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L'Europe sociale n'aura pas lieu, François Denord & Antoine Schwartz

Publié le 31 mai 2009 par Edgar @edgarpoe
L'Europe sociale n'aura pas lieu, François Denord & Antoine Schwartz Juste à temps pour les élections européennes, un petit livre qui fait le point sur la profondeur des illusions entretenues par les tenants de l'Europe sociale. En effet, il est important de comprendre à quel point l'Union européenne s'est construite comme un instrument du néolibéralisme, notamment pour renoncer à l'idée d'une possible conversion « sociale » de cette structure. Trois étapes ponctuent la démonstration des auteurs : l'analyse des intentions américaines au moment de la construction européenne ; la description des éléments du paysage intellectuel européen, qui, dès le milieu des années 30 appelaient à la construction d'une marché commun libéral ; enfin, un rappel des étapes de la construction d'une europe supranationale jusqu'au point actuel où toute velleité d'avancée sociale dans un seul pays est à peu près interdite par avance. La tâche n'était pas aisée et les auteurs ont pourtant réussi à synthétiser utilement des éléments historiques, idéologiques, juridiques et factuels - citations fort pertinentes à l'appui - qui crédibilisent grandement leur thèse. Il convenait tout d’abord d’évoquer en premier le soutien américain à la construction de l’Union, notamment dans ses motivations. Les auteurs rappellent que la construction d’un marché unique a été le prix à payer pour le soutien américain au sortir de l’après-guerre : les dollars du plan Marshall étaient aussi investis pour permettre aux entreprises américaines de prendre des positions solides sur l’économie européenne. Comme le rappelait Jean Monnet dans ses Mémoires, les américains ont imposé dans les premiers traités communautaires, dès 1951 avec la CECA, des clauses de concurrence directement rédigées par un jeune juriste de Harvard – on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Formatée pour plaire aux investisseurs américains, l’Union européenne s’attire donc très tôt les félicitations des connaisseurs. Les auteurs citent ainsi David Rockfeller, l’un des dirigeants de la Chase Manhattan, dans les années 50 : « le marché européen n’était pas sans charme, mais ce Marché commun le pare d’un authentique sex-appeal ». Pour construire l’Europe comme une extension de leur marché domestique, les Etats-Unis n’ont donc rien négligé. Par exemple, le Mouvement européen a été financé par un Comité américain pour les Etats-Unis d’Europe, créé en 1949 et dirigé par le général William J. Donovan, père fondateur de la CIA, assisté d’Allen Dulles – futur directeur de la CIA. Aucun conspirationnisme dans ce rappel de faits historiques, surtout que les auteurs, dans une deuxième étape, ajoutent que le projet américain pour l’Europe correspond aussi à une demande européenne qui a émergé dès les années 30. Ils s’appuient, pour leur démonstration, sur les travaux relatifs à la naissance du courant néolibéral. Le colloque Lippmann, tenu à Paris en août 1938, sert de date de naissance de la construction intellectuelle de l’Europe néolibérale. Le chapitre est riche et démontre que, de Friedrich Hayek à Jacques Rueff en passant par Ludwig Erhard, de nombreuses fées locales se sont penchées sur le berceau du marché commun. Leur point commun, c’est d’être convaincus que le libre marché doit être construit, que la tâche même de la politique devient celle d’établir une société de marché. C’est d’ailleurs le sens exact de l’expression allemande « économie sociale de marché » : il ne s’agit nullement de concilier l’économique et le social, mais de prendre en compte la nécessité de construire la société où s’imposera le marché. Le livre donne ainsi un aperçu sur la notion d’ordolibéralisme allemand, très proche du néolibéralisme. Il y a donc des fondements locaux, renforcés par un soutien matériel américain, à l’Europe néolibérale. Ceci explique le triomphe du marché auquel nous assistons actuellement et que les auteurs décrivent dans leur troisième partie. Les fondements juridiques de l’impuissance des états sont d’abord exposés. Depuis les arrêts Van Gend en Loos (1963) et Costa contre ENEL (1964), jusqu’aux arrêts Laval et Viking (2007) - dans lesquels la Cour de justice se donne compétence pour définir, entre autres, les limites du droit de grève - la montée en puissance d’un droit européen autonome et supranational (et fort libéral) a été continue. Comme au football d’ailleurs, pour marquer ces buts contre les états, les institutions européennes se renvoient la balle l’une l’autre. C’est ainsi qu’en 1979, lorsque la CJE, dans un arrêt « Rewe-Zentral » - renommé « Cassis de Dijon » par la littérature - encadre de façon très restrictive la capacité des états à fixer des normes techniques pour les produits commercialisés en leur sein, la Commission publie immédiatement une note interprétative pour fêter ce nouveau but. Sur ces soubassements juridiques, le patronat européen a pu ensuite consacrer la concurrence au cœur de politiques européennes devenues de plus en plus (im)puissantes. L’association de grands patrons European Round Table (ERT) a ainsi annoncé, en 1985, l’achèvement du marché unique trois jours avant que Jacques Delors ne le fasse lui-même. De là jusqu’au Traité de Lisbonne, patronat, institutions européennes et gouvernements nationaux les plus libéraux n’ont cessé de se renvoyer la balle pour aboutir à l’Europe du libéralisme triomphant d’aujourd’hui. Les avancées politiques ont répondu aux décisions juridiques et aux abdications économiques (le pacte de stabilité) pour consacrer une Europe qui paralyse les états. En conclusion, après une description très lucide et complète de l’impasse actuelle et du chemin qui y a mené, les auteurs se placent dans une perspective qui paraît surréaliste : ils en appellent à un nouveau blocage institutionnel de la part de la France, pour imposer une Europe sociale et une renégociation des traités. Le compromis de Luxembourg a certes été arraché par de Gaulle en 1966, mais l’Union ne comptait à l’époque que six membres. Aujourd’hui le Traité de Lisbonne, même pas encore en vigueur, est le fruit de plusieurs années de négociations. La seule possibilité crédible, pour un état désireux de le faire, de renouer avec des politiques sociales réside dans une sortie de l’Union. Il est fort dommage que les auteurs ne terminent pas sur ce constat pourtant obligé et n'évoquent même pas ce sujet tabou.

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