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Le cadavre exquis de Jean Teulé

Publié le 01 juin 2009 par Savatier

Le cadavre exquis de Jean TeuléLes cas de cannibalisme, lorsqu'ils se présentent loin de l'Europe, inquiètent peu. Ils fournissent parfois l'occasion de plaisanteries douteuses et sont rangés parmi les spécificités culturelles intéressant les ethnologues. Si le monde occidental en devient le théâtre, on s'empresse, pour se rassurer, de les attribuer à des psychopathes isolés qui font figure d'exception, comme dans l'affaires Issei Sagawa ou celle, plus récente, du " cannibale de Rothenburg ", sans oublier l'archétype, purement littéraire, d'Hannibal Lecter, magistralement interprété au cinéma par Anthony Hopkins.

En revanche, les cas d'anthropophagie collective dérangent bien davantage une société qui se veut policée et semble croire, non sans angélisme, à la bonté naturelle de notre nature humaine dite " civilisée ". L'histoire de la France, telle qu'elle est enseignée, n'aborde que rarement ce phénomène dont on sait pourtant qu'il s'est produit, notamment lors des guerres de religion et pendant la Révolution, comme l'atteste Michel Onfray dans son dernier essai, dont j'ai récemment rendu compte.

Voilà pourquoi l'affaire Hautefaye, si elle a donné lieu à plusieurs études, reste encore largement méconnue du grand public et c'est le récit de cet événement vieux de seulement 139 ans - l'époque de nos arrière-grands-parents - que Jean Teulé se propose de raconter dans un court roman aussi édifiant qu'intéressant, Mangez-le si vous voulez (Julliard, 144 pages, 17 €).

Tout commence le 16 août 1870, lendemain de la fête nationale (le Second Empire avait substitué cette date, jour de la naissance de Napoléon Ier, au 14 juillet). Dans le village de Hautefaye, situé aux confins du Périgord et du Limousin, c'est jour de foire, quoique le cœur n'y soit guère : la sécheresse accroît la misère, la chaleur accable et, surtout, le lointain conflit franco-prussien occupe les esprits. L'arrivée de la gazette régionale met un peu d'animation ; les villageois, bien qu'analphabètes, l'achètent. Un hobereau local, présent sur les lieux, est mis à contribution pour une lecture publique. En fait de nouvelles, il égraine un long chapelet de défaites militaires. L'auditoire, sonné par ce qu'il entend, refuse de le croire. La colère, aussi dense que l'air, monte. Comme dans Antigone de Sophocle ou Henri IV, de Shakespeare, pour conjurer le sort, refuser la réalité, on songerait volontiers à tuer le porteur de mauvaises nouvelles, à en faire une victime expiatoire. Le hobereau le pressent, il s'enfuit juste à temps. Arrive alors son cousin, Alain de Monéys, un homme réputé, dans la région, pour sa bonté, son altruisme. On lui affirme que son parent vient de crier " Vive la Prusse ! ". Incrédule, Monéys plaisante : " Et pourquoi pas ʺA bas la Franceʺ ? " Ce mot lui coûtera la vie. Pour tous, il fera un parfait bouc-émissaire de substitution, d'autant que des rumeurs sur son compte (parfaitement infondées, naturellement) viennent vite grossir le flot de la haine.

Le style de Jean Teulé sert son roman. Avec une précision chirurgicale, un réalisme

