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Un verre, ca va

Publié le 10 juin 2009 par Mouze
4 juin 2009 - BERNARD-OLIVIER SCHNEIDER -
THERAPIE

S'extraire de la dépendance à l'alcool ne passe pas inéluctablement par la case de l'abstinence brutale et à vie.

A la lumière de la neurobiologie et du fardeau de la preuve, la prise en charge de la dépendance à l'alcool a passablement évolué ces dernières années. Pour celui qui boit trop, l'unique option n'est plus automatiquement l'abstinence. Une consommation dite contrôlée peut être une étape ou une issue. L'alcoologie moderne a revisité quelques-uns de ses mythes fondateurs. A un paternalisme volontiers moralisateur, elle préfère la recherche de l'efficience et le pragmatisme. Expert de la prise en charge de l'alcoolisme, auteur d'un ouvrage remarqué qui vient de paraître chez Flammarion (*), le Professeur Jean-Bernard Daeppen, du CHUV à Lausanne, s'explique.
Pour cerner le phénomène, combien de personnes boivent trop en Suisse?
On considère qu'approximativement 20% de la population adulte - 30% des hommes et 10% des femmes - ont une consommation d'alcool susceptible de mettre leur santé en danger. Le seuil est bas: deux à trois verres par jour ou troisà quatre verres par occasion. Attention: cette consommation à risque n'est pas de l'alcoolisme. Par analogie, on peut dire qu'il s'agit de quelqu'un qui roule sans ceinture; en cas d'accident, il risque davantage de plaies et de bosses; mais il n'aura pas forcément un accident.
En l'occurrence, les risques se rapportent à quoi?
On différencie la consommation à risque chronique, régulière, et la consommation à risque aiguë, ponctuelle - la «cuite» ou le «binge drinking». La première est associée à une probabilité augmentée de maladies et de décès liés notamment à la survenue de cancer digestif, de cirrhose, de pancréatite, de cancer du sein, de cardiomyopathie et d'hypertension. Tandis que la seconde est principalement associée à une probabilité accrue de traumatisme, de suicide et de pancréatite aiguë.
Comment définissez-vous l'alcoolisme?
C'est une dépendance où il y a perte de contrôle de la consommation. Il s'agit d'une maladie chronique, caractérisée par le fait qu'un individu continue de boire malgré des conséquences sur sa santé, sa vie sociale, professionnelle et affective. On estime que cette addiction touche approximativement 5% de la population adulte - 8% des hommes et 2 à 3% des femmes. Plus avant, si l'on parle de prévention, on s'adresse aux 20% de gens qui ont une consommation à risque. Chez les dépendants, la maladie est installée: on est dans une autre logique, celle du traitement. Et permettez-moi un aparté. 65% de la population a une consommation d'alcool à faible risque et sans con-séquences néfastes: voilà pourquoi l'alcool ne peut être assimilé à une drogue comme l'héroïne!
Existe-t-il un portrait robot du dépendant?
Non, il n'y a pas de profil type. Le grand public a une vision stéréotypée de l'alcoolique qui boit du matin au soir, en pleine dérive sociale. Pas du tout. La dépendance à l'alcool a des manifestations très diverses. C'est une population très variée, des gens qui ont une vie souvent riche, des gens touchants aussi. L'alcoolique qui a totalement perdu le cap est rare. Ce sont plutôt des personnes sensibles, anxieuses: l'alcool est un excellent anxiolytique. En entrant plus loin dans le détail, on peut distinguer deux catégories de dépendants. La majorité des alcooliques - 80% - le deviennent aux alentours de 30 ans. 20% le deviennent vers 15/20 ans: ce sont fréquemment des polytoxicomanes, bagarreurs, impulsifs, ayant un comportement antisocial.
Vous venez de publier, chez Flammarion s'il vous plaît, «La dépendance à l'alcool. Guide de traitement combiné».
En quoi consiste ce fameux traitement?
Un peu d'histoire. Ces trente dernières années, on a mené de nombreuses recherches sur la prise en charge de l'alcoolisme. Cela a permis de démontrer que certains traitements sont plus efficaces que d'autres. Quatre approches se distinguent dans ce «hit-parade». Primo, l'entretien motivationnel: le thérapeute pousse le patient à puiser dans son propre capital pour se sortir de la dépendance. En deuxième lieu, l'approche cognitivo-comportementaliste: le patient «apprend» à ne pas entrer au bistrot, par exemple. Troisièmement, il y a l'approche communautaire: le thérapeute aide le patient à réorganiser ses conditions de vie avec l'aide de ses proches. En quatrième lieu, il existe des médicaments, l'acamprosate et la naltrexone. Grosso modo, ces substances, qui ont une efficacité démontrée et qui agissent au niveau cérébral, réduisent l'envie de boire. Le traitement combiné s'appuie sur ces quatre approches: il les marie sans les opposer.
