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Compte rendu d'expertise d'usage

Publié le 17 juin 2009 par Ressol

Dans le cas d’un malade, c’est le corps médical qui fait des comptes-rendus d’expertise. Il y a le compte-rendu opératoire, les comptes-rendus d’examens divers : analyse de sang, échographie, IRM, radiologie, etc… Et les comptes-rendus de visites chirurgicales post-opératoires qui bien entendu sont adressés à votre médecin traitant et au médecin référent de l’établissement hospitalier où vous êtes accueilli. L’expertise est une relation entre spécialistes qui discutent de votre cas. Quand on passe d’un établissement à l’autre, un « dossier médical » est censé vous suivre, qui est remis aux ambulanciers. On ne vous le communique pas. Vous êtes un légume sur un brancard et probablement, on estime que vous avez d’autres chats à fouetter que de vous pencher sur votre sort.

Trouvant fort de café d’être écartée systématiquement d’un débat qui me concerne au premier chef, je me suis permis de rentrer dans le jeu sans y être invitée en revendiquant mon « expertise d’usage ». Ce sont les chirurgiens qui ont posé mon matériel, mais c’est moi qui le vit, qui le déteste ou apprend à le gérer… avec plus ou moins de bonheur, dans un difficile apprentissage chaotique avec des intenses moments de découragement et aussi des moments de bonheur et d’espoir. A ce titre, je détiens moi aussi une expertise et j’entends être traitée d’égale à égal avec un médecin. Moi aussi, j’ai des choses à dire et je possède des connaissances que le corps médical ignore. Aussi, pour casser la procédure classique qui considère le malade comme un objet d’analyse et organise la discussion entre spécialistes pour déterminer la meilleure marche à suivre, ai-je pris l’habitude de débarquer dans le débat sans y être invitée, en envoyant moi aussi, un compte-rendu d’expertise d’usage à mes chirurgiens. Ils ne m’ont jamais répondu. Mais je continue quand même, ne serait-ce que pour moi, pour faire le point comme un navigateur sur une mer déchaînée, qui n’a rien d’un parcours… de santé.

A Mon chirurgien et à son assistant

Permettez-moi de vous donner quelques nouvelles de votre opérée.

I. Commençons par les félicitations et les remerciements.

1) La colonne vertébrale

La vue des radios de face AVANT/APRES tient du prodige. En une semaine, mes courbures ont régressé de près d’un demi-siècle… J’ai retrouvé la courbure dorsale que j’avais à 12 ans (de 76% à 30), et la courbure lombaire de mes 15 ans (de 72° à 35°). A 58 ans, ça rajeunit !

2) La flèche avant

J’étais entrée à Berck mémée, avec la tête courbée regardant mes pieds. Et puis soudain, quelques jours après la 2ème opération, j’aperçois une haute silhouette de femme au bras de la kiné Frédérique dans la grande glace du bout du couloir… Et c’est moi ! La flèche avant est passée de 160 à 20 et j’aigrandi de près de 6 cm. Les épaules se sont redressées – la tête droite regarde bien en face – c’est une minute de bonheur absolu que je n’oublierai jamais : elle est photographiée dans ma mémoire. Regarder le ciel et les gens en face plutôt que ses pieds est fort agréable et nettement plus poli !

3) Les courbures des profils

Merci de m’avoir fait passer du stade du crocodile à celui de l’homo sapiens. D’un dos plat à un profil à 3 courbures : une convexité dorsale, un petit creux pour la taille (que je n’ai jamais eu, même jeune fille) et une courbure lombaire qui me donne une certaine chute de reins dont j’avais été jusqu’ici été privée – (même si elle reste fort éloignée de celle de Mireille DARC dans le film « le grand blond et la chaussure noire) !

4) La symétrie

De même, je me suis contemplée dans la glace de profil et j’ai cherché avec surprises mes bosses de Quasimodo qui avaient disparu. Regarder soudain une silhouette symétrique : 2 seins, 2 hanches à la même hauteur. Chercher en vain ce buste en torsion, cette hanche tournée qui me faisaient ressembler à une double vrille… C’était comme un coup de baguette magique – un moment d’intense bonheur devant ce miroir qui me renvoyait l’image d’une femme redessinée et la découverte d’un nouveau corps étiré.

5) L’espace costo-illiaque

Sentir sous les seins un paquet de côtes soigneusement rangées à droite, symétriquement à celles de gauche est pour moi une sensation nouvelle dont je ne me lasse pas. Dans un geste napoléonien, je glisse ma main gauche sous mon vêtement pour vérifier qu’elles sont bien là et qu’elles ne sont pas reparties subrepticement en torsion vers l’arrière. Par voie de conséquence, je mesure maintenant un espace d’une main entre le bas des desdites côtes et la crête illiaque. Ce qui exclut désormais toutfrottement intempestif entre ces deux catégories anatomiques.