Le cadavre exquis de Jean Teulé
impitoyable, il démonte le mécanisme qui pousse la foule aux pires actions, la rend sourde et aveugle, la transforme en une meute animale, assoiffée de sang et de vengeance, nourrie de frustrations et de défiance. Ce processus a été analysé par René Girard, notamment dans son essai La Violence et le sacré. Monéys tente de raisonner ses agresseurs, de rares amis rappellent que beaucoup le connaissent, qu'il alla à l'école avec eux, les aida lorsqu'ils se trouvaient dans le besoin. Rien n'y fait. Il incarne aux yeux de tous " le Prussien " et personne n'en démord, en dépit de l'évidence. Le récit du martyr du jeune homme est mené tambour battant, on suit d'autant plus facilement chaque étape de son calvaire qu'un plan du village en indique l'itinéraire en tête de chaque chapitre. La victime sera battue, torturée, ferrée comme un cheval, écartelée ; le lecteur, incrédule, auquel aucun détail sordide n'est épargné, reste pantois devant la cruauté des bourreaux et la résistance physique de l'homme. Le maire, un couard qui, surtout, ne veut pas être dérangé dans sa moite tranquillité familiale, laisse faire ses administrés ; le curé, piètre connaisseur de l'âme humaine, pense qu'une généreuse tournée de vin de messe calmera la populace. Teulé ne tombe à aucun moment dans le piège facile du pathos. Bien au contraire. Humour noir et ton léger, voire sardonique ponctuent cette descente aux enfers : " Ses amis, rejoints par le neveu du maire et Bouteaudon, le relèvent et veulent le faire entrer dans l'auberge mais sa porte se referme brutalement en lui écrasant la main. Trois doigts tombent. Aïe. "

Pendant que le curé gît, ivre-mort, dans son église, le maire n'intervient que pour protéger une bergerie qui lui appartient, puis il lâche une phrase surprenante, mais qui trahit son abdication : " Mangez-le si vous voulez. " Et, aussi incroyable que cela puisse paraître, la foule le prend au mot. On élève un bucher, on y transporte la victime : " Ils virent et dansent en rond ceux qui tuent l'humanité comme on fauche de l'herbe. Encore vivant, de Monéys respire fortement avec le bruit d'un soufflet (c'est bien le moment !) ", commente, pince sans rire, Jean Teulé décrivant la population entourant les flammes naissantes. Le malheureux n'est pas seulement brulé vif : lorsqu'il a atteint son point de cuisson, la masse se partage son cadavre. Banquet rituel, totémique, barbare auquel chacun participe, y compris les enfants. " On dirait du veau ! " Le roman se conclut par le procès, suivi de l'exécution des meneurs de ce massacre cannibale et de la déportation de quelques autres dans un bagne de Nouvelle-Calédonie. Car seule une poignée de tortionnaires passera en jugement ; il eut été impossible d'inculper une hydre à plusieurs centaines de têtes, tout un village. Reste l'hébétude de tous les protagonistes qui ne parviennent pas à expliquer cet accès de rage collectif.

L'auteur s'est livré avec talent à une reconstitution romancée de ce fait divers aux allures de cauchemar. Il n'a pas agi en historien ni en sociologue, ce qui est parfaitement son droit d'écrivain et donne un livre concis et réussi. En revanche, ceux qui souhaiteraient connaître les événements tels qu'ils se sont vraiment passés pourront se reporter à l'essai d'Alain Corbin, Le Village des cannibales (Flammarion, collection Champs Histoire, 204 pages, 8 €). Car le contexte réel semble bien plus complexe que celui de la guerre de 1870 présenté dans le roman. Le cousin de Monéys ne fut pas, en effet, accusé d'avoir crié " Vive la Prusse ", mais " Vive la République ". Propos imaginaires l'un comme l'autre, fruit de l'inconscient collectif, sans doute, mais qui expliquent tout autrement la folie criminelle de la population, dont les origines remontent au début du XIXe siècle. Les sympathies de ces paysans sont presque exclusivement bonapartistes ; dans ces campagnes où la légende napoléonienne demeure, la Restauration avait été mal vécue (nous sommes au pays de Jacquou de Croquant). On se souvenait de la cruauté d'une aristocratie locale rentrée dans le sillage de Louis XVIII et réinstallée avec morgue dans ses prérogatives, au moment de la Terreur blanche ; la République qui avait suivi les journées de 1848 avait, de son côté, accablé les paysans d'impôts. La perspective d'une chute de Napoléon III accroissait donc l'angoisse des villageois qui redoutaient tout changement de régime. Leurs craintes étaient largement entretenues par une bourgeoisie de province attachée, elle aussi, au statu quo pour protéger ses propres intérêts. Intérêts fiscaux menacés par une nouvelle République, intérêts fonciers justifiés par l'achat de biens nationaux qu'un retour à la Monarchie aurait pu remettre en cause.

