente de signifiant en signifiant ''face'' au réel impossible à dire.
Disons que Badiou introduit un coefficient de matérialisme élevé dans la doctrine linguistico-structuraliste de son propre maître. Il injecte la généricité de la vérité, et son point local, le sujet, directement dans une ontologie du multiple dont le langage peut certes être une composante mais au milieu des choses, des éléments les plus divers, de la multiplicité en général.
Il faut dire, du reste, que Badiou n'a pas assez éclairé son rapport au langage, au symbolique en général. Le coup de force selon lequel les mathématiques sont le savoir de la multiplicité, en son être même, interdit, il est vrai, d'interroger la problématique Réel/Symbolique – et par là même, plus profondément encore, le rapport entre le symbolique et l'imaginaire, alors que tout ordre symbolique (y compris les opérateurs primordiaux d'une théorie comme celle des ensembles) suppose, peut-être, une anté-constitution, silencieuse, indescriptible, elle-même informalisable, et qui serait la part d'imaginaire, d'unification transcendantale, présidant à la position même d'un quelconque signe et de son aura synthétique, de son orbe analytique. J'avais déjà formulé des remarques en ce sens dans le chapitre Multiple et Phénomène de ma Philosophie d'Alain Badiou (pp 202-208) et puis dans Abîme.
L'intérêt pour Badiou d'un tel coup de force est évidemment d'obtenir une proposition hard-core qui déploie en une sorte de savoir absolu les arcanes de l'ontologie, si, décidément, être = multiplicités = mathématiques = théorie des ensembles. Il faut pour cela que les mathématiques ensemblistes soient de l'ordre du réel, en tous cas du seul véridique discours sur le réel qui soit humainement articulable, et, en conséquence, que le caractère symbolique des mathématiques reste dans l'ombre, et, avec lui, ce que le symbolique doit à l'imaginaire dans son déploiement le plus primordial ou originaire. En ce sens, l'épistémologie des mathématiques de Badiou est en même temps des plus claires. Diaphane jusqu'à l'absolu, celle qui se dit, cette épistémologie, ''platonicienne''. Mais peut-être pythagoricienne, à bien y réfléchir. La multiplicité structurelle est pour Badiou formalisable, et cette formalisation infinie (qui n'a comme terme que le vide, qui sera l' Être en tant qu'Être heideggérien précisément vidé de toute vanité romantique, ambiguë, ou humaine) est un déploiement immédiat, non-totalisable, qui induit dans l'immanence même de son champ la coupure mais récuse toute opération. L'étant (compris selon l'être) est vide, infini, non-totalisable, non-opératoire. Et son fourmillement est de lui-même coupure.
La coupure, le non-opératoire, tels sont aussi bien les thèmes majeurs d'un des livres de Badiou que ses lecteurs et commentateurs ont parfois tendance à oublier, Le Nombre et les nombres, et qui, cependant, me semble indispensable à la compréhension de la brutalité épistémologique de sa pensée. Badiou ne fait pas exception, si systématique soit son effort, à la seule règle qui gouverne, au fond, la philosophie, celle selon laquelle il y aura toujours de l'implicite à expliciter... De ce point de vue, Le Nombre est ce livre où Badiou, jusqu'à maintenant, a le mieux montré l'indissociabilité de ces deux concepts, coupure et effectivité absolue, c'est-à-dire refus de toute conception opérationnelle des mathématiques, de la multiplicité même, en conséquence.
Pourquoi est-ce important ? Parce que, d'une part, toute philosophie de la multiplicité qui chercherait une autre voie que la structurelle devra en effet manier l'opération comme catégorie première et quelque peu magique. C'est très clair chez Deleuze, que Badiou récuse ainsi. Parce que, d'autre part, cette question se reflète dans le domaine, plus particulier, de l'épistémologie des mathématiques. Dès que vous faites, en mathématiques, une place à la question de l'opération, plus encore de l'opération sous-jacente, vous phénoménologisez cette épistémologie et vous circulez entre Brouwer, au pire, et Desanti, au mieux. Il y a là un double NON ! propre à Badiou, parfaitement cohérent, et sévèrement administré : il n'y a pas d'opération, nulle part, jamais, dans la mathématique, sinon du point de vue d'une histoire des mathématiques, de la manière dont l'humain accède avec des outils et des points de vues, des constructions théoriques et historiques, à la déductibilité infinie des multiplicités, à la fois parfaitement pensable en sa forme, et inaccessible, sur-humaine en l'exposition de son entièreté matérielle : nul, en effet, n'a l'heur de contempler d'un coup un seul l'immanence infinie des nombres. Mais chacun peut comprendre ce qu'ils sont...