Les trente couteaux qui me traversaient le corps certains jours quand j’avançais la jambe droite font désormais partie de vieux lots de vaisselle à renvoyer aux déchets ultimes. De plus, ce bénéfice spatial se double d’une source d’économie : ayant perdu 18 cm de tour de taille grâce à cet étirement, ma garde-robe a soudain triplé : je peux remettre des vêtements que je ne portais plus depuis 20 ans. Et ma fille, armée de ciseaux, d’aiguilles, de fil et d’élastiques a passée tout un week-end à reprendre tous mes pantalons.

6) Le sentiment d’unité

Bien que n’ayant jamais fréquenté les podiums du palais des glaces, ni joué la partenaire d’un magicien pour un numéro de « femme coupée en deux », c’était pourtant la sensation que j’éprouvais depuis des années, d’avoir un corps en deux morceaux au niveau L4 / L5. Me sentir maintenant avec un dos d’une pièce génère en moi une liesse qui s’apparente à celle de novembre 1989 lors de la réunification de Berlin Est et de Berlin Ouest.

7) Les poumons

Je ne sais pas quelle est aujourd’hui ma capacité thoracique, mais on est bien loin du score de 1,6 litres où j’étais réduite en septembre 2003. Certes, une partie de cette amélioration me revient, avec la descente et la montée inlassable et quotidienne de 376 marches pendant des mois, soit 164 000 marches. Une centaine de Tours Eiffel, 3 Everest ½. Force est toutefois de reconnaître que mon poumon gauche occupe désormais une place honorable dans ma poitrine et que les crises d’insuffisance respiratoire quotidiennes jusque là se sont très fortement espacées.

8) L’estomac

A ma grande déception, vous aviez déclaré ne rien pouvoir faire pour ma hernie hiatale, car vous n’apparteniez pas à la catégorie des « chirurgiens du mou ». J’avais perçu d’ailleurs que ma maladroite question avait généré chez vous une pointe d’agacement. Il faut croire cependant que le nouvel espace que vous avez libéré a incité mon estomac à réintégrer ses appartements de sa propre initiative, puisque je ne ressens désormais depuis l’opération plus aucune brûlure d’estomac, ni aucun reflux gastrique, ce qui m’a permis de retrouver un plaisir dont j’étais privée depuis 3 ans : goûter à nouveau la saveur du vinaigre de la salade, des pamplemousses et autres agrumes.

II. Venons-en au point suivant : les points faibles et les réclamations

1) Une erreur d’orientation pour les soins de suite

Passer du service de chirurgie de Berck à la clinique de D dans le Pas de Calais s’apparente à quitter un palace 5 étoiles place de la Concorde pour un hôtel Formule 1 sur un parking d’autoroute. Tout n’est pas de la faute de la clinique, mais un cumul d’erreurs techniques, médicales, administratives et organisationnelles ont fait de ma vie quotidienne un enfer pendant trois mois.

J’ai été orientée vers un établissement qui n’était pas adapté à ma situation. La clinique où je me trouve est une maison de repos qui n’est pas équipée pour les cas lourds. Dans mon idée, il fallait que je sois située à proximité des chirurgiens qui m’avaient opérée. Mais cela ne m’a été d’aucune utilité. Les médecins qui lui sont affectés sont des généralistes exerçant en ville et présents quelques heures par jour.

Que faire quand un malade – comme je l’ai vécu – a une terrible crise de douleurs le samedi soir et qu’il faut attendre le lundi à 17h l’arrivée du médecin ? Quand celui-ci arrive, la crise est passée et il vous trouve « bonne mine »… Le personnel infirmier que l’on sonne quand on se tord et hurle de douleurs est impuissant : il n’a pas le droit de prendre de décision et de donner des médicaments. On vous prend la main pendant 5 minutes, et vous glisse une serviette sous la tête… Et on se retrouve avec sa peur, sa solitude et ses larmes.

Dans la chambre que j’occupais, j’ai relevé une trentaine de points qui posaient problème pour des personnes à mobilité réduite et qui n’ont aucune force. A titre d’exemple, mon fils a installé un système en fil de fer pour permettre aux portemanteaux situés à 1,80 mètres du sol de pouvoir accueillir mes vêtements à portée de mes mains. Même les selles contre lesquelles on peut s’adosser (interdiction de s’asseoir pour les prises de greffe) sont inconfortables, bancales et difficiles à régler.