Le cadavre exquis de Jean Teulé
A Hautefaye comme ailleurs, on réfléchissait peu et on pratiquait facilement l'amalgame : Prussiens, légitimistes, petite et haute noblesse, clergé, républicains, tous œuvraient de concert, pensait-on, à la chute de l'Empire - un sentiment absurde, mais profondément ancré dans les mentalités. En tuant Alain de Monéys, la foule n'agissait pas par hasard ; elle croyait participer à sauver l'empereur tout en éliminant celui qui, bien innocemment, cristallisait l'ensemble de ses haines. Au moment du procès, la toute jeune République fit d'ailleurs de ce drame un symbole de toutes les dérives de l'ancien régime. La paysannerie supposée bonapartiste devint une cible de choix. De la presse, émergea le mythe du péquenaud vivant à l'état semi-sauvage, abruti par l'alcool et la consanguinité, cruel, borné, prêt à accorder crédit à la moindre superstition. Certains virent dans ce drame une jacquerie, ce qui s'opposait à la réalité, puisqu'il ne s'agissait aucunement d'une révolte contre le Gouvernement, mais bien d'une manifestation en sa faveur ! On pouvait ainsi lire, dans Le Patriote de février 1871 un article qui résumait le point de vue général des nouvelles élites parisiennes :

" Méchant plus souvent que bête, le paysan est généralement voleur s'il est métayer, usurier s'il est propriétaire, lâche s'il n'a pas été transformé par la vie militaire ou par le séjour des villes [...] C'est avec un plaisir sans borne [...] que nous refuserons du pain au paysan que la faim amènera devant notre porte, avec joie que nous le verrons privé de ses fils. Qu'il aille chercher tout cela à Berlin, cet indigne abruti qui place l'empereur avant le peuple et les bestiaux avant la famille. "

Fait rarissime qui confirme la valeur d'exemple de l'affaire pour le nouveau Gouvernement, les bois de justice seront transportés au cœur même de Hautefaye, comme si le sang versé sur place pouvait exorciser celui répandu lors du rituel premier.

Reste la bestialité du crime et ce cas d'anthropophagie, bien dérangeant car si proche de nous dans le temps. Dans le chapitre 31 du livre premier de ses Essais, Montaigne avait traité du cannibalisme. Menant un parallèle entre les traditions indiennes et européennes - cette Europe sensée représenter la " civilisation ", il avait noté :

" Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé. "

Sage Montaigne, qui renvoyait les monstruosités humaines dos à dos et visait dans cette

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phrase autant l'Inquisition que les guerres de religion. Car ce que le roman de Jean Teulé met en lumière, c'est notre propre marche de funambule sur le fil étroit qui sépare l'être social du barbare qui ne sommeille en nous que d'un œil. A n'en pas douter, il n'en faut pas beaucoup, à la faveur des convulsions de l'histoire, d'une menace, réelle ou savamment orchestrée contre notre société par tel ou tel groupe d'intérêts, pour passer d'un statut à l'autre. Les pogroms ne sont pas si anciens, les femmes tondues par des résistants de la dernière heure à la Libération non plus, sans parler des ratonades. Avec, à chaque fois, la foule déchaînée hurlant à la mort. On pourrait encore citer l'hystérie collective de la population, largement entretenue par les média, contre les accusés de l'affaire d'Outreau que la Justice a finalement innocentés.

René Girard le démontre dans ses travaux, fort utiles pour comprendre les mécanismes du bouc-émissaire. Ce qu'il y a de frappant, c'est que la disparition ponctuelle des tabous sociaux, indispensable à ces débordements (et le cannibalisme en est un archétype) n'intervient que pour le rétablissement, voire le renforcement de l'ordre qui avait un moment chancelé sur ses bases. Ce qui conduit à nous interroger sur l'instrumentalisation de certains faits divers et, plus encore, sur cette phrase du philosophe, tirée de son essai, Celui par qui le scandale arrive : " De toutes les menaces qui pèsent sur nous, la plus redoutable, nous le savons, la seule réelle, c'est nous-mêmes. "

Illustrations : Jean Teulé (D.R.) - Couverts - Goya, Saturne dévorant un de ses enfants, Musée du Prado.


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