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Quand l'uchronie prend le large

Publié le 13 mai 2009 par Shalmanemrod
Hendrick Cornelisz Vroom, Battle of Gibraltar (c. 1621).jpg Hendrick Cornelisz Vroom, La Bataille de Gibraltar (1621)

Le Déchronologue, dont j’ai récemment proposé un extrait, paraît d’abord s’appuyer sur les seules ressources, bien connues depuis Stevenson, du roman de piraterie, et plus largement du roman maritime dont Moby Dick constitue l’archétype. Le roman s’ouvre sur l’ultime page du testament d’un capitaine Henri Villon, qui tient à la fois d’Achab et d’Ismaël. À l’instar d’Achab en effet, Villon est habité d’une singulière obsession, liée aux étranges maravillas qu’on peut d’abord prendre pour ces objets clinquants dont pouvaient regorger les cales des galions espagnols ; comme Ismaël, il est le narrateur a posteriori de sa propre histoire, et d’emblée le témoin incrédule du prévisible échec d’une « chasse à Dieu » dans laquelle un navire de guerre moderne, égaré dans les Caraïbes du XVIIe siècle, semble jouer le rôle de la baleine blanche.
Il s’agissait pour Melville, selon Maurice Blanchot, d’attirer Dieu dans son livre [1]. Quelle que soit la nature de l’intouchable Léviathan vers lequel le récit tend irrésistiblement, c’est bien à la même source que le roman de Beauverger puise son élan : la confrontation de l’homme avec une incarnation métaphorique de l’Absolu. C’est du moins ainsi qu’apparaît le monstre d’acier, du point de vue du capitaine Villon et de ses fidèles « gorets ».


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Au roman maritime, Le Déchronologue emprunte également un postulat essentiel selon lequel la langue qui en forme la trame doit sentir la mer, à la manière d’un sac en toile de jute dont la maille imprégnée d’iode, d’odeurs de poudre et de poisson rance nous serait parvenue par la grâce de la métaphore et comme par analogie, à travers le vocabulaire spécifique semé à dessein dans tous les recoins du texte. Les images nous arrivent ainsi accompagnées d’embruns, à grands coups de cabestans, de gaffes et d’échelles de coupée tendues le long des bastingages. Une fois encore, Stéphane Beauverger a su mettre à profit ses talents de scénariste pour construire, à mesure que se déploie la narration, un décor vivace.
Comble de l’à-propos, le roman de Stéphane Beauverger vient également alimenter notre réflexion sur la musique. Chacun des vingt-six chapitres du Déchronologue s’accompagne en effet d’une citation tirée d’une chanson ; Olivier m’ayant devancé, je ne proposerai pas ici ma liste des liens vers ces musiques, et je me contenterai de renvoyer à la sienne. Cette présence systématique de la musique participe pleinement de la mise en scène du récit, et constitue un écho du mélange des temps historiques qui, nous le verrons, est à l’œuvre dans Le Déchronologue. Killing Joke y côtoie ainsi John Dowland, et dans les tavernes de la Tortue, les forbans du XVIIe siècle se saoulent au son des guitares électriques… Ce procédé, qui correspond parfaitement à la volonté de combiner les supports dont les éditions La Volte ont fait leur marque de fabrique, a surtout permis à Stéphane Beauverger de mettre l’accent sur l’atmosphère créée pour chaque unité narrative, et de conférer à son récit une dimension supplémentaire. La lecture en musique est donc chaudement recommandée…

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Dans Le Déchronologue comme dans la trilogie Chromozone, on n’est jamais bien loin de l’hypotypose, ce procédé de style qui porte la langue à une tel degré d’incandescence qu’elle agit directement sur les sens du lecteur. Le paroxysme de cette écriture de l’enargeia (j’ai failli écrire : hypotypotique) est atteint lorsque Gemini, Ogre ou Villon font l’expérience de la souffrance, et plus précisément d’une souffrance qui s’inscrit dans le temps. La survie, dans les récits de Beauverger, constitue une expérience initiatique : si Villon sort des geôles de Carthagène des Indes, ce doit être les pieds devant, sous la forme la plus proche possible du cadavre en putréfaction, au-delà même de la faim et de la douleur.
Tout se passe comme si une telle expérience était nécessaire à la transfiguration du personnage, qui passe du statut de flibustier ordinaire à celui de héros en venant à bout de son propre corps – et du même coup à une transfiguration du texte, qui d’un récit de piraterie ordinaire devient un fer rouge conçu pour marquer durablement l’esprit du lecteur.


