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Avital Ronell, philosophe américaine

Publié le 26 mai 2009 par Colbox

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Libé 25/05/2009
Américaine philo
portrait : Avital Ronell. Téléphone, télévision, addiction, bêtise… Avec Avital Ronell, les objets les plus modernes mutent en véritables questions philosophiques.

Par ERIC AESCHIMANN

Il paraît que la philosophie connaît un regain d’intérêt. Perceptible est la nostalgie des grands maîtres et des «grands récits». On veut des réponses, TF1 appelle cela la «quête de sens». Mais que sait-on de ceux qui font profession de philosopher, de travailler les concepts, d’étudier les textes, de faire et défaire des hypothèses ? Derrière le vernis des hommages, il se pourrait que l’atavique suspicion perdure. «Même avec des collègues de l’université, raconte Avital Ronell,quand je me mets à parler d’Homère, on me dit : “Tu nous ennuies. Homère, c’est pas cool, pas queer !” C’est tellement décourageant.» Dieu que la philosophie serait jolie sans ces pinailleurs de philosophes.

Avital Ronell, 57 ans, figure majeure de la philosophie américaine, est jusqu’à la fin juin l’invitée d’un cycle de conférences au centre Pompidou. Traduite dans de nombreux pays, amie des plus grands - elle tiendra à la rentrée un séminaire commun avec le néo-marxiste Slavoj Zizek et la féministe Judith Butler lui consacre son prochain livre -, elle a été découverte en France avec Telephone Book, enquête fiévreuse sur la signification philosophique du téléphone, qui commence par le coup de fil que Heidegger reçut en 1933 d’un dignitaire SA, qui marqua le début de son engagement nazi. Le philosophe de «l’appel de la conscience» incapable de résister à un appel téléphonique, voilà le genre de vertige qui attire irrésistiblement Ronell. Inutile de dire que Telephone Book n’apporte pas de réponse.

A première vue, Avital Ronell a tout de l’universitaire de gauche tel que le roman anglo-saxon a pris l’habitude de le ridiculiser. Elle pratique le yoga, ce qui l’apaise. Ecrit le matin, enseigne à la prestigieuse New York University (NYU), habite sur Washington Square, au cœur du Village. S’habille «post-punk», vit seule «avec ses fantômes». Déplore le machisme français et défend la manière américaine de prendre la sexualité comme un moyen de se rendre heureux. Cuisine bénévolement pour les malades du sida. Quelques indices, pourtant, ne cadrent pas avec le stéréotype. Ainsi, l’espièglerie, quand, à propos des dates qui résument sa vie (ci-dessus), elle propose d’ajouter «l’année où je serai impératrice du monde». Ou le besoin de se mettre en danger, comme si, à chaque instant, il fallait qu’elle détricote et retricote ce qu’elle est : avant d’être recrutée à la NYU, elle avait été virée de deux universités, à cause de son look et de sa façon d’enseigner. Et encore sa manie, à contre-époque, d’exprimer sa gratitude, en commençant par Derrida, dont elle coanima le séminaire américain.

Pour le dire autrement : chez Avital Ronell, la philosophie n’est ni une science ni une sagesse, mais une affaire de survie psychique. «Idéalement, un philosophe doit savoir se détacher : un scepticisme sain, distant, qui n’a pas besoin de sa dose. Moi, j’ai un besoin archaïque de la philosophie, dont j’ai un peu honte. J’ai l’impression que cela m’expose trop. Vivre comme Socrate ou Nietzsche de nos jours serait tabou. Un temps, j’ai eu envie faire mes cours au milieu de la foule, à la gare routière de New York par exemple. Mais on m’enfermerait comme folle. A la fac, je suis protégée.» De cette tradition, elle a gardé le corps à corps : empoigner le monde, se saisir des objets «les plus méprisés» (la télé, la bêtise, les tests), les convertir en concepts, bien agiter.

Ce qui donne, à propos du sida : «Ce n’est pas une punition tombée du ciel ; c’est quelque chose qui est créé, un effet de la technologie, qui s’adresse à l’homme, à nos villes…» Sur l’addiction : «Les drogues sont le nom de l’exposition de notre modernité à l’incomplétion de la jouissance» (in Addict). Sur la télévision : «[Elle] s’installe après un traumatisme historique précis, une catastrophe néanmoins irreprésentable, la Shoah […]. Dans presque chaque histoire à la télé, il s’agit d’un meurtre, mais d’un meurtre résolu. Les choses reprennent leur place, le scandale s’efface […]. La télévision pose la question de la violence et de la force» (in American Philo). Partout, Ronell cherche cette imbrication de la vie et de la mort qu’en philosophie, on appelle «l’être».

