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La crise financière : fruit de la délinquance ou effet de système ?

Publié le 04 juin 2009 par Ressol

Depuis plusieurs mois les nouvelles économiques se suivent apportant leur lot de surprises et augmentant ŕ chaque fois les inquiétudes des ménages. La récession semble s’installer durablement et le fait de ne l’avoir connue avec quelques mois de retard semble une pičtre consolation. L’idée de trouver des responsables et de les transformer rapidement en coupables a germé immédiatement dans l’esprit de nos hommes politiques.

On essaiera de comprendre l’enchaînement des faits qui ont conduit ŕ la situation actuelle. Bien sűr, ces phénomčnes de marché sont l’occasion de prises de risque parfois hasardeuses dans le domaine financier. Les traders qui, hier, étaient portés au pinacle tant que la bulle financičre grossissait et ŕ qui on accordait des revenus considérables, sont aujourd’hui cloués au pilori par les męmes commentateurs maintenant que la bulle financičre n’en finit pas de se dégonfler. Des pratiques douteuses ont pu se développer, parfois illégales ou męme frauduleuses, elles mettent en cause certains opérateurs et, peut-ętre plus généralement, le secteur de la finance et ses entreprises et institutions. Les bulles immobiličres et financičres représentent tellement de richesses et offrent tellement d’opportunités d’enrichissement rapide qu’elles attirent tôt ou tard la plupart des opérateurs économiques et parmi eux certains sont sans scrupule. Pour autant, cette chasse au bouc émissaire est insuffisante pour évaluer les responsabilités engagées. En effet, cette crise apparaît surtout comme le résultat d’une idéologie dont la domination et la mise en application dans les programmes politiques n’ont cessé de croître tout au long du dernier tiers du vingtičme sičcle. Libéralisme généralisé, déréglementation systématique, complaisance généralisée ŕ l’égard des paradis fiscaux, abandon des outils de contrôle du systčme monétaire par les responsables politiques, multiplication des avantages fiscaux, la liste est longue des facteurs qui ont permis la lente dérive d’un capitalisme de plus en plus mis au service des seuls intéręts financiers des personnes les plus riches de la communauté humaine.

Le modčle inégalitaire

Si la crise a pris son origine aux Etats-Unis, ce n’est pas non plus un hasard. Cité en exemple par les tenants du libéralisme, l’économie américaine a montré la voie depuis la présidence de Nixon conseillé par le libéral Milton Friedman. Les performances en termes de création d’emplois de cette économie sont souvent mises en avant notamment pour faire honte aux économies européennes soi-disant trop attachées aux protections apportées par le droit du travail et par la sécurité sociale. La face cachée de cette économie n’est pas souvent montrée. Une baisse des salaires réels se traduisant par un retour en arričre de plus de 40 ans (Source le Census Bureau, équivalent américain de l’Insee) un accroissement considérable des inégalités, tels sont aussi les caractčres de ce mode de développement. En trente ans la part du revenu des 20% les plus riches s’est accrue de 43,3% ŕ 49,7% tandis que tous les autres quintiles voyaient leur part diminuer ; celle des 20% les plus pauvres qui n’était déjŕ en 1976 que de 4,4% n’atteignait plus que 3,4% de l’ensemble des revenus en 2005.

Ce modčle de développement inégalitaire correspond au programme politique des « conservateurs de mouvement » (expression géniale sur le plan du marketing politique puisqu’il s’agit de donner une dynamique apparente et un sens de la modernité sur le thčme : « le monde change Monsieur ! », ŕ un projet fondamentalement réactionnaire). Le prix Nobel d’économie Paul Krugman a fourni des éclairages intéressants sur ce programme [1]. Il rappelle qu’il s’inscrit essentiellement dans la ligne du militantisme antifiscal de Grover Norquist qui veut revenir en arričre en supprimant l’impôt sur le revenu, l’impôt sur la mort (les droits de succession), la réglementation. Il n’hésite pas ŕ y voir un « véritable New deal ŕ l’envers » ce qui traduit bien le véritable sens de cette révolution néoconservatrice auquel adhčrent, plus discrčtement aujourd’hui qu’hier, les hommes politiques français fascinés par l’Amérique du Président Bush.

