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Pour Benoît XVI, la révolution chrétienne naît dans la liturgie

Publié le 21 avril 2009 par Walterman

Le manifeste du pape Benoît: "De cette façon la transformation du monde trouve son commencement"

Pour Benoît XVI, la révolution chrétienne naît dans la liturgie et son "canon", sa règle constitutive, est la grande prière eucharistique. Il l'a expliqué dans son homélie du Jeudi Saint et, antérieurement, lors d'une catéchèse tout aussi surprenante

par Sandro Magister



  Pour Benoît XVI, la révolution chrétienne naît dans la liturgie

ROME, le 14 avril 2009 – Pendant la récente semaine sainte, Benoît XVI a prononcé à chaque célébration une homélie, de celles qui sont vraiment siennes du premier au dernier mot. Les homélies sont désormais un signe distinctif de ce pontificat. Peut-être encore le moins connu et le moins compris. Mais sûrement le plus révélateur.
Benoît XVI n’est pas que théologien, il est encore davantage liturge et prédicateur. Ce caractère distinctif, www.chiesa l’a mis plusieurs fois en évidence, par exemple l’an dernier tout de suite après Pâques, en mettant en ligne les six homélies de la semaine sainte en bloc, et à l’automne, en rassemblant dans un livre – édité par Scheiwiller (Gruppo 24 Ore) – les homélies de Benoît XVI au cours de toute l’année liturgique qui venait de s’achever.
Mais à l’issue de la semaine sainte de cette année, le lecteur ne trouvera pas ci-dessous toutes les homélies prononcées par le pape à cette occasion. Il pourra les lire aisément sur le site du Vatican, en cliquant sur le lien à la fin de la page.
Une seule des homélies pontificales pendant le triduum pascal est reproduite ci-dessous, celle du soir du Jeudi Saint.
Tout de suite après, le lecteur trouvera un texte de Benoît XVI datant d’il y a quelques mois: sa catéchèse lors de l'audience générale du mercredi 7 janvier 2009.
Les deux textes sont étroitement liés. Dans l’un et l’autre, le pape explique les mots et le sens profond du Canon Romain, la prière centrale et constitutive de la messe, la plus ancienne de celles qui sont utilisées dans le monde entier à travers l'actuel missel de l’Eglise de Rome.
A la messe "In cena Domini" du Jeudi Saint, le Canon Romain comporte des variantes propres à ce jour. Et Benoît XVI en met le caractère particulier en lumière dès les premiers mots de son homélie.
Mais c’est au sens global de cette prière liturgique capitale que le pape consacre toute la suite de son homélie.
Il fait de même dans un passage de la catéchèse du 7 janvier, qui pour le reste vise à présenter le culte chrétien dans son ensemble. Ce culte que le Canon Romain, à la suite de saint Paul, définit comme "rationabile".
Dans les langues modernes, la traduction courante de "rationabile" est "spirituel". Mais Benoît XVI met en garde contre l’idée que le culte chrétien serait quelque chose de métaphorique, de moral, de purement intérieur. Non, explique-t-il, le vrai culte chrétien prend les hommes et le monde dans leur intégralité, il est aussi corporel et matériel, c’est une "liturgie cosmique" où "les peuples unis dans le Christ, le monde, deviennent gloire de Dieu".
Dans la production théologique et liturgique moderne, il est très rare de rencontrer une explication du sens du culte chrétien qui soit aussi pénétrante que ces deux textes de prédication du pape.
Voici donc ci-après, dans l'ordre:
– l'homélie de Benoît XVI à la messe "In Cena Domini" de Jeudi Saint dernier;
– la catéchèse du 7 janvier 2009 sur le culte "spirituel";
– les liens vers les textes intégraux du Canon Romain en latin et en langue moderne;
– d’autres renvois à l'ensemble des homélies pontificales.


