Magazine Culture

Emily Brontë : "Les Hauts de Hurlevent" (1)

Par Schlabaya
Emily Brontë : Il m'est difficile, je l'avoue, de parler de ce roman, qui compte cependant parmi mes coups de foudre les plus marquants en matière de littérature. Comment la petite blogueuse que je suis pourrait-elle prétendre rendre justice à un chef-d'oeuvre d'une telle puissance et d'une telle originalité ? Mais peut-être cette chronique, aussi foireuse qu'elle soit, suffira-t-elle à susciter chez quelques-un(e)s l'envie de lire l'oeuvre : auquel cas, elle n'aura pas été inutile.
L'histoire se déroule pour l'essentiel à la fin du XVIIIe siècle, et trouve son achèvement au tout début du XIXe - soit plus d'une décennie avant la naissance de l'auteur, survenue en 1818. Le cadre spatial est extrêmement restreint, puisqu'il ne dépasse pas les limites du village de Gimmerton. Ce petit bourg dont le narrateur, un certain Mr Lockwood, nous apprend qu'il se situe au nord de l'Angleterre, est le double littéraire de Haworth, le village où vivait la famille Brontë dans le sauvage comté du Yorkshire. Sa vie durant, Emily demeura passionnément attachée à cette contrée inhospitalière, dont elle arpentait inlassablement la lande battue par les vents en compagnie de son frère et de ses soeurs... Ainsi feront ses héros, Heathcliff et Cathy, dans leur verte jeunesse. Le lieu central, Wuthering Heights, qui a donné son titre original au roman, est la propriété de Mr Earnshaw, un gentleman-farmer. C'est une demeure austère et sans grand confort, située sur les hauteurs d'une colline à la végétation  fruste, et qui tient davantage du cottage que du manoir. Elle appartient néanmoins de longue date aux Earnshaw, une famille ancienne et considérée, quoique moins riche et moins respectable que le clan Linton, auquel appartient le domaine prospère de Thrushcross Grange. Les Linton sont quant à eux, à l'image de leur demeure, des gens raffinés, conventionnels et civilisés, dont le fort contraste avec les habitants de Wuthering Heights détournera l'impulsive Cathy Earnshaw de son foyer tant aimé, et de l'amour viscéral qui la lie à Heathcliff. Cette opposition essentielle est loin de se réduire à une simple différence de caractères, dont une lecture psychologique pourrait rendre compte : elle structure le roman, et lui confère une dimension métaphysique. On touche bien ici à l'essence même des êtres, à leur nature profonde, et aux liens profonds qui unissent, par-delà la vie terrestre et les lois humaines, les âmes soeurs l'une à l'autre destinées.
On le voit, le romantisme tourmenté qui constitue la philosophie d'Emily Brontë est loin du sentimentalisme.
Ces amants magnifiques et maudits, dont les amours tourmentées nous promènent de tempêtes en orages, et de déluges en ouragans, étaient-ils condamnés d'avance à ne pouvoir s'unir devant Dieu et les hommes ? Leur était-il interdit de s'aimer charnellement?
Parmi ce qui les oppose, il y a bien sûr l'affrontement, au sein d'un couple fusionnel-conflictuel, de deux personnalités ombrageuses, excessives et  exclusives, dominatrices jusqu'à l'extrême, qui rivalisent d'orgueil et de folie tragique. Impossible également de passer sous silence le clivage social : n'étant pas de condition égale, ils n'auraient pu s'allier qu'envers et contre tous, et auraient dû vivre au ban de la société. Ce qui n'aurait certes pas effrayé Heathcliff, mais a pu faire reculer Cathy. Par ailleurs, bien que cela ne soit jamais explicité, il semblerait (selon certains commentateurs) que Heathcliff soit l'enfant naturel du vieux Mr Earnshaw  et d'une bohémienne: ce dernier, qui a adopté le petit garçon contre l'avis de sa femme, ne lui a-t-il pas attribué le prénom d'un fils mort à la naissance ? Et ne l'a-t-il pas très vite préféré à ses enfants légitimes, Cathy et Hindley ? D'un autre côté, le mystère des origines de Heathcliff n'est pas sans rappeler le mythe du "changeling", cet enfant de substitution qui remplace celui que les fées ont volé dans son berceau; là encore, il s'agit d'un usurpateur. Que nos deux héros soient frère et soeur de par le sang paternel, ou bien seulement par l'adoption, le tabou de l'inceste plane sur leur relation, et ils ne peuvent s'unir en ce monde sans violer une loi morale.
Heathcliff, au début du roman, est donc un enfant trouvé dont on tait l'origine,  et que feu le vieil Earnshaw a recueilli et dont il a fait son favori, mais qui, à la mort de son bienfaiteur, a dû subir le joug tyrannique et jaloux de Hindley, le fils aîné,  devenu maître du domaine de Wuthering Heights.
Dès l'adolescence, il a été réduit à la condition de va-nu-pieds et contraint de travailler aux champs. Privé d'instruction, il est redevenu un être fruste et grossier, et la vaniteuse Cathy n'a-t-elle pas déclaré imprudemment à sa servante Nelly que d'épouser un être ainsi dégradé reviendrait à se dégrader elle-même ? Cette confidence, surprise par l'intéressé, a d'ailleurs tragiquement scellé le sort de nos héros. Pourtant, la décision de Cathy, qui vient d'accepter la demande de mariage d'Edgar Linton, était motivée par des raisons plus complexes. La douceur d'Edgar,  son raffinement, la séduisent, contrastant avec la rudesse des hommes de sa propre maisonnée. L'amour et l'admiration qu'il lui porte l'émeuvent et la flattent. A contrario, Heathcliff, qui, après avoir lutté contre l'ignominie à laquelle Hindley l'a contraint, se complaît dans la médiocrité, et Cathy désespère de le voir un jour s'élever socialement et moralement. Son mariage avec un homme riche pourrait, à ses yeux, lui permettre d'aider son ami à sortir de sa condition : une idée bien naïve, mais qui a le mérite d'être altruiste. Plus profondément, la jeune fille sent au plus profond d'elle-même que son destin est d'épouser Heathcliff. Pourtant, cet amour pour un être écorché vif lui est parfois pénible, voire insoutenable, alors qu'elle doit endurer également la folie furieuse et l'ivrognerie de son frère Hindley. Comme Cathy l'avoue à sa confidente Nelly, elle-même et Heathcliff ne font qu'un : "Nelly, je suis Heathcliff! Il est toujours, toujours dans son esprit; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être". On peut imaginer combien leur avenir aurait pu être différent, si seulement Heathcliff avait pu entendre ces paroles de la seule femme qu'il eût jamais aimée, s'il n'était pas parti, blessé, en se croyant dédaigné, pour ne revenir qu'une fois Cathy mariée au fade Edgar Linton...
Cependant, que la chair n'a pu accomplir, l'esprit le réalisera : c'est par-delà la mort que leur union s'accomplira, là où les lois terrestres n'ont plus cours et où seule règne l'éternité et la toute-puissance du divin.
Quant à la génération suivante, amenée à perpétuer le nom des Earnshaw, elle s'est finalement délivrée de la malédiction enclenchée par la vengeance d'Heathcliff, et pourra connaître un bonheur mérité. Mais l'amour
paisible et sain qui lie Hareton (le fils de Hindley) et la seconde Cathy (fille de la première) est bien loin de la passion sublime qui unit leurs aînés. Et les hauteurs de la lande balayée par les vents n'abritera pas leur union, puisqu'ils quitteront Wuthering Heights pour la douce et luxueuse demeure de Thrushcross Grange.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Schlabaya 15 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazines