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Pierre Rosanvallon m'effraie...

Publié le 20 mai 2009 par Edgar @edgarpoe

« il apparaît ainsi que les apparats formels de la souveraineté populaire

peuvent rester intacts alors même qu'un étatisme autoritaire,

d'une part, une gouvernance par le capital, de l'autre,

avec, entre les deux une implacable rationalité marchande,

se combinent pour vider de tout contenu le gouvernement par le peuple.»

Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale.

Editions Les prairies ordinaires.

Je ne pensais pas avoir un jour à redouter Pierre Rosanvallon. J'en suis pourtant bien là. C'est un de ses articles récents qui m'a alarmé, titré "réinventer la démocratie". L'homme incarne, en France, ce qu'il y a de plus respectable et conforme dans la pensée actuelle de centre-gauche française. Il étudie depuis longtemps les insuffisances, difficultés et transformations des sociétés à travers l'Etat et les institutions démocratiques telles que les élections. Il a, en son temps, été accusé de prôner le libéralisme à travers la fondation Saint-Simon. Sa collection la République des idées paraît un poil plus à gauche. Etonnamment, c'est donc un membre de l'extrême-centre qui publie un article dont le contenu ressemble fort à une théorisation de la dictature.

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Pour justifier l'abandon du côté formel de la démocratie et se débarrasser du poids du suffrage, Pierre Rosanvallon adopte une argumentation aux abords très gauchistes. Il tire argument de l'affaiblissement des états-providence pour rechercher l'appui d'autres structures susceptibles de recréer du lien social. Jusque là, rien de véritablement scabreux.

Il est vrai que le côté formel des droits accordés par une société libérale, y compris le droit de vote, doit être complété par des droits réels, des droits sociaux, du type de ceux qui avaient été inventés au sortir de la deuxième guerre mondiale. Depuis les critiques de Marx sur la société bourgeoise, cette opposition est au cœur des débats politiques.

Rosanvallon tranche cependant avec le discours habituel de la gauche modérée, qui consiste à vouloir concilier les deux aspects, formel et réel, de la démocratie.

Il donne nettement la priorité aux droits réels : «la "question sociale" et la "question démocratique" sont désormais indissociables. C'est la démocratie, comprise dans sa dimension sociétale, qui dessine de la sorte l'avenir du socialisme».

On pourrait croire à une gauchisation de la position de l'auteur. On en est, à mon sens, assez loin, comme le montre la suite de l'article.

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Pour faire vivre cette démocratie nouvelle qu'il tente de définir, Pierre Rosanvallon veut remplacer le suffrage de deux façons.

Il en appelle tout d'abord aux institutions internationales pour faire vivre ce qu'il appelle une «démocratie-monde» : «C'est au-delà des élections qu'il faut donc commencer à activer cette démocratie-monde, en obligeant les grandes institutions internationales à être plus transparentes, à rendre davantage de comptes, à se rapprocher de cette façon des sociétés civiles.»

Que Rosanvallon, sur ce thème de l'internationalisation, constate que l'élection ne peut jouer aucun rôle, c'est normal. Il n'y a pas d'élections à l'ONU, ni à l'OMC, et rien ne permet d'imaginer qu'il y en ait sous peu. Mais l'auteur va plus loin que ce constat et, en réalité, se félicite de l'absence d'élections au niveau international : « Transporté à ce niveau, le principe majoritaire-représentatif ne pourrait d'ailleurs que voir ses inaccomplissements exacerbés ».

Bref, le principe majoritaire-représentatif (comprendre la primauté des élections dans le jeu politique) a fait son temps et les institutions internationales vont aider à le remplacer.

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De fait, le suffrage a tellement de défauts qu'il convient de compléter ensuite cette tutelle internationale par une tutelle interne et technocratique : « Un pouvoir n'est désormais considéré comme pleinement démocratique que s'il est soumis à des épreuves de contrôle et de validation à la fois concurrentes et complémentaires de l'expression majoritaire. C'est à cela que correspond notamment la montée en puissance d'institutions comme les autorités indépendantes ou les cours constitutionnelles. Mais on ne donnera un caractère véritablement démocratique à ces institutions, à leur mode de composition, à leurs conditions de fonctionnement et de reddition de compte, que si on les pense comme telles. »

On va donc continuer à encadrer le suffrage par des institutions plus sûres que celles qui sont issues des choix de l'électeur. On ne voit pas bien comment on va définir des autorités indépendantes et des cours constitutionnelles en les « pensant comme démocratiques », sachant qu'en plus le suffrage ne semble plus caractériser la démocratie. C'est un vaste chantier que semble ouvrir Rosanvallon. Cela pourrait presque être intéressant mais on lit tout de suite qu'il ne s'agit pas d'aller bien loin. 