1. Homélie du Jeudi Saint, 9 avril 2009, sur le Canon Romain

par Benoît XVI

Chers frères et sœurs, "Qui, pridie quam pro nostra omniumque salute pateretur, hoc est hodie, accepit panem": ainsi dirons-nous aujourd’hui dans le Canon de la Messe. "Hoc est hodie" – la Liturgie du Jeudi Saint insère dans le texte de la prière la parole "aujourd’hui", soulignant ainsi la dignité particulière de cette journée. C’est aujourd’hui qu’Il l’a fait: pour toujours, il s’est donné lui-même à nous dans le Sacrement de son Corps et de son Sang. Cet "aujourd’hui" est avant toute chose le mémorial de la Pâques d’alors. Mais il est davantage encore. Avec le Canon, nous entrons dans cet "aujourd'hui". Notre aujourd'hui rejoint son aujourd'hui. Il fait cela maintenant. Par la parole "aujourd'hui", la Liturgie de l’Église veut nous amener à porter une grande attention intérieure au mystère de ce jour, aux mots dans lesquels il est exprimé. Cherchons donc à écouter de façon neuve le récit de l’institution comme l’Église l’a formulé sur la base de l’Écriture, tout en contemplant le Seigneur.
En premier lieu, il est frappant que le récit de l’institution ne soit pas une phrase autonome, mais qu’il débute par un pronom relatif: qui pridie. Ce "qui" rattache le récit entier aux paroles précédentes de la prière, "… qu’elle devienne pour nous le corps et le sang de ton Fils bien-aimé, Jésus Christ, notre Seigneur". De cette façon, le récit est lié à la prière précédente, à l’ensemble du Canon, et il devient lui-même une prière. Ce n’est pas simplement un récit qui est ici inséré, et il ne s’agit pas davantage de paroles d’autorité indépendantes, qui viendraient interrompre la prière. C’est une prière. C’est seulement dans la prière que s’accomplit l’acte sacerdotal de la consécration qui devient transformation, transsubstantiation de nos dons du pain et du vin dans le Corps et le Sang du Christ. En priant, en cet instant capital, l’Église est en accord total avec l’événement du Cénacle, puisque l’agir de Jésus est décrit par ces mots: "gratias agens benedixit" – il rendit grâce par la prière de bénédiction. Par cette expression, la Liturgie romaine a énoncé en deux mots ce qui dans l’hébreu "berakha" n’est qu’un seul mot et qui dans le grec apparaît en revanche à travers les deux termes "eucharistie" et "eulogie". Le Seigneur rend grâce. En rendant grâce, nous reconnaissons que telle chose est un don que nous recevons d’un autre. Le Seigneur rend grâce et par là il rend à Dieu le pain, "fruit de la terre et du travail des hommes", pour le recevoir à nouveau de Lui. Rendre grâce devient bénir. Ce qui a été remis entre les mains de Dieu, nous est retourné par Lui béni et transformé. La Liturgie romaine a raison, donc, en interprétant notre prière en ce moment sacré par les paroles: "offrons", "supplions", "prions d’accepter", "de bénir ces offrandes". Tout cela est contenu dans le terme "eucharistie".
Il y a une autre particularité dans le récit de l’institution rapporté dans le Canon romain, que nous voulons méditer en ce moment. L’Église priante regarde les mains et les yeux du Seigneur. Elle veut comme l’observer, elle veut percevoir le geste de sa prière et de son agir en cette heure singulière, rencontrer la figure de Jésus, pour ainsi dire, même à travers ses sens. "Il prit le pain dans ses mains très saintes…". Regardons ces mains avec lesquelles il a guéri les hommes; les mains avec lesquelles il a béni les enfants; les mains, qu’il a imposées aux hommes; les mains qui ont été clouées à la Croix et qui pour toujours porteront les stigmates comme signes de son amour prêt à mourir. Maintenant nous sommes chargés de faire ce qu’Il a fait: prendre entre les mains le pain pour que, par la prière eucharistique, il soit transformé. Dans l’Ordination sacerdotale, nos mains ont reçu l’onction, afin qu’elles deviennent des mains de bénédiction. En cette heure, prions le Seigneur pour que nos mains servent toujours plus à porter le salut, à porter la bénédiction, à rendre présente sa bonté!