Pas besoin d’être phénoménologue pour y voir l’effet d’une histoire hors du commun. Allemands, juifs, issus de la grande bourgeoisie berlinoise, ses parents sont partis en Palestine avant la guerre. Max Brod, l’écrivain et ami de Kafka, transporte leurs lettres d’amour lorsque la mère d’Avital retourne en Suisse. Auparavant, celle-ci a été la secrétaire de Ben Gourion, licenciée parce qu’au cours d’une réunion où était évoqué la nécessité de bouter les Arabes hors de territoires qui reviendraient à Israël, elle s’est exclamée: «Mais c’est immoral !» Quand Avital naît, ses parents sont diplomates, en poste à Prague. En 1956, ils n’en peuvent plus, quittent Israël et reprennent leur vie à zéro, en Amérique, au prix d’une chute sociale tragique et d’un rapport survolté à la judéïté.

Berlin, Tel Aviv et New York forment un triangle dont elle dit : «Il n’y avait pas de place pour moi.» Les Etats-Unis ? «Je ne m’y suis jamais sentie bien accueillie, ni par les institutions, ni par les gens, ni par la culture. C’est en lisant Derrida que j’ai pu comprendre les opérations d’exclusion, pourquoi elles sont nécessaires, qui les commande, qui en bénéficie. Ça m’a donné l’espoir de trouver une place.» Israël ? «Le premier mot en hébreu que j’ai appris, c’est “nazi”.» Aujourd’hui, son nom figure sur la liste noire des juifs antisionistes (ce qu’elle n’est pas). Mais son cauchemar préféré reste l’Allemagne, à laquelle, quel que soit le sujet, ses pensées ne cessent de la ramener : «Je ne peux pas me retenir, il faut que je frappe. Pour ne pas cacher le traumatisme.» Spécialiste de philosophie allemande, elle est souvent, dans les colloques sur Heidegger, «la seule femme juive», ce qui en agace plus d’un.«La culture allemande reste responsable de la grammaire guerrière de l’Amérique : voyez Wagner dans Apocalypse Now ou Schwarzenegger. La question est : quels sont les trajets souterrains, les transmissions fantômes, les cellules dormantes ?»

Lorsqu’elle rencontre Derrida, celui-ci vient d’écrire que la métaphysique n’existe pas. Il lui demande son nom, elle répond : «Comment, tu ne me reconnais pas ? Pourtant, tu m’as offensée.» Etonné, Derrida insiste et Avital Ronell s’emporte : «Je suis la Métaphysique ! Et tu as dit que je n’existe pas !» «La Métaphysique», ça lui est resté comme nickname (surnom) pendant une dizaine d’années et ça lui va bien. Car, de fait, qu’est-ce que philosopher, sinon chercher ce qui n’existe pas : la vérité ? Ou, autre définition possible, «espionner, se promener sur les lieux ennemis, où l’on n’est pas bienvenu. C’est ma spécialité, comme une responsabilité qui m’incomberait.» Mission impossible, bien sûr (le feuilleton lui a inspiré quelques pages), mais qui clôt le débat sur la quête de sens : chez cette Américaine, la pensée est une frénésie insensée. «Heidegger dit que nous courons après quelque chose qui se retire de nous.»

Avital Ronell se présente aussi en DJ qui mixerait les concepts et l’argot new-yorkais. Ou encore en standardiste des grands philosophes : «Je les mets en contact avec leur propre avenir. Je suis sûre qu’Aristote aurait écrit Telephone Book.» Son directeur de thèse l’avait prévenue : les Allemands ne comprendront jamais sa façon d’écrire ; les Américains resteront hermétiques à son contenu ; seul espoir, disait-il, les Français. On verra ce mois-ci.

1952
Naissance à Prague.

1956
Arrivée à New York.

1979
Rencontre Derrida.

1989
Telephone Book sort aux Etats-Unis.

2006
Parutions françaises de Telephone Book (Bayard) deAmerican Philo (Stock).

2009
Addict (Bayard) et Test Drive. (Stock).

13 mai 2009
Début du mois Ronell à Beaubourg.

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