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J’en arrive à présent à la principale raison qui a motivé le choix de l’extrait : car cet épisode de l’essai des batteries temporelles et du baptême du Déchronologue est au cœur du basculement de la fiction conventionnelle dans un récit singulier, voire dans un récit de science-fiction, si tant est que ce terme puisse être employé sans abus de langage. Au moins peut-on considérer qu’il existe, pour chaque œuvre rattachée à cette catégorie bien commode pour les éditeurs et les libraires, un espace où elle coïncide avec une certaine conception de la science-fiction, et plus largement de la littérature – car quoi qu’on en dise, ces deux notions ne sont certainement pas incompatibles.
Les noms, dans Le Déchronologue comme ailleurs, sont porteurs de sens. Ils sont ici le signe de la transfiguration du récit dont nous avons parlé plus haut : le Toujours debout, qui n’est pas sans évoquer l’épreuve de Carthagène dont Villon est sorti victorieux, se doit de porter désormais un nom qui porte la trace de sa récente métamorphose. Les bons vieux canons viennent d’être remplacés par d’étranges batteries temporelles dont le fonctionnement échappe à Villon lui-même : le Toujours debout constitue désormais la plus étonnante et la plus redoutable de ces maravillas qu’il convoitait plus que tout, du temps où il n’était que le capitaine du Chronos. Le même gouffre incommensurable s’ouvre entre ce modeste Chronos, « brigantin » en perdition face à la moindre frégate espagnole, et le Déchronologue final, qu’entre le Villon d’avant Carthagène et le Villon survivant – entre le roman de piraterie traditionnel et le récit de science-fiction.
Il n’est sans doute pas anodin que le nom du Chronos renvoie directement à la langue et à la mythologie grecques [2], alors que le Déchronologue
constitue un néologisme plutôt fantaisiste, formé autour du même étymon qu’encadrent un préfixe privatif et un suffixe rattaché au lexique scientifique. Le premier navire de Villon appartient au passé : c’est, au regard duDéchronologue, une véritable antiquité. La frégate modifiée à bord de laquelle Villon sera en mesure de chasser la nouvelle Moby Dick, en revanche, est une chose de l’avenir comme sait en fabriquer la science-fiction. L’intrusion de la technologie dans l’univers compassé du roman de piraterie prend ainsi la forme d’un nom inédit, d’une extravagance propre à bousculer l’ensemble de ses conventions.
L’épicentre de ce bouleversement, l’élément perturbateur par lequel ce basculement dans l’uchronie s’effectue, est bien du ressort de la science-fiction, puisqu’il s’agit d’un dérèglement du temps historique dont les effets s’étendent à la structure même du récit. Le morcellement des chapitres, et par la même occasion des quinze années que couvre le récit, permet une nouvelle fois au lecteur de concevoir, voire de ressentir par analogie une partie perturbations subies par le capitaine Villon et son équipage. Nous revoilà plongés dans l’effet  de réel, qui prend dans les récits de Beauverger la forme somme toute familière de l’enargeia. Il fallait tout de même y penser : la « déchronologisation » du récit se répercute rarement sur le temps de la lecture, et le tour de force réussi par l’auteur n’est pas des moindres, puisque le livre à bord duquel le lecteur s’embarque devient le double du navire de Villon, et vice versa.
Le mélange des genres – roman de piraterie et roman de science-fiction – et des supports – texte et musique – paraît donc particulièrement réussi dans Le Déchronologue, qui n’a rien à envier aux Voies d’Anubis de Tim Powers dans le registre de l’uchronie, et fait assurément de Stéphane Beauverger l’un des auteurs de l’Imaginaire français à suivre de près dans les prochaines décennies.

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[1] Cette idée de Maurice Blanchot est reprise par Pierre Michon, encore lui, dans Le Roi vient quand il veut (p.57).

[2] Ainsi Chronos, l’allégorie du temps, se confond opportunément pour nous avec le titan Cronos à l’appétit insatiable, figure du temps dévorateur et infanticide.


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