De l’introduction à la prière sacerdotale de Jésus (cf. Jn 17, 1), le Canon prend ensuite les paroles suivantes: "Les yeux levés au ciel, vers toi, Dieu, son Père tout-puissant…" Le Seigneur nous enseigne à lever les yeux et surtout le cœur. À élever le regard, le détachant des choses du monde, à nous orienter vers Dieu dans la prière et ainsi à nous relever. Dans une hymne de la prière des heures nous demandons au Seigneur de garder nos yeux, afin qu’ils n’accueillent pas et ne laissent pas entrer en nous les "vanitates" – les vanités, les futilités, ce qui est seulement apparence. Nous prions pour qu’à travers nos yeux n’entre pas en nous le mal, falsifiant et salissant ainsi notre être. Mais nous voulons surtout prier pour avoir des yeux qui voient tout ce qui est vrai, lumineux et bon; afin que nous devenions capables de voir la présence de Dieu dans le monde. Nous prions afin que nous regardions le monde avec des yeux d’amour, avec les yeux de Jésus, reconnaissant ainsi les frères et les sœurs, qui ont besoin de nous, qui attendent notre parole et notre action.
En bénissant, le Seigneur rompit ensuite le pain et le distribua à ses disciples. Rompre le pain est le geste du père de famille qui se préoccupe des siens et leur donne ce dont ils ont besoin pour la vie. Mais c’est aussi le geste de l’hospitalité par lequel l’étranger, l’hôte est accueilli dans la famille et il lui est consenti de prendre part à sa vie. Partager – partager avec, c’est unir. Par le fait de partager une communion se crée. Dans le pain rompu, le Seigneur se distribue lui-même. Le geste de rompre fait aussi mystérieusement allusion à sa mort, à son amour jusqu’à la mort. Il se distribue lui-même, le vrai "pain pour la vie du monde" (cf. Jn 6, 51). La nourriture dont l’homme a besoin au plus profond de lui-même est la communion avec Dieu lui-même. Rendant grâce et bénissant, Jésus transforme le pain, il ne donne plus du pain terrestre, mais la communion avec lui-même. Cette transformation, cependant, veut être le commencement de la transformation du monde. Afin qu’il devienne un monde de résurrection, un monde de Dieu. Oui, il s’agit d’une transformation. De l’homme nouveau et du monde nouveau qui prennent leur commencement dans le pain consacré, transformé, transsubstantié.
Nous avons dit que le fait de rompre le pain est un geste de communion, d’union par le fait de partager. Ainsi, dans le geste même est déjà indiquée la nature profonde de l’Eucharistie: elle est "agape", elle est amour rendu corporel. Dans le mot "agape" les significations d’Eucharistie et d’amour s’interpénètrent. Dans le geste de Jésus qui rompt le pain, l’amour auquel nous participons a atteint sa radicalité extrême: Jésus se laisse rompre comme pain vivant. Dans le pain distribué nous reconnaissons le mystère du grain de blé, qui meurt et qui ainsi porte du fruit. Nous reconnaissons la nouvelle multiplication des pains, qui vient de la mort du grain de blé et qui continuera jusqu’à la fin du monde. En même temps nous voyons que l’Eucharistie ne peut jamais être seulement une action liturgique. Elle est complète seulement si l’"agape" liturgique devient amour dans le quotidien. Dans le culte chrétien les deux choses deviennent une – le fait d’être comblés par le Seigneur dans l’acte cultuel et le culte de l’amour à l’égard du prochain. Demandons en ce moment au Seigneur la grâce d’apprendre à vivre toujours mieux le mystère de l’Eucharistie si bien que de cette façon la transformation du monde trouve son commencement.
