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Le canard Vaissié à l'assaut de l'Ile - Défense de Pavel Lounguine

Par Timotheegerardin
Cet article a été publié sur Stalker, le blog de Juan Asensio.
Le canard Vaissié à l'assaut de l'Ile - Défense de Pavel Lounguine
Le premier article un peu fourni consacré au film magnifique de Pavel Lounguine, l'Ile (2008), est paru dans la revue La Règle du jeu. C'est une lamentable dénonciation signée d'une certaine Cécile Vaissié. Le titre en lui-même est déjà un poème: "Pavel Lounguine: Cinéma et Orthodoxie à la mode Poutinienne". Second hors d'oeuvre, le savoureux résumé du propos, en quatrième de couverture: "Lorsque Pavel Lounguine déclare, avec grandiloquence, que son film L'Ile est « pour ceux qui ont une âme » et que l'âme est, sans doute, « la dernière richesse russe », il va à l'encontre d'un universalisme dont les « libéraux » sont proches." Là on ne peut que lever son chapeau. Une analyse politique aussi précise (âme russe contre universalisme libéral), doublée d'une remarque de style aussi subtile (la grandiloquence condamnée avec grandiloquence), à ce niveau ce n'est plus un résumé, c'est un aphorisme. Mais ne nous hâtons pas, le corps de l'article nous réserve encore bien d'exquises surprises.
La vigilante dénonciation de Cécile Vaissié s'articule en quatre critiques. Première critique, d'ordre biographique (où l'on se dira qu'un film russe et chrétien est étonnant venant d'un cinéaste d'origLe canard Vaissié à l'assaut de l'Ile - Défense de Pavel Lounguineine juive), seconde critique, d'ordre historique (où l'on prendra, soudain, fait et cause pour les chrétiens persécutés en URSS et où l'on reprochera au film de n'être point un cours d'histoire ), troisième critique, d'ordre psychologique et morale (où l'on reprochera au personnage principal d'être un peu méchant), enfin dernière critique, d'ordre cerise sur le gateau (où l'on démantèlera le complot rouge-brun.) Bien sûr, vous l'avez compris, il n'est nulle part question de cinéma. Faut pas pousser, on ne va pas non plus parler cinéma à propos d'un film...
Cécile Vaissié a ses sources. On est universitaire ou on ne l'est pas. Aussi, quand elle ne cite pas des interviews ou des compte-rendus de journalistes, trouve-t-elle l'une de ses inspirations dans un paragraphe d'Alain Besançon, qui a certes son mot à dire sur le sujet (l'orthodoxie). Il s'agit d'une définition du personnage de "Fol en Christ", figure en effet pertinente pour parler du Père Anatoli, le personnage principal de L'Ile. Alain Besançon explique comment, dans cette figure de la sainteté, "une mortification de l'esprit" s'ajoute "à la mortification du corps". Le fou provoque ainsi "l'injure et la persécution (de la foule)". Jusque là, tout va bien. Mais il faut voir la circonspection avec laquelle Cécile Vaissié fait son commentaire: "Dès lors, c'est le Christ souffrant lui-même qui parlerait par l'intermédiaire des fols en Christ, ces derniers étant capables, grâce à leur lien avec lui, de réaliser des miracles et de prophétiser." Vous remarquerez l'usage du conditionnel. On ne sait pas trop si c'est celui du journaliste évoquant un fait divers pas encore avéré, ou celui de l'universitaire envisageant, sourcil levé, une thèse scientifique douteuse, toujours est-il que ces Fols en Christ font figure d'extra-terrestres pour Cécile. Et d'extra-terrestres pas gentils du tout, car, c'est la conclusion de l'auteur, pour eux le salut passe par la folie, pas par la Raison. Si le jeu consiste à stigmatiser les personnages qui simulent la folie, je propose à Cécile Vaissié d'écrire plutôt un article sur Hamlet, de William Shakespeare.
Le canard Vaissié à l'assaut de l'Ile - Défense de Pavel Lounguine
Passons sur la conclusion de cette partie, où C. Vaissié s'étonne que Lounguine signe un "film chrétien" (selon les propres mots du cinéaste), alors que ses parents furent victimes de persécution antisémite, thème se retrouvant dans certains de ses précédents films. Qu'est-ce que ça veut dire? Doit-il se définir définitivement et exclusivement comme "fils de persécuté par l'antisémitisme"? Je n'ose répondre. Passons donc, sur ces considérations qui mériteraient pourtant d'être analysées, pour passer à la seconde attaque, qui concerne l'Histoire.
Il est, dans cette partie, reproché au film de ne pas rendre compte des persécutions dont a été victime l'Eglise orthodoxe sous Staline. Cet argument pourrait être balayé d'un simple et naïf "est-ce vraiment le sujet?" si l'auteur ne croyait pas dur comme fer à une omission volontaire et idéologique. C'est drôle tout de même, la personne qui se plaignait à l'instant des "Fols en Christ" et se demandait si l'on pouvait laisser passer un film où "la vie spirituelle primerait sur la vie matérielle", prend d'un coup fait et cause pour la foi orthodoxe et le monachisme russe. Serait-elle en train de simuler la folie? Elle ne manque pas en tout cas, elle qui ironise sur les Fols en Christ, de se lamenter sur la façon dont les croyants "les plus fervents" étaient internés en hôpital psychiatrique. Car c'est différent, bien sûr, de museler les fous au nom de la Raison, ou au nom du Socialisme. Elle ne comprend pas, elle ne peut pas comprendre, que les dissidents chrétiens d'URSS ne se battaient pas au nom des Droits de l'homme, ni au nom de l'Occident, mais au nom de leur foi.