Il faut en effet, selon lui, « inventer des formes non électorales de représentation. L'élargissement de la définition du Conseil économique et social, actuellement en débat, s'inscrit dans cette perspective.» Le parangon de la modernité intellectuelle à gauche découvre donc le Conseil économique et social au secours de la démocratie... Avoir ouvert d'aussi vastes perspectives pour découvrir la place d'Iéna ne semble pas plus ridicule que cela à l'auteur. Le lecteur, lui, à moins d'être un convaincu, peut avoir des doutes...

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Pourquoi, d'ailleurs, Rosanvallon veut-il ainsi dépasser le suffrage ? Le problème de cette technique serait qu'elle multiplie les «oubliés de la représentation». De fait, Rosanvallon balaie ainsi la fiction du citoyen, de la volonté générale dégagée par le suffrage, exprimée par une assemblée ou par le chef de l'Etat, au profit d'une juxtaposition de représentation d'intérêts. Sous couvert de modernité, il ne fait que passer d'une conception française traditionnelle, plutôt rousseauiste, où l'intérêt général est distinct de la somme des intérêts particuliers, à une conception plus anglo-saxonne où l'intérêt général est une somme - et ici même plus une somme mais une marqueterie - d'intérêts particuliers.

Rien de déshonorant dans cette conception, sauf d'une part qu'elle n'est pas nouvelle du tout, et que, d'autre part, le suffrage chez Rosanvallon finit par devenir un simple accessoire, même plus nécessaire, et même nuisible puisqu'il entend le "dépasser". La démocratie à l'anglo-saxonne n'a, à ma connaissance, pas encore prétendu « dépasser » le suffrage.

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Il y a donc de sérieuses raisons de penser que loin de vouloir compléter le suffrage par des institutions complémentaires, Rosanvallon entend tout bonnement le supprimer.

Voilà qui cadrerait parfaitement avec le fonctionnement nouveau de la «démocratie» à l'européenne, qui s'asseoit sur la volonté des peuples, exprimée par le suffrage, avec une telle régularité qu'elle n'en éprouve plus aucun inconfort.

Rosanvallon rejoint ainsi les délires de Ulrich Beck («Pour un empire européen») et d'un Toni Négri (l'homme du célèbre merde à l'état-nation). Il se place ainsi en pointe, à l'avant-garde, pour donner une justification théorique aux futures entorses à la démocratie que l'Union européenne ne manquera pas de commettre.

Nous nous préparons ainsi, avec l'autorisation de l'un de nos plus brillants intellectuels «de gauche», un avenir de soumission, loin du suffrage, encadré d'une part par des autorités internes cooptées et, de l'autre, par des organismes techniques internationaux.

J'abuse ? J'introduis un lien imaginaire avec l'Union européenne pour laquelle j'ai une détestation particulière ?

Pierre Rosanvallon conclut son article ainsi : «L'Europe ne pourra être chérie par les citoyens que si elle devient également un vivant terrain d'expérience de la démocratie post-électorale.»

Chérir un pouvoir «post-électoral» ? Que l'on appellerait «démocratie» ? Tout devient possible dès lors qu'il s'agit d'Europe.

J'ai peur.

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Nous entrons donc dans une nouvelle ère. Il y avait auparavant, au centre et jusqu'à l'extrême gauche, des gens convaincus de la nécessité d'allier des droits formels exprimés par le suffrage et des droits sociaux réels. Plus on allait à gauche et plus on voulait de droits réels, et, à l'extrême-gauche on se moquait bien des droits formels.

L'Europe dessine une nouvelle configuration. Le centrisme devient féroce (n'oublions pas que la répression de la Commune par les versaillais fit plus de morts que la terreur révolutionnaire) et ne se soucie plus de droits formels. Il appartiendra sans doute à la gauche extrême de réhabiliter les acquis libéraux - liberté d'expression, primauté du suffrage, comme l'affaire Coupat commence à en faire la démonstration.

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Les élections du 7 juin sont les premières d'une ère nouvelle, celle où le vote est un gadget, un objet décoratif. S'il va dans le sens souhaité par les organismes techniques internationaux et les autorités administratives internes évoqués par Rosanvallon, tout va bien. S'il n'est pas conforme à ce qui est attendu, il est d'ores et déjà nul et non avenu. C'est pour cette raison qu'il est vital de refuser de voter le 7 juin prochain.


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