Après le pain, Jésus prend la coupe remplie de vin. Le Canon romain qualifie la coupe que le Seigneur donne à ses disciples, de "praeclarus calix" (de coupe glorieuse), faisant allusion ainsi au Psaume 22 [23], ce Psaume qui parle de Dieu comme du Pasteur puissant et bon. On y lit: "Tu prépares la table pour moi devant mes ennemis… ma coupe est débordante" – calix praeclarus. Le Canon romain interprète ces paroles du Psaume comme une prophétie qui se réalise dans l’Eucharistie: Oui, le Seigneur nous prépare la table au milieu des menaces de ce monde, et il nous donne la coupe glorieuse – la coupe de la grande joie, de la vraie fête, à laquelle tous nous aspirons ardemment – la coupe remplie du vin de son amour. La coupe signifie les noces: maintenant est arrivée l’ "heure", à laquelle les noces de Cana avaient fait allusion de façon mystérieuse. Oui, l’Eucharistie est plus qu’un banquet, c’est un festin de noces. Et ces noces se fondent dans l’auto-donation de Dieu jusqu’à la mort. Dans les paroles de la dernière Cène de Jésus et dans le Canon de l’Église, le mystère solennel des noces se cache sous l’expression "novum Testamentum". Cette coupe est le nouveau Testament – "la nouvelle Alliance en mon sang", tel que Paul rapporte les paroles de Jésus sur la coupe dans la deuxième lecture d’aujourd’hui (1 Co 11, 25). Le Canon romain ajoute: "de l’alliance nouvelle et éternelle" pour exprimer l’indissolubilité du lien nuptial de Dieu avec l’humanité. Le motif pour lequel les anciennes traductions de la Bible ne parlent pas d’Alliance mais de Testament, se trouve dans le fait que ce ne sont pas deux contractants à égalité qui ici se rencontrent, mais entre en jeu l’infinie distance entre Dieu et l’homme. Ce que nous appelons nouvelle et ancienne Alliance n’est pas un acte d’entente entre deux parties égales, mais le simple don de Dieu qui nous laisse en héritage son amour – lui-même. Il est certain, par ce don de son amour, abolissant toute distance, qu’il nous rend finalement vraiment "partenaire" et le mystère nuptial de l’amour se réalise.
Pour pouvoir comprendre ce qui arrive là en profondeur, nous devons écouter encore plus attentivement les paroles de la Bible et leur signification originaire. Les savants nous disent que, dans les temps lointains dont nous parlent les histoires des Pères d’Israël, "ratifier une alliance" signifie "entrer avec d’autres dans un lien fondé sur le sang, ou plutôt accueillir l’autre dans sa propre fédération et entrer ainsi dans une communion de droits l’un avec l’autre. De cette façon se crée une consanguinité réelle bien que non matérielle. Les partenaires deviennent en quelque sorte "frères de la même chair et des mêmes os". L’alliance réalise un ensemble qui signifie paix (cf. ThWNT II, 105-137). Pouvons-nous maintenant nous faire au moins une idée de ce qui arrive à l’heure de la dernière Cène et qui, depuis lors, se renouvelle chaque fois que nous célébrons l’Eucharistie? Dieu, le Dieu vivant établit avec nous une communion de paix, ou mieux, il crée une "consanguinité" entre lui et nous. Par l’incarnation de Jésus, par son sang versé, nous avons été introduits dans une consanguinité bien réelle avec Jésus et donc avec Dieu lui-même. Le sang de Jésus est son amour, dans lequel la vie divine et la vie humaine sont devenues une seule chose. Prions le Seigneur afin que nous comprenions toujours plus la grandeur de ce mystère! Afin qu’il développe sa force transformante dans notre vie intime, de façon que nous devenions vraiment consanguins de Jésus, pénétrés de sa paix et également en communion les uns avec les autres.