Dans ce domaine, les Américains ont été des précurseurs. Nous en avons repris les bases pour mettre au point un réseau de prise en charge de l'alcoolisme dans le canton de Vaud. Ici comme ailleurs, on a remarqué que certaines institutions en restaient à des modèles de prise en charge dépassés, à du paternalisme teinté de religion dans le mauvais sens du terme. En écrivant ce livre, je souhaitais en premier lieu améliorer l'efficacité de la prise en charge de la dépendance à l'alcool en Suisse romande. Flammarion a trouvé cette approche suffisamment bonne pour mériter une diffusion plus large. Tant mieux!
Dans votre guide, vous évoquez le principe de la consommation contrôlée. Vous quittez donc la piste «sans abstinence, pas de salut»! Pourquoi?
C'est une question délicate et importante. Nous considérons que la consommation contrôlée peut être un objectif, sans être un but en soi. Nous ne sommes pas contre l'abstinence. Cela dit, quand vous voyez un patient à l'hôpital, si vous lui dites de but en blanc qu'il a un problème avec l'alcool, il vous claque la porte au nez. De nombreux patients ne sont pas prêts à arrêter de boire. L'idée, c'est de prendre le patient comme il est, de lui proposer quelque chose sans le brusquer. S'il vous indique ne plus vouloir boire que le week-end, par exemple, il faut lui dire que c'est magnifique. Car au final, et toute la difficulté est là, face à la dépendance, il n'y a que la personne et sa volonté. Une personne qui doit se convaincre elle-même. Cela prend du temps, peut-être dix ans. Certains patients que je suis depuis longtemps arrivent parfaitement à s'en tenir à deux verres de rouge par jour.
Est-il prouvé que la voie de la consommation contrôlée est plus efficace que celle de l'abstinence?
Oui, il y a des études démontrant que le traitement avec consommation contrôlée est plus efficace. C'est un sujet qui a déchaîné les passions dans le monde des thérapeutes. Je pense que si les patients s'en sortent mieux, c'est sans doute parce qu'ils sont plus libres. On leur laisse cette marge de créativité qui va leur permettre de forger leur propre recette contre la dépendance. Vous voyez, il existe une vieille recette contre l'alcool, le médicament Antabus qui rend malade au moindre verre: il donne de moins bons résultats quand on l'impose que si le patient décide d'en prendre tout seul, de lui-même. La consommation contrôlée peut être une étape: celle qui amène le patient à se rendre compte qu'il n'arrive pas à contrôler et que l'abstinence est ce qui lui conviendra le mieux.
La consommation contrôlée est-elle un contrat thérapeutique entre le médecin et son patient?
Plus ou moins. Cela étant, il faut éviter le terme de «contrat»: parce que si le patient dérape, il va culpabiliser, ce qui risque de l'inciter à boire et à interrompre son traitement. Il faut se méfier de certains concepts. Ainsi, on a longtemps répété haut et fort que si un alcoolique devenu abstinent consommait un seul verre, il replongerait dans l'enfer. C'est faux, mais surtout cela pousse celui qui dérape à prendre, foutu pour foutu, dix verres!
Combien de temps dure en moyenne un traitement?
C'est très variable suivant la sévérité de la dépendance. Cela étant, pour se sortir d'un problème d'alcool, on est dans une logique de maladie chronique, avec un traitement s'étalant sur des années. Ma plus ancienne patiente, je la suis depuis 1992.
Sur l'alcoolisme, quel est l'apport de la neurobiologie?
Elle a démontré de manière incontestable que l'alcoolisme n'est pas une maladie «auto-infligée», mais une pathologie cérébrale touchant certains individus physiologiquement vulnérables. Moyennant quoi le soignant devrait avoir une attitude marquée par davantage de compassion qu'autrefois.
Professeur, existe-t-il des facteurs de risque?
La médecine a mis en lumière des facteurs de vulnérabilité. Entre autres, il y a le facteur génétique. Les descendants d'alcooliques sont plus exposés. Une maladie psychique, comme un trouble bipolaire ou une schizophrénie, constitue aussi un facteur de risque. Et puis, il y a l'environnement, les habitudes sociales... L'ado a tendance à consommer comme ses copains: voilà pourquoi en Valais, on boit plus qu'ail-leurs en Suisse.

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