2) Absence de suivi lors de mon transfert

Il a eu le malheur de tomber le week-end du 11 Novembre. Le bon de transport rédigé par Berck stipulait « position assise ». Devant mes protestations, l’ambulance après avoir chargé tous mes bagages, les a déchargés à l’accueil et je me suis retrouvée sans aucune affaire dans ma chambre vidée de son contenu, sur une alèze en plastique avec mes chaussures aux pieds, sans médicaments et sans repas, à attendre 3h une nouvelle ambulance en capacité d’accueilir un malade couché.

Tous les services étaient fermés. Je me suis donc retrouvée sans dossier médical pour la nouvelle structure d’accueil, dotée d’une simple enveloppe où il n’y avait que du Topalgic. Je n’ai pas fermé l’œil les deux nuits suivantes, en l’absence de somnifère en attendant la visite du médecin du lundi soir. La nuit quand j’ai sonné, le gardien de nuit m’a donné de la glace pour mettre sur mes trapèzes pour calmer mes douleurs musculaires – absurdité qui a provoqué l’aggravation de mon état la colère de l’infirmière le lendemain matin. Ayant fini par pouvoir joindre le chirurgien-assistant de Berck sur mer, il m’a été répondu que mon problème était « médical » et non « chirurgical ». J’ai du insister pour qu’il appelle l’infirmière et qu’on s’aperçoive que 10 jours après mon transfert, je n’avais toujours pas de dossier.

3) Un problème de compétence médicale

Les premiers jours, j’ai dû subir une kinésithérapie intempestive que je considère comme responsable des graves crises de vertiges rotatoires dues à des manipulations beaucoup trop brutales. J’ai dû appeler le service kiné de Berck pour me faire confirmer que je n’avais pas de rééducation à faire et que je devais rester au repos le plus absolu pour permettre mes prises de greffe. Et j’ai dû signer une décharge pour dire que je refusais la kiné et que je faisais moi-même les mouvements indiqués dans mon carnet. L’infirmière – un dimanche – avait pris l’initiative d’arrêter le Topalgic à la suite de 2 chutes liées à des vertiges rotatoires d’une grande violence.

Ces vertiges se sont rapidement accompagnés de douleurs musculaires intenses, pour lesquelles aucune réponse médicale satisfaisante ne m’a été donnée. Le médecin m’a proposé en effet :
 des antidépresseurs, que j’ai refusé tout net parce que, m’étant occupée pendant 32 ans d’une mère maniaco-dépressive, je sais faire la différence entre une dépression et une douleur aigüe ;
des crises d’angoisse que j’ai réussi à guérir par la psychanalyse, il y a plusieurs années : je sais distinguer l’emballement de l’imaginaire et les angoisses qu’il génère, d’une souffrance physique inscrite dans la réalité de mon corps. Comment nommer alors les crises aigües que j’ai vécues, que je plaçais à un niveau 12 ou 15 sur une échelle de 10…

A certains moments, j’avais l’impression que la tête cherchait à se repencher vers les pieds avec une force telle que j’avais le sentiment que je pouvais me briser en deux. A d’autres moments, les 3 courbures des tiges me semblaient se ré-arquer dans l’autre sens, le sacrum semblait se détacher du corps, les lombaires se cabrer de douleur, les dorsales pesaient comme une enclume. Et j’avais l’impression qu’on m’arrachait les omoplates. J’ai hurlé parfois et j’aurais hurlé plus souvent si je n’avais pas éprouvé l’inutilité d’un tel geste. Je me serais bien tordue comme un ver et roulée dans mon lit si le corset de 2 kgs qui vous enserre et toutes ces barres, ces crochets et ces vis ne vous immobilisaient complètement.

J’ai compté 35 crises de douleurs de ce type en un mois ½. Comment les nommer ? Ayant pris les greffons sur mon propre corps, mélangés à de l’os de synthèse, outillée d’un kilo de titane, le corps médical prétend qu’il ne peut exister de « rejet » au sens greffe du terme. Mais ne peut-on parler de « rejet de greffe », lorsqu’il s’agit d’une sensation psychologique insupportable, avec le sentiment à la fois d’être empalée par une colonne de béton et que le corps autour est devenue verre, prêt à casser au moindre mouvement ? Ne s’agit-il pas d’une manifestation de rejet par le corps de ce nouveau matériel et de cette reconfiguration anatomique, phénomène analogue à ce que le corps médical nommait « rejet » s’agissant, pour parler d’actualité, de greffes de mains ou de visage ?