Le premier non ! s'adresse donc à l'ontologie, le second à la philosophie des mathématiques. Mais que l'un soit l'écho indissociable de l'autre, c'est évident. Prenez par exemple la théorie des observateurs partiels de Deleuze et Guattari. Aussi bien peut-on dire qu'elle réintroduit immédiatement dans l'épistémologie des mathématiques un quelconque intuitionnisme. Au fond, pour Badiou, l'épistémologie des mathématiques n'existe pas. Et c'est précisément cela reprendre le geste de Platon qui affirmait que les objets mathématiques étaient dignes de l'intelligible, en leur section dianoïque, du moins. C'est affirmer que les mathématiques délivrent la multiplicité même. Le sujet ne (se) fait que d'y parvenir, à la mathématicité. Nullement n'est-il, peu ou prou, constituant d'une telle mathématicité. De même que l'âme platonicienne, déliée du corps autant qu'elle le peut, ne fait que de s'élever à sa nature véritable dans la contemplation des Idées, mais jamais ne les produit ou ne les modifie.
Je n'ai du reste peut-être pas assez éclairé dans les lignes qui précèdent un point, qui pourtant est la clef de voûte de ce refus de toute épistémologie des mathématiques, et de cette affirmation, corrélative - que l'on dira, au choix, pure ou brutale - d'une ontologie mathématiquement intégrale. Je veux dire que la coupure s'induit pour Badiou de la multiplicité même, pensée en son être. C'est l'immense différence d'avec Deleuze, qui veut ses connections. Qui machine et connecte les multiplicités vivantes et vibrantes, non sans voir, cela dit, que toute connexion est en même temps une disjonction... Puisque tout dépend, en effet, depuis quelle orientation ou quelle intensité elle est conçue. Mais enfin, l'on dira en raccourci que Deleuze connecte pour couper. Tandis que Badiou coupe pour connecter.
Une coupure, si l'on en revient à la question du symbolique, en termes lacaniens, à la possibilité représentationnelle humaine en général, voilà qui n'est pas rien. Couper, c'est extraire, c'est représenter, c'est rendre possible l'unité même qui expose quoi que ce soit d'humainement pensable. La coupure est la seule faiseuse d'unité. Couper, délimiter, unifier, représenter sont en fait indissociables. L'idée de Badiou est alors la suivante : la multiplicité même enjoint la coupure. La multiplicité, c'est (pour parodier Lacan) ce qui ne cesse pas de ne pas cesser de se laisser (dé)couper. C'est une proposition qu'il faut entendre à juste hauteur : dans les philosophies de l'Un, l'Un doit à tout prix rassembler son multiple ; dans les philosophies du multiple, le geste premier, de résistance, est d'échapper à l'Un, sous toutes ses formes. Or, Badiou dit ceci : l'unité est dans la multiplicité comme découpe nécessairement induite par sa propre immanence. L'unité n'est donc pas exactement un fantôme divin, mais un effet des multiplicités. Un effet déductible. Ce n'est pas l'Unité comme Totalité métaphysique des multiplicités, l'Unicité des mondes, l'Englobante, l'Ensemble de tous les ensembles, mais plutôt ceci que le multiple est toujours présenté, selon une échelle donnée, ce qui est sa découpe même. Ainsi la dialectique immémoriale du multiple et de l'Un est-elle résolue, mais de l'intérieur même, cette fois ci, contre toute la tradition métaphysique, de la multiplicité. Ce n'est pas l'Un qui a des effets (immanent) de multiplicités ; mais les multiplicités qui génèrent des effets provisoires d'un, au sens d'une identification, d'une présentation.
La coupure n'est pas une opération, mais une exposition du multiple. Badiou montrera par exemple que nous ne faisons que circuler dans l'absolu fourmillement de l'essence du Nombre par les opérations élémentaires de l'arithmétique (addition, soustraction, multiplication, division) qui ne sont que ces moyens symboliques par lesquels notre humanité fait repère dans l'immanence de ces coupures infiniment là. Nous n'opérons qu'en toute apparence, pour accéder à la pensée de cette coupure-là.

