Magazine Journal intime

Ethique en toc

Par Docrica

Elle a 98 ans, récemment arrivé sur la maison de retraite du coin, son fils est à une centaine de kilomètres d'ici.

Très anxieuse , car elle se sent proche de la fin, elle a toute sa tête, un cerveau qui fonctionne pour le mieux . Le problème ? Elle a de l'argent. Beaucoup d'argent. Son fils en a déjà détourné une partie, et il aimerait bien profiter de la totalité.

A son arrivée, il a fait problèmes sur problèmes, devant sa mère, car « la maison de retraite n'est pas assez bien pour elle, on s'occupe pas d'elle, on y mange pas bien, il y a blahblah , il n'y a pas blahblah ».

Au bout d'un mois, je lui ai fait savoir que nous comprenions tout à fait ses « légitimes revendications », et je suis allé dans son sens, « que la maison de retraite n'était pas assez bien pour elle, et qu'elle serait bien mieux à ses cotés, ou dans une maison de retraite bien plus proche de lui, ce qui lui permettrait de la voir beaucoup plus souvent »... A partir de ce moment là, la maison de retraite est devenue « presque » une maison de rêve, ou en tout cas, c'est ce qu'il lui a dit et répété. Nous n'avons eu plus aucune remarque désobligeante.

William Rejault aka Ron vous en dira un mot, et il en a même écrit un livre..

Elle a besoin de contacts, qu'on s'occupe d'elle, mais le personnel est en nombre limité et il est impossible de lui tenir la main toute la journée. Je suis cependant persuadé que le personnel fait pour le mieux, mais ça ne peut PAS suffire.

Elle m'a fait initialement venir largement trop souvent, et pour rien... je suis médecin, je ne peux pas passer 1H en visite 3 fois par semaine pour parler de ses souvenirs d'autrefois.. non pas que je n'y serais pas disposé mais refusant en moyenne 5 ou 6 patients par jour (dont je vous laisse imaginer la rancœur, et la haine envers « ces médecins qu'on ne peut plus joindre »), je ne pouvais me permettre de faire passer ce chiffre à 8 ou 10. Elle me fit des propositions monétaires, « j'ai des Louis d'Or, docteur ». « C'est bien madame, vous pourrez les donner à vos petits-enfants ». « Je vais vous payer Docteur ». « Non madame, c'est votre fils qui règle les consultations, je ne veux pas d'affaires d'argent avec vous » (Son fils l'a mise sous tutelle... elle ne peut rien régler, c'est dommage, elle a toute sa tête pour ça... il l'a enfilé en lui faisant signer avec l'aide d'un notaire un papier lui donnant procuration)

Plusieurs fois déjà, il a fait savoir au personnel (jamais il n'a osé me le dire), que c'était la fin , et qu'elle n'en avait que pour quelques jours, quelques semaines tout au plus. Il a même osé faire passer les pompes funèbres

Lui: « Maman, tu préfères être incinéré ou enterré ? »

… Si c'est un sujet qu'il est sans doute utile et judicieux d'aborder à un moment de sa vie, je trouve inopportun et déplacé de le faire à 98 ans après avoir abandonné sa mère dans une maison de retraite.

Elle sent cette ambiance, et je vous laisse encore imaginer l'anxiété et l'angoisse qui en résulte (je vous rappelle qu'elle à toute sa tête...).

Elle ne peut pas vraiment verbaliser cet état de fait.. c'est son fils, son unique fils. Mais elle l'a bien compris.

Récemment, un médecin de garde la voit, pour « fièvre ». Ça tourne mal très rapidement, et elle se retrouve bien perturbé, pour pas dire comateuse quand je la revois 2 jours après.

98 ans ? C'est trop vieux pour être hospitalisé, mais quand même pas pour être soigné. Le fils ne m'a pas appelé pour savoir ce que j'en pensais , ou le pronostic. Non. Il est venu pour amener « ses plus beaux habits » afin que le personnel puisse l'habiller le moment voulu. « Pas d'acharnement, Maman aimerait beaucoup être dans ses habits-là, vous appellerez les pompes funèbres XXXX, ils sont déjà au courant ».

Le saligaud.

Je ne vais pas m'acharner d'accord, à 98 ans on est d'accord. Mais je ne vais pas la laisser mourir de soif, donc je la perfuse, et je ne vais pas la laisser s'étouffer donc je lui met de l'oxygène.. et je ne vais quand même pas lui laisser l'infection l'envahir donc je la met sous antibiotique.

3 jours critiques.. entre la vie et la mort.. on laisse faire. Le temps nous dira, mais je lui laisse sa chance (… en maison de retraite.. trop vieille pour l'hôpital.. ). Le personnel n'est pas ravi. Déjà surchargé, et je leur « laisse » une dame pour lequel des soins médicaux un peu spécifiques sont nécessaires. L'équipe infirmière est solidaire avec la dame. Ça peut marcher.

4ième jour. 37 de température. Elle ressort du coma. Et reparle. Et j'y repasse.

Moi: « Ravi de vous revoir avec nous , Madame »

Elle: « Qui êtes vous ? »

Moi: « Je suis le docteur ! »

Mierdoum.. elle a perdu des neurones au passage ?

Elle: « Ahhh ! Oui , ça y est ! Qu'est ce qui s'est passé ? »

Moi: « Vous avez frôlé le passage de la grande porte. »

Elle: « S'en aurait arrangé plus d'un , hein ? »

Moi: « J'en sais rien. Ce que je sais, c'est que tant que ça ne sera pas votre heure, ce ne sera pas votre heure. Vous pouvez compter sur l'équipe et sur moi-même, nous sommes très vigilant à ce sujet. On ne vous abandonnera pas ».

Elle a des larmes qui coulent.

Elle: « Merci docteur, merci. Je vous fais confiance. Faites ce que vous pensez bien. »

C'est ce que je fais. Pauvre dame.

La vie : une maladie fatalement mortelle.


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