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Lawrence d’Arabie

Publié le 13 juin 2009 par Vance @Great_Wenceslas

Un visionnage de Vance

Un film de David Lean (1962) avec Peter O’Toole, Alec Guiness, Omar Sharif, Anthony Quinn & Claude Rains.

Lawrence d’Arabie
 

Visionné sur DVD zone 2 Columbia, édition collector 3 disques (2001).

Résumé : Comment un jeune mais brillant officier du renseignement britannique en poste au Caire en 1916 dirigea la révolte des Arabes contre l’empire Ottoman, organisant une guérilla en harcelant les forces turques à travers le désert tout en favorisant, malgré lui, l’emprise du Royaume-Uni sur le Proche-Orient, devenant tour à tour héros et martyr, stratège intrépide ou chanceux manipulateur – sans se douter que, au jeu politique de la manipulation, il n’était finalement qu’un pion un peu plus valeureux que les autres…

Une impression d’immensité et d’absolu.

C’est ce que je ressens, chaque fois.

Face au désert, magnifié par la composition méticuleuse de Lean, qui est allé jusqu’à utiliser des caméras spéciales Panavision pour cadrer à travers les mirages.

Et devant l’interprétation incroyable, quasi-surréelle, de Peter O’Toole. Que ce rôle ait été classé comme le n°1 dans les 100 Plus Grandes Performances d’Acteurs de tous les temps par le magazine Première (version US) n’étonnera personne. Il y a dans ce regard, habité, hanté, quelque chose de sauvage et de magistral qui parle directement à notre âme et éveille quelques sensations ataviques teintées d’une sourde frayeur et de ce parfum de liberté authentique.

Car Lawrence d’Arabie est de ces épopées qui défient le temps, parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans un registre défini. Quelques-uns ont pu gloser sur le fait que pas une ligne de dialogue ne soit tenue par un personnage féminin, sur les 3h37 minutes de la version intégrale. J’avoue que, sur le coup, cela ne m’a pas frappé. L’histoire, fondée sur deux livres de T.E. Lawrence lui-même (l’un, Revolt in the Desert, étant un récit considéré comme relativement fiable – quoique parfois décrié par des révisionnistes – et décrivant la montée en puissance des Bédouins pris entre la volonté hégémonique de l’Empire britannique et la soif de territoires des Turcs au début du XXe siècle ; l'autre, the Seven Pillars of Wisdom, que l’auteur n’a publié qu’en 120 exemplaires donnés à des amis, qui relate parfois brillamment les doutes et les souffrances endurés par l’écrivain pendant cette période, notamment lors de sa détention chez le gouverneur turc de Deraa – des tourments largement démentis ultérieurement lorsque, après sa mort, de puissants admirateurs le feront éditer pour le public), se nourrit complaisamment de la complexité de ce personnage trop moderne pour l’époque, constamment en décalage, recherchant la notoriété puis effrayé par sa célébrité soudaine, biaisant intelligemment pour éviter les combats et les pillages puis se délectant du carnage opéré sous son commandement, hypnotisé par sa propre soif de sang, accordant la mort dans une dispendieuse orgie de violence et planant sur le champ de bataille où s’amoncellent les cadavres tel un Ange de la Mort éthéré. 

Au-delà des complexes rouages militaro-politiques qui transpirent par moments dans le film, Lawrence d’Arabie est avant tout le portrait d’un homme singulier. Que le producteur Sam Spiegel et les scénaristes Bolt et Wilson aient choisi de ne montrer de lui qu’une seule scène (celle d’ouverture) se situant après cette période historique est caractéristique d’une démarche particulière, niant le statut héroïque qui lui fut accordé a posteriori, avec l’aide généreuse de la presse, notamment américaine, si prompte à statufier, voire déifier, le premier individu sortant de l’ordinaire auquel on prêterait quelques vertus fédératrices. Le film ne montre pas, du coup, l’immense vague de reconnaissance publique qui secoua la Grande-Bretagne et le monde anglo-saxon après la Première Guerre Mondiale, la manière si étrange qui a conduit Lawrence à se dissimuler sous un faux nom, à vivre en reclus – même si les plus grands du Royaume, de George Bernard Shaw à Churchill, lui manifestèrent plus ou moins ouvertement leur respect et leur admiration. Il ne s’agit même pas d’un parcours du genre « Grandeur & décadence », mais de la course d’un homme vers un destin qu’il se façonna grâce à une volonté indomptable, une sorte de foi en des capacités qu’il jugeait supérieures aux autres, mais aussi d’une tragique, et dramatique, prise de conscience de ses limites, de son humanité fragile, modeste et des travers qui en sont le pendant, de la veulerie au mensonge, de la trahison à la violence perverse.