Maintenant, cependant, une autre question se pose encore. Au Cénacle, le Christ a donné aux disciples son Corps et son Sang, c’est-à-dire lui-même dans la totalité de sa personne. Mais a-t-il pu le faire? Il est encore physiquement présent au milieu d’eux, il se trouve devant eux! La réponse est: en cette heure Jésus réalise ce qu’il avait annoncé précédemment dans le discours sur le Bon Pasteur: "Personne ne m’enlève ma vie: je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner, et le pouvoir de la reprendre…" (Jn 10, 18). Personne ne peut lui enlever la vie: il la donne par sa libre décision. En cette heure il anticipe la crucifixion et la résurrection. Ce qui se réalisera là, pour ainsi dire, physiquement en lui, il l’accomplit déjà par avance dans la liberté de son amour. Il donne sa vie et la reprend dans la résurrection pour pouvoir la partager pour toujours.
Seigneur, aujourd’hui tu nous donnes ta vie, tu te donne toi-même à nous. Pénètre-nous de ton amour. Fais-nous vivre dans ton "aujourd’hui". Fais de nous des instruments de ta paix! Amen.


2. Catéchèse du 7 janvier 2009, sur le culte "spirituel"
par Benoît XVI
Chers frères et sœurs, en cette première audience générale de 2009, je désire adresser à tous mes vœux fervents pour la nouvelle année qui vient de commencer. Ravivons en nous l'engagement à ouvrir au Christ notre esprit et notre cœur, pour être et vivre comme ses véritables amis. Sa compagnie aura pour effet que cette année, malgré ses inévitables difficultés, soit un chemin plein de joie et de paix. En effet, ce n'est que si nous restons unis à Jésus, que l'année nouvelle sera bonne et heureuse.
L'engagement d'union avec le Christ est l'exemple que nous offre également saint Paul. En poursuivant les catéchèses qui lui sont consacrées, nous nous arrêtons aujourd'hui pour réfléchir sur l'un des aspects importants de sa pensée, celui qui concerne le culte que les chrétiens sont appelés à exercer. Par le passé, on aimait parler d'une tendance plutôt anti-cultuelle de l'apôtre, d'une "spiritualisation" de l'idée du culte. Aujourd'hui, on comprend mieux que Paul voit dans la Croix du Christ un tournant historique, qui transforme et renouvelle radicalement la réalité du culte. C'est en particulier dans trois textes de la Lettre aux Romains qu'apparaît cette nouvelle vision du culte.
1. Dans Rm 3, 25, après avoir parlé de la "rédemption accomplie dans le Christ Jésus", Paul continue par une formule mystérieuse pour nous et dit ceci:  Dieu "l'a exposé, instrument de propitiation par son propre sang moyennant la foi". Avec cette expression pour nous plutôt étrange – "instrument de propitiation" – saint Paul fait allusion à ce qu'on appelle la "propitiation" du temple antique, c'est-à-dire le couvercle de l'arche de l'alliance, que l'on pensait être un point de contact entre Dieu et l'homme, un point de sa présence mystérieuse dans le monde des hommes. Le grand jour de la réconciliation – "yom kippur" –, cette "propitiation" était aspergée avec le sang d'animaux sacrifiés – un sang qui portait symboliquement les péchés de l'année écoulée au contact de Dieu, et ainsi les péchés jetés dans l'abîme de la bonté divine étaient presque absorbés par la force de Dieu, dépassés, pardonnés. La vie commençait à nouveau.
Saint Paul évoque ce rite et dit:  ce rite était l'expression du désir que l'on puisse réellement mettre toutes nos fautes dans l'abîme de la miséricorde divine et les faire ainsi disparaître. Mais avec le sang des animaux, ce processus ne se réalise pas. Un contact plus réel entre faute humaine et amour divin était nécessaire. Ce contact a eu lieu dans la croix du Christ. Le Christ, vrai Fils de Dieu, qui s'est fait vrai homme, a assumé en lui toute notre faute. Il est lui-même le lieu de contact entre la misère humaine et la miséricorde divine; dans son cœur se dilue la masse triste du mal accompli par l'humanité et la vie se renouvelle.
