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Félix FÉNÉON dans le ROMAN D'UN SINGE d'Armand CHARPENTIER

Par Bruno Leclercq

La tête haute, toute en ossature et allongée par une barbiche curviligne, les lèvres rasées, dessinant une bouche de prédicateur, l'oeil inquiet, vivant des rêves purement internes ou s'oubliant en d'ambiantes contemplations, un nez droit sans grande épaisseur, le col dégagé, un corps de demi-géant, aux gestes larges mais souples, aux mouvements onduleux et félins, telle, aux heures les plus imprévues et dans les dans les endroits les plus divers, apparaît la silhouette de Félix Yvonnel. Au sortir de l'adolescence, dès le seuil du lycée, il s'était passionné pour la littérature, et, d'une façon plus générale, pour les concepts de l'Art. D'heureuses relations lui assurèrent la facilité de se produire. Quelques jeunes revues se disputèrent sa prose, et l'école des peintres impressionnistes le sacrait esthète ; si bien, qu'à vingt-cinq ans, il jouissait en Europe, dans les sphères lettrées, d'une réputation à peu près universelle.
C'était le moment de paraître, d'affirmer sa valeur par une oeuvre puissante ; car jusqu'alors, il n'avait fait qu'éparpiller son précieux talent en d'éphémères périodiques. Longuement, il échafauda des plans, mûrit des projets ; mais leur réalisation lui fit peur. Il s'attarda avec délice en des dénouements de livres, dont il ne trouvait pas le courage d'écrire la première ligne. La sereine philosophie de son âme d'Oriental, lui interdisait de massacrer dans la banalité des phrases, toujours imparfaites, hélas ! Les édéniques beautés entrevues dans l'imprécis des mirages. Volontaire par à-coups, courageux en maintes circonstances et travailleur par habitude, ce n'était point la paresse qui le paralysait, mais bien plutôt la certitude de ne pouvoir étreindre l'idéal insaisissable. Pour se manifester, les plus pur génies doivent contenir un léger alliage de médiocrité qui permette à leur orgueil de s'épanouir dans une plénitude de contentement. Aveugles sur leurs défauts, sourds aux critiques, ils décrivent leur courbe ainsi qu'un météore lancé de toute éternité. L'observation trop rigoureuse du moi paralyse l'effort, annihile le travail. Or, Félix Yvonnel doutait de lui, ou, qui pis est, de la brièveté de la vie et l'indifférence des foules rendent forcément inutile et dérisoire.
Heureux, il l'était négativement, à la façon des fakirs, en se désintéressant le plus possible des actions pénibles. Une Administration de l'Etat lui assurait ce " pain quotidien " que les premiers Pères de l'Eglise mentionnent si spirituellement dans la prière du chrétien. Cette essentielle nourriture, vaguement suffisante aux besoins d'un homme primitif,
peut paraître incomplète pour les appétits divers et compliqués d'un esthète. Yvonnel s'en apercevait en maintes circonstances ; mais, ayant cultivé la philosophie, il se rappelait la parole d'Epicure : " Avec un pain d'orge et un peu d'eau, le sage dispute de félicité avec Jupiter. " A certaines heures pourtant, il regrettait de n'avoir pas quelques rentes ; regrets platoniques qui ne l'empêchaient point d'accomplir sa tâche de mercenaire avec un zèle assez intelligent pour recueillir, çà et là, des félicitations hiérarchiques et des avancements lointains.
Il n'eût tenu qu'à lui de s'assurer ces faibles rentes. La notoriété dont jouissait sa signature, lui facilitait l'entrée d'un grand nombre de périodiques littéraires et même de quelques journaux politiques. Mais il lui eût fallut écrire de jolies banalités et quémander les poignées de main de toute une catégorie d'individus foncièrement antipathiques. Da compréhension de la vie s'opposait à de tels compromis. Il estimait que la confection bâclée d'un article au jour le jour devient, à la longue, aussi dégradante que l'achèvement d'un livre que l'on sent inférieur au concept. Dès lors, à quoi bon produire ?... Le gain retiré d'un pareil labeur ne lui semblait point proportionné à l'effort.
Il préférait vivre en contemplateur, s'isolant de plus en plus dans la tour d'ivoire du dédain et cultivant, pour sa seule jouissance, des enthousiasmes aussi rares qu'éphémères. De temps à autre, il s'intéressait à quelques oeuvres délicates, les prônait dans des milieux amis, leur donnant ainsi le premier baptême de la gloire. Mais ses admirations, si sincères fussent-elles, ne résistaient guère à de nouvelles lectures et il professait volontiers que le second livre d'un écrivain et les suivants ne sont que des moutures délayées et inutiles du premier. Aussi, finissait-il par ne plus s'étonner, en constatant que jamais il ne parviendrait à remplir sa bibliothèque, vécût-il centenaire.
Des amis communs le présentèrent à Théodor Halifax. De suite, il sympathisa avec cet original qui, pareillement à lui, marchait en dehors des voies communes. La Parturition artificielle et la trépanation obligatoire l'enthousiasmèrent. Ces deux découvertes, dont la réalisation n'était qu'une question de temps, lui apparurent comme le signal d'une régénération de l'espèce. Par elles, les vieilles bases vermoulues de la société s'effondreraient, pour faire place à des assises nouvelles. Un tel rêve lui sourit.
Lassé de fréquenter de prétendus littérateurs dont le plus grand souci est d'acquérir la célébrité par tous les moyens, Félix Yvonnel savait gré au jeune docteur de ne cultiver les arts qu'en dilettante. Avec lui, son esthétique pouvait s'épanouir à l'aise, sans crainte de contrarier des vanités personnelles. Peu causeurs, ennemis de toute banalité, ils se fréquentaient silencieusement, ne dialoguant que par à-coups en des phrases d'une correction quelque peu apprêtée. La fumée des cigares comblait les vides. N'eût-il écrit que comme il parlait, Félix Yvonnel serait devenu l'un des meilleurs stylistes du siècle et l'ironiste le plus étrange. Mais ce que l'écriture n'eût pu rendre, c'était l'exquise douceur de sa voix aux modulations infinies. Au cours des discussions les plus passionnées, il gardait la placidité souriante qui annihilait les susceptibilités de l'adversaire.
La venue de Golo rendît plus intime encore la liaison des deux amis. L'esthète s'institua le parrain du quadrumane. [...]


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