Bien entendu, il y aurait beaucoup à dire sur les liens nouveaux (et les difficultés) que cette pensée de la coupure rencontre, du point de vue de l'ontologie, lorsqu'elle se surimpose à une pensée de l'apparaître, qui par définition consiste. C'est le débat entre L'Être et l'Evenement et Logique des mondes, loin d'être clos, ni même bien établi.

L'intention n'est cependant pas, pour cette fois, de se jeter dans un tel et vaste océan problématique.

En résumé, il y a ces gestes, forts :

1. Délier la vérité du savoir, l'indiscernable de la structure. Geste lacanien.
2.Mais délier cette pensée même du rapport symbolique/imaginaire/réel, trop dépendant, en dernier lieu, d'un structuralisme - même soustractiviste - du langage.
3. En conséquence, contre Lacan, affirmer que le symbolique (mathématique) est l'ontologie même. Sans reste d'imaginaire. Dire le dicible de la structure ontico-ontologique.
4. Ce qui revient à affirmer qu'il n'y a pas d'épistémologie des mathématiques (tout juste y aura-t-il une histoire, du point de vue strictement et faiblement humain). Comment, en effet, pourrait-il y avoir une épistémologie de l'ontologie ?
5. Montrer que les effets d'unité sont des effets des multiplicités, des coupures, et que la multiplicité est cette infinité effective, sans nul besoin des catégories physiques et phénoménologiques (c'est-à-dire magiques au regard des mathématiques) qui relèvent les premières d'une thématique du mouvement et du relationnel, les secondes d'une puissance constituante ou interférentielle du sujet.
6. Inscrire en indiscernable - excrire déductiblement, si l'on préfère - la vérité dans cette structure réelle, la multiplicité même.

Quelles sont alors les questions qui viennent à l'esprit ? Il y en a principalement trois :

