Magazine Finances

Le capitalisme selon Fernand Braudel

Publié le 27 avril 2009 par Argoul

par Alain Sueur

Le capitalisme des historiens n’est pas celui des économistes, encore moins celui des politiciens. Fernand Braudel étudie la longue durée. Dans son ouvrage majeur, ‘Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 15ème –18ème siècles’ (1979), il distingue les structures du quotidien des jeux de l’échange et du temps du monde : trois strates, de l’écume à la vague, puis aux marées. Ce qui exige trois niveaux d’études pour comprendre l’économie : 1/ la vie matérielle est autosuffisance, 2/ la vie économique commence à la valeur d’échange, 3/ le capitalisme est une technique économique sophistiquée de l’étage supérieur.

Fernand Braudel
Toute économie exige l’échange, et le marché est sa meilleure adaptation dans l’histoire. « Qui songerait vraiment à minimiser le rôle du marché ? Même élémentaire, il est le lieu d’élection de l’offre et de la demande, du recours à autrui, sans quoi il n’y aurait pas d’économie au sens ordinaire du mot, mais seulement une vie ‘enfermée’ (…) dans l’autosuffisance ou la non-économie. Le marché, c’est une libération, une ouverture, l’accès à un autre monde. » tome 2 p.12 « Les conditions préalables à tout capitalisme dépendent de la circulation, on pourrait presque dire, à première vue, d’elle seule. » 2.519 Exemples le Japon entouré de mers, la Chine côtière, les villes portuaires et marchandes de l’Europe méditerranéenne et du nord, de l’Inde et de l’Islam.

Mais le capitalisme ne se résume pas au marché, encore moins au laisser-faire de l’idéologie libérale. Le capitalisme est une technique économique, pas une idéologie. Cette technique vise l’efficacité : produire le plus avec le moins, de manière à dégager du profit qui récompense le capital engagé et alimente le jeu. « Les règles de l’économie de marché qui se retrouvent à certains niveaux, telles que les décrivent l’économie classique, jouent beaucoup plus rarement sous leur aspect de libre concurrence dans la zone supérieure qui est celle des calculs et de la spéculation. Là commence une zone d’ombre, de contre-jour, d’activités d’initiés que je crois à la racine de ce qu’on peut comprendre sous le mot de capitalisme, celui-ci étant une accumulation de puissance (qui fonde l’échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins), un parasitisme social, inévitable ou non, comme tant d’autres. » 2.8

L’émergence de cette technique efficace change la société, en dialectique avec elle. « C’est la structure économique et technique qui condamne certains secteurs – en fait la production ‘industrielle’ et agricole - à une faible formation de capital. Faut-il s’étonner, dès lors, que le capitalisme d’hier ait été marchand, qu’il ait réservé le meilleur de son effort et de ses investissements à la ‘sphère de circulation’ ? » 2.215 Le capitalisme favorise encore plus l’échange car « la puissance étant du côté du commerce, maître du marché, les profits industriels sont constamment écrasés par le prélèvement marchand. » 2.299

Mais la technique capitaliste n’existe pas sans société. Elle est irriguée par la culture, soutenue par les institutions, promue par les mentalités. « Le capitalisme se situe à l’intérieur d’un ‘ensemble’ toujours plus vaste que lui, qui le porte et le soulève sur son propre mouvement. Cette position haute, au sommet de la société marchande, est probablement la réalité majeure du capitalisme en ce qu’elle autorise : le monopole de droit ou de fait, la manipulation des prix. » 2.329 Le pouvoir utilise le capitalisme dans l’ordre économique pour affirmer sa puissance politique. « L’appareil du pouvoir, puissance qui traverse et investit toutes les structures, c’est bien plus que l’Etat. C’est une somme de hiérarchies politiques, économiques, sociales, culturelles, un amas de moyens de coercition où l’Etat peut toujours faire sentir sa présence, où il est souvent la clé de voûte de l’ensemble, où il n’est presque jamais le seul maître. Il peut même lui arriver de s’effacer, de se briser ; mais toujours il doit se reconstituer, il se reconstitue immanquablement, comme s’il était une nécessité biologique de la société. » 2.494