La crise des « subprimes », fruit de l’inégalité et de la déréglementation

La crise des subprimes s’enracine aussi dans ce terreau. Pour renforcer l’assise politique des néoconservateurs, il faut que beaucoup de ménages deviennent propriétaires comme l’a reconnu Alan Greenspan l’ancien directeur de la Réserve fédérale américaine. Comment peuvent-ils y parvenir avec des salaires trop faibles et souvent instables ? Grâce au crédit hypothécaire, en empruntant avec comme garantie le bien immobilier acquis. On n’a donc pas hésité ŕ pręter męme ŕ des ménages avec de faibles revenus puisqu’en cas de difficulté de remboursement le banquier récupérait son capital sur la vente du bien aprčs l’éventuelle expropriation de la famille en défaut de paiement. Mais la bulle immobiličre a été amplifiée aussi par une spéculation encouragée par les pouvoirs publics. L’économiste américain Martin Feldstein cité par André Orléan [2] montre bien l’attractivité de l’immobilier : 9% de plus value annuelle, la possibilité d’emprunter 80% du coűt grâce ŕ un pręt hypothécaire ŕ un taux de seulement 6% en partie déductible des impôts, soit un rendement de 25% sur les capitaux propres. Tant que la valeur des biens immobiliers continuer ŕ augmenter, il n’y avait pas de problčme et la hausse du prix de l’immobilier était favorisée par cette large diffusion du crédit. La situation a commencé ŕ se gâter quand la hausse de l’immobilier s’est interrompue. L’équilibre de la pyramide des marchés s’est alors brisé conduisant en cascade ŕ la crise généralisée que nous connaissons.

Le processus s’est trouvé amplifié par des innovations financičres (notamment ce que l’on appelle la titrisation qui transforme les crédits bancaires en nouveaux actifs financiers, des produits « dérivé »), qui avaient bien un intéręt réel en termes de gestion des risques mais qui se sont trouvé détournées de leur fonction essentielle par la dynamique des marchés et par l’appétit sans frein du lucre. Ainsi, la bulle immobiličre s’est-elle articulée avec une bulle financičre. Le métier bancaire, lui aussi, a été profondément bouleversé. Il consiste « de moins en moins ŕ accompagner les emprunteurs et ŕ porter les crédits jusqu’ŕ échéance, mais ŕ vendre du risque en empochant des commissions ». Autrement dit, les banques se sont transformées en « courtiers des marchés financiers », en vendant « les crédits qu’elles ont initiés plutôt que de les porter jusqu’ŕ échéance. » [3]. Cette évolution a rendu l’évaluation des risques de plus en plus difficile ŕ travers des produits dérivés de plus en plus sophistiqués. Cette opacité a retardé l’éclatement inévitable des bulles. Plus grave, la spirale des gains a été si forte que męme des banques coopératives de l’économie sociale n’ont pas su se garder de ces tentations et ont participé ŕ ce mouvement malgré ses dangers [4].

En outre, la rémunération ŕ la commission des « conseillers » des banques a privilégié systématiquement la vente et le court terme sur l’analyse des risques et la prise en compte du long terme. Aux Etats-Unis, la rémunération moyenne dans les banques qui était restée au niveau de celle de l’ensemble de l’économie jusque dans les années quatre-vingt était en 2007, 1,8 fois plus élevée. Plus grave, la rentabilité de certaines filiales bancaires et ces gains faramineux ont contaminé l’ensemble de l’économie obligeant les entreprises ŕ se débarrasser de leurs activités, męme encore rentables, mais qui ne parvenaient plus ŕ dégager une rentabilité ŕ deux chiffres (c’est-ŕ-dire plus de 10%). Les délocalisations, la pression ŕ la flexibilité des emplois et ŕ la baisse des salaires réels, qui étaient déjŕ au cœur de ce modčle de développement inégalitaire, se sont encore accrues.