1. Peut-on réellement accéder à l'être même des étants par le symbolique mathématique ? Le symbolique ne se constitue-t-il pas selon un minima d'imaginaire, même dans le langage formel, qui suppose lui aussi une sorte d'identité préalable à toute position. La coupure suffira-t-elle à expliquer les effets d'unité ? Tant dans la présentation que dans l'humaine pensée en reflet. Peut-on, finalement, écrire mathématique = symbolique = réel ? Et laisser l'imaginaire à quelque fond poétique, peut-être. Faire si grande violence, à la fois (et curieusement) matérialiste et platonicienne, au noeud borroméen de Lacan ?
2. A supposer qu'on admette la réduction selon laquelle réel = symbolique = ontico-ontologie, sans spectre d'imaginaire aucun, quel est alors le réel dont il est question ? C'est là la question de la « matière », dont je dois dire qu'elle m'a toujours troublée dans l'oeuvre de Badiou. L'originalité de Badiou est bien entendu de corréler le matérialisme aux idéalités mathématiques pour construire une sorte de vaste système qui traiterait de la différence ontico-ontologique laissée en héritage par Heidegger. Autant dire que la « matière » dont il est question, la pure multiplicité mathématique, est des plus abstraites. Ce n'est nullement un matérialisme (de la) physique. Badiou active du reste constamment Platon contre Aristote, et les deleuziens sont pour lui des aritotéliciens contemporains. Mais tout de même : il est curieux que la question de la matérialité physique de notre monde soit comme ignorée par ce système. Le lecteur désireux de découvrir Logiques des mondes pouvait bien s'imaginer que le thème en serait la relation mathématique-physique ; il aura découvert que cette question n'est nulle part traitée et qu'il s'agit de part en part, pour Badiou, du rapport mathématique-logique en ce qu'il implique une pensée de l'apparaître après une pensée de l'être. Qu'il s'agisse de l'ontico-ontologie du tome 1 de l'Être et l'Evenement ou de cette phénoménologie sans sujet du tome 2, point n'est question de la matérialité concrète et singulière à laquelle la physique voue sa pensée. Or, de toute évidence, l'effectivité pure et infinie que déploie aussi bien le tome 1 que le tome 2, dans l'ordre de l'être comme dans celui de l'apparaître, dans ce vaste système où le concept a raison de tout, cette effectivité, donc, n'est pas encore une pensée de la matérialité même. Badiou récuse évidemment une catégorie comme le possible, et le virtuel deleuzien, en dépit de sa volonté de ne pas appartenir à une telle catégorie, reste pour lui, semble-t-il, une variation sur cette catégorie magique qui ne parvient nullement à établir la totale effectivité des infinités. Néanmoins, on doit se demander si cette totale effectivité de l'être et de l'apparaître n'est pas en dernier lieu un système de possibilités déductives au regard de l'immanence réellement matérielle à la fois restrictive et donnée par une sorte de nécessité-de-contingence. Il y a à la fois plus et moins dans cette matérialité que dans les ordres logiques et mathématiques qui en disent plutôt le transcendantal conditionnant. Moins parce que tout ce qui est mathématique n'est pas physique, bien que tout ce qui est physique soit en même temps conditionné aux mathématiques. Un vase soudain brisé aurait pu se briser mathématiquement d'une infinité de manière, mais il y a ceci qu'il s'est ainsi brisé. Où et comment cette effectivité se trouve-t-elle pensée par le système ? Il y a plus, en ce sens, dans la physique que dans la mathématique, parce que commence à s'y trouver pensé l'événement même (fut-il légal, mécanique) des structures. L'événement effectif du monde, si l'on peut dire. Ce que l'on pourrait appeler la ''nécessité-de-contingence'' du réel.

3.La troisième interrogation concerne le générique, plus exactement la position du générique. Le schéma badiousien consiste en un triple geste : a- déployer de strictes structures b-insérer en elles la possibilité paradoxale de l'événement c-penser structurellement les conséquences de l'événement. Comme on le sait la théorie de la vérité générique intervient en ce dernier moment et à la condition de l'existence d'événement. Il est cependant remarquable que son versant mathématique, la mathématique des ensembles de Cohen, ne soit évidemment pas registrable à un événement quelconque. Cohen démontre qu'il peut y avoir des ensembles génériques dans la Théorie des ensembles, de même qu'il est possible d'accepter ou de refuser l'axiome de choix, ou de construire des ensembles génériques. Autrement dit, rien, dans la version mathématique de Cohen, ne nécessite pour sa part un quelconque événement. Badiou dira bien avec prudence que cette théorie ne fait que de montrer la possibilité dans l'ordre de l'être de la généricité. Mais à vrai dire, plus simplement, toutes sortes de théorèmes mathématiques (aussi bien le problème du continu que celui de Gödel) auraient suffi à faire admettre que la mathématique est travaillée par une certaine généricité (ce qui n'est pas sans rapport, du coup, avec la première question.) De cela suit en tous cas une question sur le lieu du générique. Badiou l'a chassé avec constance des structures, en y substituant cette pensée des infinis qui suffirait à rendre compte de ce que nous pourrions supposer être générique dans la mathématique ; cela pour la réserver, localement, à l'advenue de l'événement , à ses conséquences et à une doctrine du sujet qui s'y intègre ou s'y incorpore. Mais que se passe-t-il si l'on se met à penser la généricité de manière beaucoup plus globale, dans les structures mêmes, en amont des événements, et non pas en aval ? L'ontologie devient alors, au mieux, une quasi-ontologie.

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