D'ailleurs, être anti-communiste dans les années 2000, c'est un peu comme être anti-fasciste en 1960: c'est très facile. Et j'aurais aimé être là, il y a quarante ou cinquante ans, pour voir si ceux qui dénonçaient la persécution des chrétiens par les soviétiques n'étaient pas traités de fachos par toutes les Cécile Vaissié, dans tous les journaux en vue.
Quand on lui fait cette remarque élémentaire, définitive - "Si vous voulez un réalisme complet, regardez des documentaires" -, elle ne veut rien entendre, "cet argument ne tient pas", dit-elle. C'est vrai ça, elle a raison, pourquoi dans ce cas le film se passe-t-il au XXème siècle, pourquoi avec des moines et pourquoi en Russie? Elle a tellement d'idées, Cécile Vaissié, qu'elle devrait être scénariste. Le héros de son film serait déporté à Auschwitz (en tant que Juif, puis en tant que tzigane homo) et dans la Kolyma (en tant que poète chrétien trotskiste et capitaliste), puis il finirait, après en être passé par une traite négrière, assassiné par des tuniques bleues dans sa réserve d'Indiens. Comme ça, dans ce film engagé, presque tous les extrémismes de presque tous les temps seraient dénoncés. Car, n'est-ce pas, tout est idéologique, rien n'est spirituel - surtout pas la vie d'un moine.
Le canard Vaissié à l'assaut de l'Ile - Défense de Pavel Lounguine
La partie moralisante, maintenant. On sent se réveiller la dame caté. L'en-tête, accablant il faut dire, est magistral: "Un saint, menteur, cruel et obscurantiste". Saint est entre guillemets, car, comme chacun sait, c'est elle qui décerne le titre. Il y a d'abord ce passage jubilatoire, où Cécile Vaissié gronde notre moine: il ne faut pas mentir car "en Russie, l'art est traditionnellement associé à la recherche de la vérité". "En Russie" seulement. Cela fait partie du folklore: dans les autres pays l'art c'est juste pour plaisanter. Bien sûr, vérité est synonyme de spontaneité, même dans l'art russe, vous savez bien que l'icône est une caméra-vérité avant l'heure. Franchement, quelle conception enfantine Cécile Vaissié peut-elle bien avoir de la vérité et de l'art pour croire que le vrai s'exprime sans médiation, sans procédé, sans artifice? Et quelle conception enfantine peut-elle bien avoir du cinéma pour reprocher à un cinéaste le comportement de ses personnages?
Je vous avais promis le grand réveil de la dame caté: le voici, à propos de la scène, comique, où le père Anatoli jette au feu les bottes du moine Filaret. Notre bonne dame enchaîne: "Et c'est aussi avec une violence rare qu'il attise le feu du local qu'il a bouclé à clef parce qu'il veut, dit-il, "chasser les démons". C'est donc par les flammes et la violence, et non par l'amour et la douceur, que Dieu - ou plutôt le père Anatoli! - impose sa conception de l'orthodoxie." Des commentaires sont-ils encore nécessaires?
La libération est proche, nous voici à la dernière partie. Cette fois-ci la dame caté se tait, pour laisser parler Science-Po. Une lumineuse binarité permet à Cécile Vaissier d'éclairer L'Ile de ses puissants schèmes politiques. En Russie, depuis "plusieurs décennies", s'opposent les "liLe canard Vaissié à l'assaut de l'Ile - Défense de Pavel Lounguinebéraux" et les "nationalistes". Tu n'es pas libéral, c'est-à-dire "ouvert à l'Occident" et souhaitant un art "indépendant de la politique" (même pas un peu engagé?), cela signifie que tu es de ces "nationalistes" qui sont "antisémites" et "veulent avoir les meilleures relations possibles avec les autorités, quelles qu'elles soient." Tout est dit il me semble. D'abord dans cette sacralisation de l'Occident, considéré comme fin en soi. C'est vrai ça, depuis quand les chrétiens d'Orient ne sont pas occidentaux? Cécile Vaissié, qui semble pourtant avoir déjà écrit sur la Russie - apparemment elle a écrit des livres sur les écrivains russes dissidents (j'espère qu'elle s'est rendue compte qu'ils étaient autre chose que des machines à sécréter de l'idéologie, même dissidente, mais je n'irai pas vérifier) - cette espèce effrayante de spécialiste, donc, semble découvrir la tension fondamentalement russe entre Orient et Occident, alors que cela dure depuis Ivan le Terrible et Pierre Le Grand! Et cette opposition ne saurait certainement pas se résumer à un combat entre rouge-bruns barbares et rose-chatains occidentaux!
Cécile Vaissié reproche à Lounguine de s'interroger sur ce qui fait la spécifité spirituelle de la Russie. Cela fait de lui un nationaliste, un proche du pouvoir, le contraire d'un artiste. A la trappe, donc, Tarkovski, dont le personnage s'interroge dans Nostalghia sur le propre de l'esprit russe; à la trappe Dostoïevski, dont le narrateur, dans Le Joueur, ne cesse de pester contre les étrangers, particulièrement les Français; à la trappe Goncharov, dont l'Oblomov célèbre dans ses rêveries les éternelles campagnes russes; j'en passe et des meilleurs.
La vérité, c'est que les anti-soviétiques de la vingt-cinquième heure, ceux de la trempe de Cécile Vaissié, détestent dans l'ex-URSS non pas un pouvoir mais un peuple qu'ils trouvent arriéré, religieux et barbare. Et ils n'aimeront la Russie que quand elle sera entrée dans l'OTAN. Quant aux films de Lounguine et au cinéma russe, il n'est plus utile, je crois, de démontrer qu'ils n'y ont rien compris. Cécile Vaissié moins que quiconque.

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