Les religions ne sont pas a priori hostiles à la technique capitaliste, dans la mesure où celle-ci rend les pouvoirs politiques – donc spirituels – plus efficaces…
· Islam : « Le Prophète lui-même aurait dit : ‘le marchand jouit de la félicité à la fois dans ce monde et dans l’autre’ ; ‘celui qui gagne de l’argent plaît à Dieu’. Et cela suffit presque pour qu’on imagine le climat de respectabilité qui s’attache à la vie marchande et dont on a des exemples précis. » 2.498
· « Dans les pays protestants, les Etats de Hollande attendront 1658 pour déclarer officiellement que les pratiques financières, autrement dit le prêt à intérêt, ne regardaient que le pouvoir civil. Dans la Chrétienté fidèle à Rome, une réaction vigoureuse amènera le Pape Benoît XIV à réaffirmer, dans la bulle vix pervenit, le 1er novembre 1745, les restrictions anciennes au sujet du prêt à intérêt. 2.499
· Catholicisme : « Ces réactions ne viennent-elles pas de l’intrusion de la monnaie - instrument de l’échange impersonnel – dans le cercle des vieilles économies agraires ? » 2.501 On ne peut vendre le temps, qui est à Dieu seul. Saint Thomas d’Aquin : « l’intérêt devient licite quand il y a, pour le prêteur, ou risque, ou manque à gagner. » 2.501 Martin Offenbacher, élève de Max Weber, après enquête statistique pays de Bade 1895 : « Le catholique est (…) plus tranquille, possédé d’une moindre soif de profit ; il préfère une vie de sécurité, fût-ce avec un assez petit revenu, à une vie de risque et d’excitation, celle-ci dût-elle lui apporte richesses et honneurs. La sagesse populaire dit plaisamment soit bien manger, soit bien dormir. Dans le cas présent, le protestant préfère bien manger ; tandis que le catholique veut dormir tranquille. » 2.505

Fernand Braudel Civilisation materielle economie et capitalisme

Pour Fernand Braudel, les conditions d’émergence du capitalisme sont les suivantes :
· une économie de marché vigoureuse et en expansion est nécessaire mais pas suffisante, ex. la Chine dans l’histoire ;
· la société doit être complice, favoriser la continuité des lignages et l’accumulation des patrimoines ; la hiérarchie sociale doit permettre de s’élever. Ex. Europe et Japon.
· le marché mondial, l’échange au loin, sont indispensables pour voir émerger le plan supérieur du profit (des Grandes découvertes à l’impérialisme 19e, puis à la mondialisation d’aujourd’hui).

Le concept de Braudel est celui d’économie-monde. Il traduit un emploi particulier de l’allemand Weltwirtshaft et désigne « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique. » 3.12 « Il y a eu des économies-monde depuis toujours. » 3.14 Par exemple la Phénicie antique, Carthage, l’univers hellénistique, Rome, l’Islam, les Normands du 9ème siècle, l’Europe du 11ème, la Méditerranée au 16ème siècle, la Moscovie jusqu’au 18ème, la Chine, l’Inde. Au 19e ce fut Londres et l’Angleterre impériale, au 20e siècle le relais a été pris par les Etats-Unis, à la fin du 21e siècle, ce sera (peut-être) le rôle de la Chine.

« Toute économie-monde est un emboîtement, une juxtaposition de zones liées ensembles, mais à des niveaux différents. Sur le terrain trois aires, trois catégories au moins, se dessinent : un centre étroit, des régions secondes assez développées, pour finir d’énormes marges extérieures. » 3.28 Elle est définie par :
· une zone limitée par la perte dépassant le gain pour les échanges (déserts, pays vides, fermés, ouvrir l’espace et le tenir),
· avec un seul centre à la fois, les villes-phares dominantes (Venise, Anvers, Amsterdam, Londres, New York), bigarrées, cosmopolites, où la tolérance est obligatoire, la diversification sociale forte, souvent un port, toujours ouvertes sur l’extérieur.
· hiérarchisées, les riches au centre puis des cercles concentriques jusqu’aux prolétaires.