Pendant toute cette période (deux mois) le médecin m’a laissée avec 6 Dafalgan/jour sans autre traitement et quand je l’interrogeais sur mes douleurs, elle me répondait « c’est pas étonnant avec ce que vous avez ». Il a fallu attendre le vendredi 23 Déc. 1 mois 1/2 après mon arrivée, pour que le docteur en titre étant en vacances, un remplaçant change le traitement, rajoute du Rivotril, et me prescrive du Paracétamol qui a divisé mes douleurs par 2.

4) Aucun accompagnement psychologique

Il y avait à Berck un seul psychiatre venant le vendredi que je n’ai jamais réussi à rencontrer malgré ma demande. A D…, rien. Le seul réconfort que j’ai trouvé sur place était un prêtre, lui-même malade- opéré des cervicales – et qui a accepté de parler avec moi quelques fois. J’ai fini par négocier avec le psychanalyste qui m’avait accompagné pendant un an pour l’opération, deux séances par semaine au téléphone. Mais je n’ai mis en place ce dispositif que fort tard, après avoir galéré plus d’un mois dans une situation de détresse et de solitude dont j’aurais pu faire l’économie. J’ai eu une idée au cours d’une crise plus grave que les autres où j’errais dans ma chambre en pleurant, j’enlevais le corset, je le remettais…C’était à se taper la tête contre les murs… J’ai pensé à une amie « suggestopédeute », spécialisée dans le traitement comportemental des situations de douleurs extrêmes, et qui faisait de l’accompagnement de cancéreux en chimiothérapie lourde – je l’ai appelée : elle était là, disponible et elle m’a fait une séance de thérapie sur le champ, qui a jugulé la crise. Après, elle a renouvelé les séances au téléphone – tous les jours et j’ai pu émerger. J’ai travaillé sur les vertiges rotatoires et nous les avons guéris. Nous avons inventé toutes sortes de méthodes pour apprivoiser mon matériel et ce nouveau corps.

5) Une absence de vision globale de la personne

Certes, vous êtes d’excellents chirurgiens, le Docteur …. bénéficie d’une réputation internationale, et vous avez fait un travail d’orfèvre en ce qui me concerne. Mais ce n’est pas seulement une question d’experts. Vous avez une expertise technique, mais nous autres malades avons aussi des compétences : l’expertise d’usage. C’est nous qui vivons au quotidien avec le matériel et les greffes que vous nous avez posés. Et à ce titre, nous pouvons vous faire comprendre ou découvrir de nouveaux champs de compétence. Une opération ne s’arrête pas quand on quitte le service de chirurgie. Nous avons aussi à faire un travail de deuil de notre ancien corps et d’accueil de notre nouveau corps qui doit se vivre dans les meilleures conditions.

J’aurais aimé être prévenue des problèmes de suivi opératoire, comme j’avais été prévenue de ce que c’est qu’une anesthésie ou comment marche une pompe à morphine. Je me serais beaucoup mieux préparée à la suite et je me serais fait accompagner de façon beaucoup plus solide. Je n’aurais peut-être pas évité les crises de douleurs musculaires, mais au moins j’aurais su quoi faire. J’aurais été au volant de mon véhicule, même si la route était difficile. Alors que là, j’ai vécu des sorties de route sans aucun secours qui me laissaient à chaque fois pantelante.

III. Pour conclure.

De mon côté, je ne suis pas restée immobile à geindre, j’ai réussi après 1 mois1/2 de bagarre avec la Sécu à changer d’établissement et à être accueillie dans un lieu beaucoup plus approprié et proche de mon entourage amical et familial. J’ai aussi mis au point avec mes accompagnateurs des solutions au cas par cas pour m’en sortir. J’ai inventé la méthode « girafe » pour retrouver sa verticalité, la méthode « St Christophe » pour alléger toutes les charges qui pèsent sur le dos, et la méthode « Saint-Georges » pour combattre le dragon des douleurs.

J’ai même imaginé un petit livre pour les enfants pour leur expliquer ce qui se passe.

J’aimerais faire partie ou créer une association pour accompagner des malades ou des familles, notamment ceux qui se trouvent démunis devant de telles situations. Je vous remercie d’avoir pris le temps de lire cette longue lettre, mais je tenais à vous informer par le menu de ce qui s’est passé et à personnaliser mon évaluation. Car je suis sceptique sur les habituels questionnaires quantitatifs qui me sont donnés à remplir et qui n’abordent pas le fonds des choses.

Avec mes respectueuses salutations,

Jacqueline Lorthiois

Journal d’une Impatiente, Décembre 2005


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