En révélant ce changement, saint Paul nous dit:  Avec la croix du Christ – l'acte suprême de l'amour divin devenu amour humain – le vieux culte comprenant des sacrifices d'animaux dans le temple de Jérusalem est terminé. Ce culte symbolique, culte de désir, est à présent remplacé par le culte réel:  l'amour de Dieu incarné en Christ et porté à sa plénitude dans la mort sur la croix. Ce n'est donc pas la spiritualisation d'un culte réel, mais au contraire le culte réel, le vrai amour divin-humain remplace le culte symbolique et provisoire. La croix du Christ, son amour à travers la chair et le sang est le culte réel, qui correspond à la réalité de Dieu et de l'homme. Déjà avant la destruction extérieure du temple, selon Paul, l'ère du temple et de son culte est terminée:  Paul se trouve ici en parfaite harmonie avec les paroles de Jésus, qui avait annoncé la fin du temple et annoncé un autre temple "pas fait de mains d'homme" – le temple de son corps ressuscité (cf. Mc 14, 58; Jn 2, 19sq). Cela est le premier texte.
2. Le deuxième texte dont je voudrais aujourd'hui parler se trouve dans le premier verset du chapitre 12 de la Lettre aux Romains. Nous l'avons écouté et je le répète encore:  "Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu:  c'est là le culte spirituel que vous avez à rendre". Dans ces paroles a lieu un paradoxe apparent:  alors que le sacrifice exige généralement la mort de la victime, Paul en parle en revanche en relation avec la vie du chrétien. L'expression "offrir vos personnes", étant donné le concept qui suit de sacrifice, prend la nuance cultuelle de "donner en oblation, offrir". L'exhortation à "offrir les corps" se réfère alors à la personne tout entière; en effet, dans Rm 6, 13, il invite à "s'offrir soi-même". Du reste, la référence explicite à la dimension physique du chrétien coïncide avec l'invitation à "glorifier Dieu dans votre corps" (cf. 1 Co 6, 20):  il s'agit d'honorer Dieu dans l'existence quotidienne la plus concrète, faite de visibilité relationnelle et perceptible.
Un comportement de ce genre est qualifié par Paul de "sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu". C'est précisément ici que nous rencontrons le terme "sacrifice". Dans l'usage courant, ce terme fait partie d'un contexte sacré et sert à désigner l'égorgement d'un animal, dont une partie peut être brûlée en l'honneur des dieux et une autre partie peut être consommée par ceux qui font l'offrande au cours d'un banquet. Paul l'applique en revanche à la vie du chrétien. En effet, il qualifie un tel sacrifice en se servant de trois adjectifs. Le premier – "vivant" – exprime la vitalité. Le deuxième – "saint" – rappelle l'idée paulinienne d'une sainteté liée non pas à des lieux ou à des objets, mais à la personne même des chrétiens. Le troisième – "agréable à Dieu" – rappelle peut-être la fréquente expression biblique du sacrifice "en parfum d'apaisement" (cf. Lv 1, 13.17; 23, 18; 26, 31; etc.).
Immédiatement après, Paul définit ainsi cette nouvelle façon de vivre:  tel est "votre culte spirituel". Les commentateurs du texte savent bien que l'expression grecque (ten logiken latreían) n'est pas facile à traduire. La Bible latine traduit:  "rationabile obsequium". Le même mot "rationabile" apparaît dans la première prière eucharistique, le Canon romain:  dans celui-ci, on prie pour que Dieu accepte cette offrande comme "rationabile". La traduction française habituelle "culte spirituel" ne reflète pas toutes les nuances du texte grec (ni du texte latin). Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas d'un culte moins réel, ou même uniquement métaphorique, mais d'un culte plus concret et réaliste – un culte dans lequel l'homme lui-même, dans sa totalité d'être doté de raison, devient adoration, glorification du Dieu vivant.
