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Hubert Nyssen, quatrième

Par Irigoyen
Hubert Nyssen, quatrième

Hubert Nyssen, quatrième

Sotie: « Farce de caractère satirique  jouée au Moyen-Âge, par des acteurs en costume de bouffon, représentant différents personnage d'un imaginaire « peuple sot », allégorie de la société du temps ». Il n'est sans doute pas inutile de rappeler cette définition extraite du Petit Robert. Car c'est précisément dans cette catégorie qu'Hubert Nyssen classe ce livre.

Cette « farce » met d'abord en scène un homme, Jérôme Delarbre – rappelons que Le nom de l'arbre est le titre du premier roman d'Hubert Nyssen, grand observateur et connaisseur des végétaux – qui fait la connaissance, au cours d'une soirée, d'une femme, Stéphanie Roche - « elle n'avait rien de schisteux ni de granitique » -. L'action se passe en 1970 chez une actrice du nom de Selma, par ailleurs ancienne maîtresse de Jérôme. Très vite, nous faisons un bon dans le temps pour retrouver le couple trois décennies plus tard.

Jérôme est écrivain. Il se voit adjoindre, par sa femme, les services d'une secrétaire, Agnès Fouquet. Elle a pour mission de s'occuper des carnets – tiens, tiens... - de l'auteur, après sa mort.  Des carnets dans lesquels Jérôme s'adresse directement à Agnès, espérant ainsi développer une liaison intime qui passerait d'abord par les mots:

« Tu sais, Agnès, lui disait soudainement Jérôme Delarbre, il y a des mots qui empaillent les souvenirs, des mots qui les compriment, les rétrécissent, les amidonnent, et les souvenirs sont alors bons pour être enfermés dans un vieux bonheur-du-jour. Mais il y a aussi des mots qui les raniment, ces souvenirs, qui les ravivent comme le souffle sur les braises, ou qui en réveillent l'émotion par la douceur de leurs caresses. Oui, il y a des mots capables de caresses très intimes, ma chère Agnès, des mots très insidieux, très pénétrants, très curieux...

Dans sa longue existence, se disait alors Agnès, Jérôme Delarbre avait dû faire l'amour aux femmes par de tels mots plus souvent que par les gestes, et même plus souvent faire l'amour aux mots qu'il ne l'avait fait aux femmes. »

La deuxième partie de cette sotie met en scène Zeg, le narrateur de cette histoire. Il habite dans un mas de Provence avec Catherine, sa compagne. Ainsi se dessine une structure gigogne. Nous avons un auteur, Hubert Nyssen, qui parle d'un narrateur, Zeg, qui lui-même parle d'un écrivain, Jérôme.

Il me semble qu'Hubert Nyssen nous livre par-là une série de questions littéraires. J'y vois d’emblée une illustration narrative d'une citation de Proust qui a semble-t-il marqué le fondateur d'Actes Sud: « La simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. ». Le lecteur peut faire totalement confiance à Hubert Nyssen quand celui-ci affirme qu'il fait de cette phrase son credo.

Car l'auteur ne va pas tarder à faire disparaître son narrateur. Zeg meurt dans un accident de voiture. Nous voici donc avec un intermédiaire de moins, ce « scribouillard » qui n'enfermera plus « dans la cage romanesque des créatures auxquelles il jetait, à chaque page, un peu de cette verroterie qu'on lançait aux sauvages du Jardin d'acclimatation. »

En « tuant » Zeg, l'auteur, Hubert Nyssen se remet en scène et questionne le devenir des personnages:

« Je me suis alors souvenu, car ma mémoire était tout de même celle de Zeg, que des centaines de créatures, ainsi jetées dans la servitude par des romanciers, s'étaient échappées de la cage qui aurait dû devenir leur tombeau, et l'est devenues pour nombre d'entre elles. Des don Quichotte et des don Juan, des Sancho Pança et des Scapin, des Faust, des Antigone, des Phèdre, des Falstaff, des Roméo et des Tristan, des Iseult et des Juliette, des Julien Sorel, des Emma Bovary, des Alice du pays des merveilles, des Jacques le Fataliste, des Swann et des Odette de Crécy, des Michel Strogoff et des Achab, des Poil de Carotte et des Robin des Bois, des Suzanne avec ou sans Pacifique, et même des Pimbesche et des Solal, il y en avait à revendre qui avaient réussi à se carapater loin de leurs gouvernants, à l'instar des esclaves qui se débinaient jadis par l'Underground Railroad vers le Canada pour échapper aux esclavagistes américains. Ces émigrants d'un genre particulier étaient parvenus, de surcroît, à s'introduire dans le monde des vivants où ils avaient acquis une notoriété plus grande que celle de leurs maîtres. Homère peut toujours essayer de rattraper son Ulysse, dirait Jérôme Delarbre, et Cervantès son don Quichotte, Flaubert sa Bovary, Tolstoï son Anna Karénine ! Non, jamais plus Zeg ne rattrapera son Jérôme Delarbre... »

Réflexion passionnante qui conduit l'auteur à une certaine humilité. Il s’agit aussi, bien sûr, d’un questionnement sur le temps.

En Terminale, je me souviens d’avoir été invité à réfléchir à la question suivante : « L’Homme est-il prisonnier du temps ? ». Sujet maintes fois soumis à des élèves par des professeurs de philosophie. Je n’avais pas brillé ce jour-là : manque d’imagination, de références. Aujourd’hui, je construirais une argumentation différente. Zeg viendrait étayer ou contredire une thèse. Le livre est sorti en 2002. J’ai passé mon bac en 1987.

Prisonnier du temps. Déjà !


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