La crise, une nouvelle source d’inégalités

Bien sűr, il ne faut pas oublier que ces bulles spéculatives ont été source d’enrichissement et qu’elles ont męme contribué en partie ŕ la croissance des deux derničres décennies mais il faut aussi se demander au service de qui s’est réalisé ce processus et quels risques il a engendrés. Lorsque l’on observe maintenant qui supporte aujourd’hui les « ajustements » en étant plongé dans la précarité du chômage et dans les difficultés de vivre et simplement de se loger, il est clair que ce ne sont pas les gagnants d’hier. Cette dissociation, ŕ peu prčs générale, entre les bénéficiaires, largement servis par une déréglementation savamment organisée politiquement, et les victimes condamnées aujourd’hui ŕ en supporter les conséquences réelles constitue le véritable scandale de cette soumission collective au « Tout marché ». Quand certains partis politiques se refusent ŕ demander la moindre contribution ŕ ceux qui se sont enrichis avec la libéralisation des marchés, on ne peut qu’ętre inquiet pour l’avenir de la justice sociale dans notre pays.

Pourtant, les voix sont nombreuses pour attirer l’attention des citoyens sur ce qui se passe. Dans un colloque récent, James Galbraith, soulignait, sans doute avec un peu trop d’optimisme pour ce qui concerne la France du moins, que « l’idéologie du "tout par et pour le marché", le détournement des institutions gouvernementales au profit d’intéręts privés, tout cela a fait place ŕ une approche pratique, ouverte, des défis et des problčmes que nous devons affronter. » [5]

Il ne s’agit pas de se passer du « marché » mais il est indispensable d’en réexaminer la place dans la dynamique de la société pour lui redonner son statut de moyen et non de fin. Ce réexamen est nécessaire pas seulement pour des raisons de justice mais aussi, et surtout, pour des raisons d’efficacité économique. En effet, André Orléan rappelle ŕ juste titre que « La crise ne vient pas de ce que les rčgles du jeu financier ont été contournées mais du fait qu’elles ont été suivies. » [6]. Contrairement ŕ ce qu’affirment les défenseurs de l’idéologie du « tout marché » comme Pascal Salin qui voit encore dans la situation actuelle une « crise de l’interventionnisme étatique » et qui continue ŕ croire aux vertus du marché pour « prendre en charge les risques de la maničre la plus efficace » [7], c’est bien le systčme de la société de marché qu’il faut remettre en cause. Les banques coopératives, ŕ condition de ne pas oublier leurs valeurs et les intéręts de leurs sociétaires, ont un large espace ŕ occuper pour favoriser une « finance patiente et solidaire » avec l’ensemble des « parties prenantes » de l’économie.

La révision du modčle de développement

La conversion soudaine ŕ la régulation des marchés et ŕ l’intervention de l’Etat, des principaux responsables politiques français qui n’hésitaient pas ŕ donner, il y a quelques mois encore, le modčle américain en exemple et qui affirmaient aussi vouloir libéraliser le crédit hypothécaire pour faciliter l’accčs ŕ la propriété des ménages modestes, aux revenus pensés désormais comme inévitablement aléatoires, est surprenante. Elle contribuera peut-ętre ŕ remettre en question la toute puissance des marchés mais elle ne suffira pas ŕ garantir une volonté authentique de reconstruire une économie au service de tous les hommes et non aux intéręts de quelques-uns. Sauf bien sűr, si elle s’accompagne d’un recul de l’idéologie libérale et de la large contamination des esprits et des rčgles qu’elle a provoqué et d’une émancipation du pouvoir politique par rapport aux intéręts financiers privés qui l’orientent si facilement.

Amiens, le 27 mai 2005


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