Cette formule paulinienne, qui revient ensuite dans la Prière eucharistique romaine, est le fruit d'un long développement de l'expérience religieuse au cours des siècles précédant le Christ. Dans cette expérience, on rencontre des développements théologiques de l'Ancien Testament et des courants de la pensée grecque. Je voudrais au moins montrer quelques éléments de ce développement. Les Prophètes et de nombreux Psaumes critiquent avec force les sacrifices sanglants du temple. Le Psaume 50 (49), dans lequel c'est Dieu qui parle, dit par exemple:  "Si j'ai faim, je n'irai pas te le dire, car le monde est à moi et son contenu. Vais-je manger la chair des taureaux, le sang des boucs, vais-je le boire? Offre à Dieu un sacrifice d'action de grâces..." (vv. 12-14). Dans le même sens, le Psaume suivant, 51 (50) dit:  "... Car tu ne prends aucun plaisir au sacrifice:  un holocauste tu n'en veux pas. Le sacrifice à Dieu c'est un esprit brisé; d'un cœur brisé, broyé, Dieu n'a point de mépris" (vv. 18sq). Dans le Livre de Daniel, à l'époque de la nouvelle destruction du temple par le régime hellénistique (ii siècle av. j.c.), nous trouvons un nouveau pas dans la même direction. Au milieu du feu, – c'est-à-dire de la persécution, de la souffrance – Azarias prie ainsi:  "Il n'est plus, en ce temps, chef, prophète ni prince, holocauste, sacrifice, oblation ni encens, lieu où te faire des offrandes et trouver grâce auprès de toi. Mais qu'une âme brisée et un esprit humilié soient agréés de toi, comme des holocaustes de béliers et de taureaux... que tel soit notre sacrifice aujourd'hui devant toi et qu'il te plaise" (Dn 3, 38sq). Dans la destruction du sanctuaire et du culte, dans cette situation de manque de tout signe de la présence de Dieu, le croyant offre comme véritable holocauste, le cœur plein de contrition – son désir de Dieu.
Nous voyons un développement important, beau, mais avec un danger. Il y a une spiritualisation, une moralisation du culte:  le culte devient uniquement une chose du cœur, de l'esprit. Mais il manque le corps, il manque la communauté. On comprend par exemple que le Psaume 51 et également le Livre de Daniel, malgré la critique du culte, souhaitent le retour au temps des sacrifices. Mais il s'agit d'un temps renouvelé, d'un sacrifice renouvelé, dans une synthèse qui n'était pas encore prévisible, ou ne pouvait pas encore être pensée.
Revenons à saint Paul. Il est l'héritier de ces développements, du désir du vrai culte, dans lequel l'homme lui-même devient gloire de Dieu, adoration vivante avec tout son être. Dans ce sens, il dit aux Romains:  "Offrez vos personnes en hosties vivantes... c'est là le culte spirituel" (Rm 12, 1). Paul répète ainsi ce qu'il avait déjà indiqué dans le chapitre 3:  le temps des sacrifices d'animaux, des sacrifices de remplacement, est terminé. Le temps est venu du culte véritable. Mais il y a là aussi le risque d'un malentendu:  on peut facilement interpréter ce nouveau culte dans un sens moralisant:  en offrant notre vie, c'est nous qui faisons le vrai culte. De cette manière, le culte avec les animaux serait remplacé par le moralisme:  l'homme lui-même accomplirait tout à lui seul, avec son effort moral. Et cela n'était certainement pas l'intention de saint Paul. Mais la question demeure:  Comment devons-nous donc interpréter ce "culte spirituel, raisonnable"? Paul suppose toujours que nous sommes devenus "un dans le Christ Jésus" (Ga 3, 28), que nous sommes morts dans le baptême (cf. Rm 1) et que nous vivons à présent avec le Christ, pour le Christ, en Christ. Dans cette union – et seulement ainsi – nous pouvons devenir en Lui et avec Lui "hostie vivante", offrir le "culte vrai". Les animaux sacrifiés auraient dû remplacer l'homme, le don de soi de l'homme, et ils ne pouvaient pas le faire. Jésus Christ, dans son don au Père et à nous, n'est pas un remplacement, mais il porte réellement en lui l'être humain, nos fautes et notre désir; il nous représente réellement, il nous assume en lui. Dans la communion avec le Christ, réalisée dans la foi et dans les sacrements, nous devenons, malgré tous nos manquements, un sacrifice vivant:  le "culte vrai" s'accomplit.