« Envahissante, l’économie, qui brasse les monnaies et les échanges, tend à créer une certaine unité alors que presque tout, par ailleurs, est en faveur de blocs différenciés. » 3.14 Ce pourquoi la technique capitaliste encourage le droit plutôt que le bon plaisir, l’échange plutôt que le protectionnisme, le commerce plutôt que la guerre. « Le centre, le ‘cœur’, réunit tout ce qui existe de plus avancé et de plus diversifié. L’anneau suivant n’a qu’une partie de ces avantages, bien qu’il y participe : c’est la zone des ‘brillants seconds’. L’immense périphérie, avec ses peuplements peu denses, c’est au contraire l’archaïsme, le retard, l’exploitation facile par autrui. » 3.28

« Au centre de l’économie-monde se loge toujours, en effet, fort, agressif, privilégié, un Etat hors série, dynamique, craint et admiré tout à la fois. C’est le cas déjà de Venise au 15ème siècle, de la Hollande au 17ème, de l’Angleterre au 18ème et plus encore au 19ème, des Etats-Unis aujourd’hui. » 3.39 Les Etats moins développés « ont devant les yeux la réussite des Etats marchands mieux placés qu’eux à la croisée des trafics ; ils sont conscients de leur situation en somme inférieure, si bien que la grande affaire, pour eux, c’est de rejoindre coûte que coûte la catégorie supérieure, de se hausser vers le centre. D’une part en cherchant à copier le modèle et à s’approprier les recettes du succès (…) D’autre part en créant et ne mobilisant les revenus et les ressources qu’exigent la conduite des guerres et le luxe d’ostentation qui, après tout, est aussi un moyen de gouvernement. C’est un fait que tout Etat qui seulement avoisine le centre d’une économie-monde devient plus hargneux, conquérant à ses heures, comme si ce voisinage lui échauffait la bile. » 3.41

Qu’en est-il de la France ? « A la France, fort minoritaire, des vastes horizons, s’oppose la France largement majoritaire de la vie repliée, qui englobe la totalité des campagnes, une partie des bourgs et même des villes. » 3.269 La France au 16ème se divise selon le méridien de Paris : les ports de l’ouest ouverts sur l’océan et le commerce de draps ; l’est continental des mines et de la métallurgie. Au 17ème la division est nord dynamique et sud stagnant, de Nantes à Lyon, en raison de la conjoncture européenne. Dans les années 1960, un renouveau de la division est-ouest naît avec la CEE. « Si la société marchande, malgré ses avantages, ne triomphe pas en France de la société territoriale, c’est à la fois parce que cette dernière est d’une imposante épaisseur et qu’on ne peut que rarement la mobiliser en profondeur. Mais c’est aussi que la France n’occupe pas dans l’ordre international la position dévolue à Amsterdam, puis à Londres, et que la vigueur du premier rang lui manque pour animer et entraîner les économies régionales qui, d’elles-mêmes, ne recherchent pas toujours l’expansion à tout prix. » 3.301 Une révolution industrielle réussie implique un processus général de croissance que la France répugne à lancer : la transformation des structures et institutions économiques, sociales, politiques et culturelles. « C’est toute l’épaisseur d’une société et d’une économie qui se trouve mise en cause et qui doit être capable d’accompagner, de supporter, voire de subir le changement. » 3.467

Pour la théorie : Fernand Braudel, ‘Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 15ème –18ème siècles’ Armand Colin, 1979, et Livre de Poche, 3 volumes.
Pour la pratique : Alain Sueur,
‘Les Outils de la Stratégie Boursière’, Eyrolles 2007, chapitre 7 : situer l’investissement dans l’économie-monde, Tenir compte des systèmes sociaux, Analyser les valeurs selon leur capitalisme.

Alain Sueur, auteur des “Outils de la stratégie boursière“ et rédac chef du Blog Boursier écrit régulièrement sur Fugues.


Retour à La Une de Logo Paperblog