Et, dans les yeux bleu océan ou gris azur de Peter O’Toole, il y a tout cela, et bien davantage encore : toutes les ramifications d’un être de légende qui suscita l’amitié la plus profonde et respectable d’un prince, l’admiration la plus légitime d’un chef bédouin, le respect le plus humble d’un officier supérieur, la vénération de milliers d’Arabes mais aussi la fascination et le dégoût chez ce même journaliste qui le traqua dans sa chevauchée, en quête d’un mythe qu’il obtint tout en s’y brûlant. Le métrage explore l’origine et les dessous de cette légende, instillant le doute dans un portrait qu’on pensait totalement favorable et partisan. Homme complexe, héros torturé par des démons dont il est l’origine, pétrifié par son propre pouvoir, celui, solaire, officiel, populaire, d’un chef de guerre qui se découvre et rallie les foules au panache de ses réussites effrontées mais aussi celui, lunaire, sombre, caché-mais-pas-si-profondément, du guerrier sanguinaire et vindicatif, cédant à ses pulsions de mort issues d’un côté obscur de la Force. Regardez-le, fanfaronner dès sa première prise de contact, niant sa peur, celant son ignorance, alors qu’il fait face à un chef bédouin qui, estomaqué par son audace, se liera à lui par une amitié indéfectible, allant jusqu’à devenir son dernier soutien, voire la voix de sa conscience quand il cèdera et s’égarera. Dire que, peu de temps avant, il était cet officier dégingandé, irrespectueux et suffisant, maniaque et dont la culture livresque irritait ses supérieurs. Le voilà à présent à la tête d’une cohorte, prêt à traverser un désert infranchissable pour prouver que rien n’est impossible à celui qui se sait investi. Ce qu’il accomplira est au-delà de l’exploit : Sherif Ali/Omar Sharif, le second du prince Feisal/Alec Guiness, ne peut que s’incliner avec, dans son regard sombre et chaleureux, ce respect qui ne se tarira jamais. T.E. Lawrence n’est plus, seul demeure El Aurens, conquérant de l’improbable. Vêtu d’une tenue qu’il ne quittera plus jusqu’à son retour au Caire, il accumulera les victoires, faisant sans qu’il s’en doute le jeu retors d’un prince dont la stratégie sur le long terme se nourrira, tout comme les autorités britanniques, de la tactique brutale et inattendue du vaillant et fougueux héros.

Les premiers échecs ébranleront alors la confiance de Lawrence dans son étoile mystique : comment gouverner un pays peuplé de clans rivaux incapables de s’entendre ? Leur victoire sur un oppresseur commun n’aura, dans un premier temps, servi à rien. Il est trop tôt encore pour prétendre à construire une Arabie unie, trop tôt pour que Lawrence puisse assumer le trône de notoriété qui lui était promis. Pourtant, il s’arc-boutera et se construira un avenir fulgurant de ses propres mains, dépassant son destin, commettant l’irréparable : se trahissant lui-même, alors qu’il avait voulu se retirer devant la mort d’êtres chers, il ira plus loin et plus vite qu’on ne l’attendait, devenant alors dangereux même pour ceux qu’il était censé aider. La devise de Fouquet Quo non ascendet ?/Jusqu’où ne montera-t-il pas ? lui collait à merveille, mais c’était sans compter sur ses démons qui, après une mission d’infiltration maladroite et ratée, une incarcération où il semblerait qu’il ait subi les pires humiliations, déchaîneront leur haine et précipiteront sa chute. Trop tard, cependant : la presse internationale, par le biais de ce curieux journaliste américain, s’était saisie de l’affaire, Lawrence d’Arabie était désormais un symbole. Indéboulonnable. Même l’intéressé ne pouvait rien contre le statut qu’on avait forgé sans qu’il le veuille. La tête basse, pourtant auréolé d’une gloire qu’il avait si longtemps recherchée, il quitte ce désert qu’il avait chéri pour un pays qu’il ne considère que difficilement sien, cette Grande-Bretagne qui lui tend des bras maternels et réconfortants, lui promettant un oubli qu’il n’obtiendra pas. Il vient de comprendre que, alors qu’il a été l’instrument de l’union et de la libération de tout un peuple, il n’a été que le jouet de forces bien plus puissantes que celles qu’il a pu mettre en œuvre : celles d’une politique procédurière qui réfute les idéaux et développe le compromis.

Film passionnant et passionné, transcendé par une interprétation toute en nuances, Lawrence d’Arabie s’avère étonnamment chiche en scènes d’action : les attaques de train, la prise d’Aqaba ne sont finalement que des épisodes dans cette aventure moderne où le désert tient lieu d’un décor surnaturel, écrin sublime aux miracles accomplis par cet étranger si magnétique et convaincant. L’aube se lève sur l’immensité ocre tandis que retentissent les notes de Maurice Jarre et que des silhouettes, frêles et minuscules, font ce qu’elles peuvent pour occuper l’espace. Il n’y a pas de demi-mesure dans cette œuvre : tout y est plus qu’humain.

On s’étonnera tout de même, avec le recul, du choix de Guiness comme interprète d’un prince arabe (lui qui avait joué Lawrence au théâtre) et de l’omniprésence de l’anglais, cédant à la mode d’une époque où les producteurs de films estimaient que tout le monde devait comprendre ce qui était prononcé. Du coup, les efforts parfois pathétiques pour « prendre l’accent » peuvent prêter à sourire. Mais la puissance évocatrice du film emporte tout – même en se prêtant au jeu du réalisateur pour cette version longue, et en écoutant la musique sur un fond noir pendant l’ouverture et l’entracte. Comment ne pas souligner également la performance émouvante d’Omar Sharif (son attachement pour Lawrence arrache des larmes) et éclatante d’Anthony Quinn, qui nous fait un Auda abu Tayi plus vrai que nature, cynique, brutal et joyeux.

Les dernières notes de l’ouverture s’égrènent. Le générique commence. Plongée, magnifique. Un homme quitte un bâtiment pour enfourcher une motocyclette. Il démarre. La caméra le suit, tantôt derrière, tantôt devant. On devine le visage serein de Peter O’Toole derrière les lunettes qui lui masquent les yeux. L’impression de vitesse augmente. La route défile, aussi vite que les mots du générique. Quelque chose survient. La réaction du pilote, quoique rapide, ne fait que précipiter le véhicule par-delà le fossé.

Ainsi mourut un être d’exception, qu’un destin hors du commun plaça hors de portée de l’anonymat, le modelant et le brisant au gré d’une volonté surhumaine. Homère aurait dit qu'on ne défie pas impunément les dieux...


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