Cette synthèse se trouve à la fin du Canon romain, dans lequel on prie afin que cette offrande devienne "rationabile" – que se réalise le culte spirituel. L'Eglise sait que, dans la Très Sainte Eucharistie, le don de soi du Christ, son sacrifice véritable devient présent. Mais l'Eglise prie pour que la communauté célébrante soit vraiment unie au Christ, soit transformée; elle prie, afin que nous-mêmes devenions ce que nous ne pouvons pas être avec nos forces:  une offrande "rationabile" qui plaît à Dieu. Ainsi, la prière eucharistique interprète les paroles de saint Paul de manière juste. Saint Augustin a éclairci tout cela de façon merveilleuse dans le 10 livre de sa "Cité de Dieu". Je ne cite que deux phrases:  "Tel est le sacrifice des chrétiens:  Bien qu'étant nombreux, nous ne sommes qu'un seul corps dans le Christ"... "Toute la communauté (civitas) rachetée, c'est-à-dire la congrégation et la société des saints, est offerte à Dieu à travers le Prêtre suprême qui s'est donné lui-même" (10, 6:  ccl 47, 27sq).
3. Pour finir, encore une très brève parole sur le troisième texte de la Lettre aux Romains concernant le nouveau culte. Saint Paul s'exprime ainsi dans le chapitre 15:  "En vertu de la grâce que Dieu m'a faite d'être un officiant (hierourgein) du Christ Jésus auprès des païens, ministre de l'Evangile de Dieu, afin que les païens deviennent une offrande agréable, sanctifiée dans l'Esprit Saint" (15, 15sq). Je ne voudrais souligner que deux aspects de ce texte merveilleux à propos de la terminologie unique dans les lettres pauliniennes. Tout d'abord, saint Paul interprète son action missionnaire parmi les peuples du monde pour construire l'Eglise universelle comme action sacerdotale. Annoncer l'Evangile pour unir les peuples dans la communion du Christ ressuscité est une action "sacerdotale". L'apôtre de l'Evangile est un véritable prêtre, il accomplit ce qui est le centre du sacerdoce:  il prépare le vrai sacrifice. Et le deuxième aspect:  l'objectif de l'action missionnaire est – ainsi pouvons-nous dire – la liturgie cosmique:  que les peuples unis dans le Christ, le monde, devienne comme tel gloire de Dieu, "offrande agréable, sanctifiée dans l'Esprit Saint". Ici apparaît l'aspect dynamique, l'aspect de l'espérance dans le concept paulinien du culte:  le don de soi du Christ implique la tendance à attirer chacun à la communion de son corps, d'unir le monde. Ce n'est qu'en communion avec le Christ, l'Homme-modèle, un avec Dieu, que le monde devient tel que nous le désirons tous:  miroir de l'amour divin. Ce dynamisme est toujours présent dans l'Eucharistie – ce dynamisme doit inspirer et former notre vie. Et avec ce dynamisme, nous commençons la nouvelle année.


3. Le Canon Romain en latin et en langue moderne. Les textes intégraux:
> En latin: "Te igitur, clementissime Pater..."
> En français: "Vraiment, Père très saint..."



Toutes les homélies de Joseph Ratzinger pape, année par année, sur le site du Vatican:
> Homélies
L'introduction de Sandro Magister au recueil d’homélies de Benoît XVI pour l'année liturgique allant de l'Avent 2007 à celui de 2008, édité par Scheiwiller:

> Homélies. L'année liturgique racontée par Joseph Ratzinger, pape

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